Expertise(s), déni de démocratie à l'Unedic ou la privatisation du mensonge sur le déficit
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Hacktivist news service : "La crise de l'intermittence s'est ouverte sur un scandale ordinaire. Le 26 juin 2003, un accord paritaire bouleversant la vie d'une centaine de milliers de personnes était signé par des syndicats minoritaires dans la profession d'une part (CFDT, CFTC, CGC), et d'autre part par trois organisations patronales (Medef, CGPME, UPA) totalement absentes du secteur.
Les signataires ne risquant guère d'être désavoués par des mandataires inexistants ou ectoplasmiques, initièrent la restructuration sauvage d'activités dont ils n'avaient une connaissance que très approximative.
Nous, intermittents réunis en coordination, avons pris la peine de suivre les exhortations du ministre de la Culture d'alors à lire l'accord, et de décrypter le volapuk des gestionnaires de l'Unedic dans lequel il était rédigé. Nous sommes alors parvenus à analyser le démantèlement des annexes 8 et 10 qu'il constituait. Au passage, nous avons informé les signataires de l'accord des incohérences que contenait leur ouvrage : ils s'empressèrent de corriger leur copie par un faux, qu'ils re-signèrent le 13 novembre et demandèrent au gouvernement d'agréer à nouveau. Celui-ci s'inclina derechef en décembre, quoique nul n'ignorât plus à cette date combien cet accord était injuste, inefficace, et moteur d'exclusion. Le protocole du 26 juin entra en application le 1e janvier 2004. Quatre mois plus tard, le ministre de la Culture qui avait débusqué des « avancées considérables » dans ce protocole devait quitter son bureau rue de Valois, et le ministre du Travail constatait dans le décompte des voix aux élections régionales puis européennes combien les protestations aussi protéiformes qu'obstinées des intermittents avaient coûté en termes électoraux.
Au printemps 2004, changement de ministres, annonces de consultations, amorces de négociations, replâtrage des annexes 8 et 10 par la mise en place d'un fond gouvernemental, lettre aux partenaires sociaux pour qu'ils amendent les dispositions les plus iniques ou les moins techniquement applicables de leur dispositif (congés maternité, droits d'auteurs), et enfin mandatement de missions d'expertise tous azimuts : le nouveau ministre de la Culture semblait avoir compris que la question ne pouvait rester en l'état, et que le bon sens comme la prudence imposaient de s'informer avant que de décider.
Celui-ci a donc missionné plusieurs expertises indépendantes sur des sujets liés à la crise de l'intermittence. On pouvait d'emblée nourrir des réserves sur certaines d'entre elles, telle la mission Charpillon sur le champ d'application des annexes 8 et 10. En effet, la tâche de tailler dans la nomenclature des métiers relevant des annexes 8 et 10 définie par les partenaires sociaux témoigne au mieux d'une certaine innocence (quel métier à part éventuellement celui d'interprète relève indiscutablement du domaine du spectacle ? quelle activité est par essence discontinue ? , quel employeur peut déroger au sacro-saint CDI et lequel ne peut pas ?) et dévoile au pire le rêve bureaucratique et planificateur d'un État qui voudrait rétablir son aura en se réservant le privilège de définir qui est artiste et ne l'est pas. Quel que soit au reste le destin des préconisations du rapport Charpillon, nous gageons qu'elles seront inapplicables dans les faits, et ne seront qu'une nouvelle incitation à la fraude, non plus seulement sur la durée du temps travaillé, mais aussi sur la qualification de l'emploi. D'autres expertises, (comme les « propositions » de Jérôme Boué « sur l'avenir du spectacle vivant ») sont des synthèses sous forme de fiches de la politique du ministère de la Culture depuis des années, rédigées à partir des constats et préconisations contenues dans le roboratif rapport Latarjet.
Nous avons déjà eu l'occasion de pointer la faiblesse structurelle de ce dernier : élaboré en l'absence des premiers concernés (les intermittents), il propose une série de mesures pertinentes ou non, mais qui ne pourront voir le jour sans d'abord que soit résolue la crise du statut des intermittents, et ensuite que les budgets du ministère de la culture et/ou les budgets culturels des collectivités locales connaissent une augmentation plus que sensible. Reste donc la dernière mission. Les téléspectateurs se rappellent que le 14 juillet, le Président de la République, interpellé sur la nécessité de donner une date pour l'ouverture des négociations des annexes 8 et 10 avec tous les concernés depuis la Cour d'honneur du palais des papes par 1200 intermittents rassemblés à cette occasion, éluda la question en rappelant qu'un expert « euh…quelqu'un de tout à fait euh… reconnu » avait été nommé pour étudier le problème. Ce monsieur, dont le président ne parvenait plus à se rappeler le nom s'appelle Jean Paul Guillot.
La mission Guillot se propose de dégager les bases d'un « système pérenne » portant à la fois sur l'assurance-chômage, l'emploi culturel et la question des publics. Elle entend réunir l'ensemble des acteurs (État, collectivités, UNEDIC, partenaires sociaux du secteur) afin de les faire accoucher d'une solution au conflit : à l'instar de Socrate, Jean-Paul Guillot se définit comme un « maïeuticien ».
La solution, manifestement, consiste à circonscrire le périmètre d'un gâteau - les richesses produites par le secteur, indexées au chiffre d'affaire des entreprises, traduites en volume d'emploi global - et à en organiser le partage raisonné entre véritables professionnels. On ignore encore les modalités de l'épuration proposée par monsieur Guillot.
