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Lu sur Multitudes : La France est aujourd’hui le théâtre de deux mondes antagoniques : l’un puise sa force dans le mouvement social pour redonner du sens à la vie en société, l’autre cultive le désespoir pour s’épanouir dans la servilité. Les beaux parleurs de la nomenklatura hexagonale cherchent à nous faire croire que nous sommes tous coupables. Au bout de vingt ans de régression sociale, suprême apothéose, ils tentent de donner au peuple le goût morbide de l’autoflagellation. Hypnotisés par le mouvement pendulaire de leurs encensoirs, les intégristes de la pensée unique brandissent leur dernière bulle : la RDS, le remboursement de la dette sociale. Au confessionnal du libéralisme, ils attendaient que les uns derrière les autres, nous allions racheter nos péchés !
C’est l’histoire d’un péquenot qui, dans sa chambre
d’hôtel, souffle sur l’ampoule électrique pour l’éteindre comme si
c’était une chandelle. Freud, qui utilisait cette anecdote pour se
faire comprendre de ses auditeurs, la commentait ainsi : « Si vous
attaquez directement le symptôme, vous faites la même chose que cet
homme. Il faut d’abord chercher l’interrupteur. » C’est l’histoire
d’une société, la nôtre, qui s’enferme dans une succession de plans de
lutte contre le chômage et qui ne connaît que des déceptions. « Cette
seule politique possible », médiocre traduction de la « One best way »
américaine, produit toujours plus de chômage, plus de précarité, plus
d’inégalités, plus de soumission et toujours moins de possibles, moins
d’autonomie, moins de liberté, moins de citoyenneté... Nous sommes dans
une société où le travail n’empêche plus la pauvreté, une société où
une personne sur cinq est à la fois pauvre et employée. Cherchant à
briser toutes les solidarités, renforçant le repli sur soi des
individus, alimentant désespoirs, illusions et fantasmes, le
capitalisme fournit les munitions de la violence civile et met en
branle les forces les plus rétrogrades de la société. Un univers
barbare dans lequel nous sommes en cours d’immersion et où, comme
l’écrivait Marx, « le bestial devient l’humain et l’humain devient
bestial » .
C’est contre ce monde là que des millions de personnes sont désormais
en grève illimitée. La naïveté indispensable à la reproduction de
l’ordre établi est agonisante. En paroles ou en actes, grévistes ou
« usagers » ont refusé d’obtempérer à l’injonction d’espérer en un
monde meilleur. Une expression complice de ceux d’en bas s’est imposée.
A quoi sert de courir dans un monde sans avenir ? C’est le début de la
fin de la grande illusion ! Le capitalisme n’est plus producteur de
rêves. Le libéralisme, théorisé par Adam Smith, dans la première moitié
du XVllle siècle, est à bout de souffle. A ce stade là, il n’a d’autre
issue que d’asservir la démocratie.
La généralisation de la précarité explose les libertés. Le
développement du chômage est un choix stratégique. Le refus de partager
entre tous les salariés la réduction du temps de travail est la
condition pour en réduire le coût et accroître sa déréglementation.
L’objectif à atteindre a été clairement énoncé, c’est la « révolution
copernicienne » prônée par l’aile marchante du patronat, l’UIMM. Elle
préconise que la notion de travail à temps plein et la durée légale du
travail soient purement et simplement abolies, précisant qu« ’il va
falloir s’habituer au fait que l’on ne travaillera que lorsqu’il y aura
du travail ».
En même temps qu’un nombre croissant de salariés est mis sur la touche,
ceux qui restent en place sont contraints de s’adapter à une nouvelle
organisation du travail. Ils se voient sommés d’être les fantassins de
la guerre économique... et « la fleur au fusil » de préférence ! Les
« réussites » du patronat le plus éclairé ne résistent pas à
l’investigation. Non seulement elles masquent le plus souvent une
immense frustration des salariés concernés, une aliénation plus grande
encore en tant que travailleurs forcés, exclus des buts de leur
travail, mais elles cachent aussi un monde invisible, celui des
travailleurs précaires de toutes sortes, dans et hors les murs, les
soutiers à qui ce « paradis » reste interdit.
En embrigadant les uns, en contraignant un nombre croissant d’individus
à l’inactivité et la sous-activité, le capitalisme tend à créer des
non-citoyens et des sous-citoyens dont la multiplication vide de son
sens la notion même de vie collective. Cela, alors même que la
démocratie est déjà rongée de l’intérieur par la privatisation des
individus, selon l’expression de Cornélius Castoriadis, où la boulimie
de désirs éphémères ôte tout esprit critique aux citoyens, pour les
faire sombrer dans le plus puéril des conformismes.
Dans la France d’aujourd’hui où 80% de la population active est
salariée (employée ou au chômage) et où le travail fonde l’identité de
chacun, ce sont les formes légales et réelles de ce dernier qui
déterminent le contenu de la démocratie. Les médias ne se sont-elles
pas félicitées de l’obsolescence du droit de grève dans le privé ?
