C'est en leur nom qu'au mois de mars dernier, chose pourtant rare, la rue a vu descendre les personnels de la recherche et de l'enseignement supérieur. C'est en leur nom que les académiciens, les ministres et les députés sont tombés d'accord pour réformer le monde de la recherche.
C'est en exhibant leur désarroi sur les plateaux de télévision et leurs bulletins de salaire dérisoires –lorsqu'ils en ont– que l'on a ému l'opinion publique. Ce sont eux qui sont sortis en masse de chez eux et des bibliothèques, et, pour les plus chanceux d'entre eux, de leurs bureaux ou de leurs laboratoires, pour revendiquer enfin le droit à un emploi stable. Les thésards, les post-docs, les ATER, les vacataires, les travailleurs non déclarés, les ingénieurs et les techniciens contractuels, ces personnels précaires représentent un tiers de la recherche publique et de l'enseignement supérieur. Sans compter ceux qui n'ont eu d'autre choix que l'exil.
Les Etats Généraux de la recherche qui ont suivi le conflit ont mobilisé le temps et l'énergie de milliers de chercheurs, techniciens, ingénieurs et administratifs, dans l'espoir de sauver une recherche publique massacrée par plus d'une dizaine d'années de budgets catastrophiques et d'incurie gouvernementale.
Souvent, les précaires ont pu constater dans les comités locaux des Etats Généraux que de nombreux titulaires continuaient à les soutenir sincèrement avec deux revendications simples : l'augmentation massive du nombre de postes de titulaires et la résorption de la précarité. Malgré ces soutiens, les précaires ont mesuré combien il était peu évident de faire entendre leur voix au sein de l'institution.
Le simple fait d’être présent et entendu dans les débats des comités locaux s’est d’abord révélé difficile. Comme les précaires de toutes les professions, les personnels non titulaires de la recherche sont soumis à l'incertitude du lendemain et aux problèmes matériels. Mais plus spécifiquement, la conjonction de cette précarité obligatoire et de l'augmentation inexorable du rythme de publication a rendu la maxime «publish or perish » tragiquement concrète pour les doctorants et les post-docs. Pressés par cette course absurde à la publication et fatigués par plusieurs mois de mobilisations, rares étaient ceux qui pouvaient participer aux débats. Et ceux-là ont été vite découragés par la structure même de ces comités locaux. Au lieu de regrouper les personnels en catégories, ce qui aurait permis aux précaires de continuer à peser dans le processus de réflexion, les comités locaux ont calqué leur structure sur celle des institutions, c’est-à-dire en équipes, en laboratoires, en départements. Autant d’instances où si souvent la parole du directeur vaut de l’or, et celle du thésard des nèfles. Car la recherche n’est pas une exception à la docilité à laquelle nous réduit la précarité.
Lors de ces débats, les précaires se sont aussi retrouvés confrontés à des discours inattendus. Les fameux 550 postes ayant été restitués au CNRS, certains managers autoproclamés, ignorant bien sûr tout de la précarité, ont prétendu que le problème de l'emploi avait désormais disparu. Evidemment lorsqu'on est soi-même titulaire, il est tentant de croire que « les bons s'en sortent toujours », et qu'un chercheur n'est expérimenté, donc susceptible d'être embauché –curieux sophisme– qu'à 30 ou 35 ans. Ironie méconnue : les adeptes de ce genre de croyances, des libéraux qui s’ignorent, sont principalement issus d'une génération qui a
peu ou prou connu la précarité. La plupart d'entre eux ont été recrutés comme fonctionnaires-stagiaires, vers 22-25 ans, et ont ainsi terminé leur thèse en étant déjà titulaires…
Un autre sujet d'inquiétude a été l'opacité dans laquelle a travaillé le comité d'initiative et de proposition (CIP) qui coordonne les Etats Généraux, et surtout l’absence de véritable représentation des précaires au sein de ce comité. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que les problèmes de la précarité et de l’embauche statutaire aient été quasi-absents du pré-rapport de synthèse des Etats Généraux : ce texte ne proposait rien pour dégager un avenir professionnel aux précaires, allant même jusqu’à demander des « emplois temporaires mais non précaires » (sic) !
Dans le même esprit, certains pensent qu'une simple réforme de structure viendrait à bout de la situation dramatique dans laquelle se trouvent la recherche et l'Université. Modifier les statuts des établissements ? Changer le mode de recrutement ? Créer une agence nationale ? Mettre en place des universités « autonomes » ? Il est naïf et absurde de croire que ce genre de réforme, sans volonté politique claire de création massive et immédiate d'emplois dans la recherche publique, puisse « sauver la recherche ». Peut-on sérieusement faire l'impasse sur le déclencheur même du mouvement ? Peut-on gloser sur les mille et une façons de rendre la recherche publique plus « attractive », quand la pénurie de postes conduit des dizaines de milliers de docteurs au chômage, à l'expatriation, ou au déclassement social ?
Maintenant que les Etats Généraux sont arrivés à leur terme, le ministre va-t-il pouvoir continuer à se frotter les mains ? Désormais, alors que la pression de la rue s'est radoucie, et que son pied de nez budgétaire est passé aux oubliettes, il n'a plus qu'à espérer le soutien ou à défaut la neutralité du CIP. Mais le CIP, lui, pourra-t-il se prévaloir du soutien des précaires, au nom desquels on pensait pourtant « sauver la recherche » ?
Quel que soit l'avenir du texte final des Etats Généraux, une question plus grave encore est de savoir combien de temps la recherche en particulier, mais plus généralement l'ensemble de notre société pourra survivre en perpétuant une précarité d'une telle ampleur. A la suite de l'explosion de la précarité dans les années 90, c'est maintenant au tour des jeunes diplômés de jouer le rôle de la main-d’œuvre sans droits, corvéable et jetable. Les jeunes chercheurs précarisés ne sont qu'une des catégories d'une longue liste de diplômés précaires (journalistes, enseignants, médecins, intermittents, architectes, graphistes, avocats...).
L'histoire a montré que souvent, lorsque les jeunes générations n'ont plus rien à perdre, un climat de chahut insurrectionnel s'installe. Un tel carnaval aurait au moins le mérite de restituer l’envie de rire à ceux qui aujourd’hui en sont privés, car ils n'ont plus d'avenir.
Par le collectif des Jeunes Chercheurs Contre la Précarité (JCCP)
25 octobre 2004.