Mais on peut gager que cette logique d'organisation de la rareté (mesurer la richesse produite au chiffre d'affaire dégagé et la masse de travail au seul volume d 'emploi !) outre qu'elle témoigne d'abord d'une méconnaissance des pratiques intermittentes, s'avère méthodologiquement douteuse et politiquement désastreuse. Le système de monsieur Guillot, qui prône la « densification » de l'emploi intermittent pourrait bien laisser de côté beaucoup plus efficacement que le rapport Charpillon la grande masse de ceux à qui les institutions ne reconnaissent pas (au nom de critères qu'elles seraient bien en peine de définir) la qualification de « professionnels ».
Du côté des intermittents la boîte de Pandore ne s'est pas refermée. La crise nous place au pied du mur et exige de nous des réponses à des questions occultées durant des années. Par exemple et sans souci d'ordre ni d'exhaustivité : comment se définissent nos métiers ? Sont-ce uniquement des métiers ou aussi des pratiques et des modes de vie ? quel statut est le nôtre ? Qui doit payer notre travail ? Quel commerce entretenons-nous entre nous, avec les théâtres ? Que défendons-nous en premier : un revenu ou la liberté de gérer notre temps ? Qu'est-ce la fraude ? Comment entre-t-on et sort-on des métiers artistiques ? Qu'est-ce que la précarité ? Qu'avons-nous de communs avec les pigistes de la presse, les intérimaires poseurs de moquette au Parc des expositions, les infographistes ou les ramasseurs de pommes ?
La Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile-de-France a donc initié une étude avec un laboratoire de recherche du CNRS afin d'obtenir des réponses fiables, quantifiées, rigoureuses à ces questions et à d'autres.
Cette expertise, financée par les Régions Ile-de-France, Bourgogne et Paca comporte deux volets : une analyse statistique des données de l'UNEDIC et une enquête sociologique. Cette dernière porte sur les parcours, les pratiques d'emploi et de travail, les modes de rémunération, de déclaration et les revenus des salariés intermittents.
Elle repose sur un échantillon de 1500 intermittents indemnisés ou non, sur l'ensemble du territoire national. Les enquêteurs sont des intermittents formés par le laboratoire du CNRS. Quant au volet statistique de l'expertise, il se propose d'évaluer les fonctionnements et les coûts du protocole du 26 juin et des différents modèles alternatifs, notamment le Nouveau Modèle d'indemnisation des salariés intermittents de la Coordination Nationale des Intermittents et Précaires. Ce travail nécessaire se trouve retardé par le refus de l'UNEDIC d'ouvrir sa base de données aux chercheurs du CNRS. Dans conférence de presse réunissant la Coordination, le laboratoire Matisse-Isys (CNRS) et les Régions subventionnant l'expertise, nous avons souligné le problème de démocratie que pose l'absence de réponse de l'Unedic qui, pour être un organisme privé, n'en a pas moins une mission de service public.
Nul n'est besoin d'être intermittent, précaire, chômeur, ou expert pour saisir la portée démocratiques des réponses dilatoires de l'Unedic concernant ces chiffres. Il est certes scandaleux que l'UNEDIC refuse l'accès à sa base de données à un laboratoire de recherche, et au-delà, à l'ensemble de ses usagers, intermittents ou non.
Scandaleux mais pas surprenant si l'on songe à la légendaire opacité de cet organisme, qui brasse pourtant des sommes considérables. Ce qui est plus étonnant, et pour tout dire inquiétant, c'est que ces chiffres ont été communiqués à monsieur Guillot dans le cadre de son expertise… et qu'ils sont à peu près inexploitables. L'UNEDIC a constitué une base de données administrative dans laquelle ne sont conservées que les données dont elle a expressément besoin pour la gestion du protocole courant. À chaque renégociation, les données qui ne lui sont plus strictement nécessaires sont détruites. En bref, un organisme qui décide du sort de millions de salariés ne semble pas souhaiter laisser des traces permettant d'évaluer sa gestion sur une période de plus de trois ans.
Pire encore : elle ne dispose d'aucune donnée concernant les non-indemnisés, qui représentent la moitié des cotisants. Elle ne conserve que les salaires abattus et plafonnés contrat par contrat (le plafond unédic se monte à 320 euros / jour, au delà de cette somme, les salaires ne figurent plus dans la base), ce qui interdit de prévoir l'impact d'un plafonnement des indemnités ou d'une franchise. Son système informatique ne permet pas d'isoler les codes NAF (employeurs) d'une manière satisfaisante.
Régnant sur ces approximations effarantes, l'UNEDIC se permet néanmoins de chiffrer, protocole après protocole, des déficits toujours plus faramineux, d'évaluer de manière tout aussi fantaisiste le Nouveau Modèle des Coordinations, et surtout de prétendre que le protocole du 26 juin 2003 est une mesure de sauvetage économique et non pas, comme nous le soutenons, une manoeuvre politique pour éradiquer les dernières traces de redistribution mutualiste dans la protection sociale de ce pays.
Le ministre de la Culture a proclamé à maintes reprises son intention de ramener les partenaires sociaux à une table de négociation afin de parvenir à un « système pérenne et indiscutable ». Nous doutons énormément de sa capacité politique à obtenir demain un tel résultat, alors qu'il lui est aujourd'hui impossible d'obtenir d'abord de l'Unedic le nombre d'intermittents indemnisés. Nous doutons au reste aussi beaucoup d'une négociation qui se ferait à nouveau dans l'opacité de chiffres fournis par des gestionnaires de l'Unedic.
La question dépasse le sort des 100 et quelques milles intermittents que nous sommes. Il engage le sens même de la démocratie dans notre pays. En ce sens, nous répétons ici que ce que nous défendons, nous le défendons pour tous.
Source/auteur :
http://www.cip-idf.org