Résoudre le problème politique du droit au travail, c’est aussi, en
même temps, refonder la démocratie et la République. Tout ce qui touche
à la condition du salariat est immédiatement politique, au sens de la
participation des citoyens à la Cité. La « crise des représentations »
a pour principale source la faiblesse du poids des salariés-citoyens
dans les décisions qui les concernent.
C’est ce que n’arrivent pas à comprendre les élitocrates, tel un
Olivier Mongin, directeur de la revue « Esprit », quand il persiste à
ne voir dans le mouvement social « qu’un malentendu entre les élites et
les victimes ». C’est de divorce dont il s’agit et il est irrémédiable.
Le peuple n’est pas prêt d’oublier une Nicole Notat faisant la leçon
aux grévistes, ces pauvres travailleurs manipulés par des forces
politiques occultes. Il réalise, comme avant lui, tant de militants de
la CFDT, que les fantômes des bureaux aseptisés de la rue de Belleville
considèrent les travailleurs comme des abrutis.
Les syndicats qui ont soutenu le mouvement social restent prisonniers
de la vieille division entre le politique et le social. Ils ont relayé
son désir d’expression et de démocratie, sans en traduire toute sa
dimension politique. Le PS et le PC, sans idée ni projet, leur ont
emboîté le pas. Paradoxalement, en mettant en panne là où il faudrait
profiler du vent, syndicats et partis confortent le pouvoir dans son
rôle de matamore du changement. Et pourtant, le vent est en train de
changer de sens. Nombre de militants de syndicats, d’associations et de
partis l’ont compris, comme l’ont aussi exprimé les millions de
manifestants dans leurs cortèges bariolés et métissés.
Le capitalisme de cette fin de siècle a inventé un argument massure
pour étouffer la pensée critique : la mondialisation des échanges et le
pouvoir des marchés financiers sanctionneraient implacablement tout
Etat qui prétendrait mener une politique différente de celle imposée
par la Banque mondiale. Le message du mouvement social est clair : la
question n’est pas de savoir comment transformer le monde avant qu’il
ne soit trop tard. L’interdépendance dont on nous rebat les oreilles
joue dans les deux sens, comment peut-on croire sérieusement que
« l’économie-monde » pourrait mettre à l’écart la quatrième puissance
économique de la planète sans s’auto-détruire ? L’Europe ne peut pas
exister sans la France. Si celle-ci décide demain de rompre avec le
libéralisme, elle deviendra un exemple irrépressible pour ses voisins
européens. Alors seulement, l’Europe cessera d’être une insulte
permanente à l’intelligence et à la créativité des peuples qui la
composent.
La réduction massive, généralisée, maîtrisée et partagée par les
salariés du temps de travail est la seule solution pour abolir le
chômage. C’est ce qui fait sa force, mais c’est aussi,
conjoncturellement, ce qui fait sa faiblesse et ce qui nourrit
hostilités et malentendus à son égard. Sa mise en oeuvre bouleverserait
toute les valeurs et tous les pouvoirs en place. Plus de temps libre,
hors travail, ce serait, par exemple, la possibilité pour tous de
participer activement à la vie associative, mais aussi à la vie
politique, municipale, régionale, nationale... Le mode de
fonctionnement de la démocratie serait inévitablement posé. Pourquoi,
notamment, créer et entretenir une armée d’hommes politiques
professionnels avec tous les inconvénients que cela comporte
inévitablement, quand les citoyens disposeraient de suffisamment de
temps pour accomplir, dans de bonnes conditions, les tâches de
représentation ? Plus de temps libre, ce serait la possibilité d’une
réflexion collective des salariés sur tous les aspects de leur travail,
sur les produits, les services comme sur le fonctionnement de
l’entreprise... Ces deux exemples, parmi tant d’autres possibles,
montrent ce qui est véritablement en cause à travers la question de la
réduction du temps de travail : le pouvoir. Et c’est d’abord pour le
préserver que le patronat et les conservateurs de tous bords s’y
opposent avec une telle constance. Ils montrent ainsi, s’il en était
encore besoin, qu’entre élargissement de la démocratie et replis
frileux sur leurs privilèges, ils ont choisi.
La réduction massive du temps de travail ne peut viser seulement à
diminuer le temps de travail de chacun pour mieux répartir l’emploi,
nais doit s’attacher à transformer les rapports que nous entretenons
avec et dans le travail comme dans le reste de la vie quotidienne. Non
seulement le travail doit se transformer, mais le non-travail aussi,
dans toutes les relations de société et de proximité. Les tenants de
l’aménagement du temps de travail ne visent qu’à préserver l’ordre
établi en précarisant toujours plus le travail salarié. La
revendication d’une réduction massive et généralisée du temps de
travail exprime l’aspiration à inventer une autre vie, dans une autre
société.
La question est moins de rompre avec le capitalisme que de choisir
entre deux ruptures. L’une, que nous subissons depuis vingt ans et qui,
en disloquant la société nous mène tout droit à l’esclavage moderne.
L’autre ne peut naître que du désir et de la volonté du plus grand
nombre de vivre une grande aventure collective, une révolution du XXIe
siècle qui redonne son sens à l’un des plus anciens et des plus beaux
mots que l’humanité ait inventé : démocratie.
19 décembre 1995