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Escal-Vigor : une utopie homosexuelle à la fin du XIXe siècle
Lu sur Le Monde libertaire - Organe de la Fédération anarchiste : "En 1899 paraît, au Mercure de France, l’œuvre d’un jeune auteur belge nommé Georges Eekhoud.Le titre du roman, Escal-Vigor, désigne un domaine imaginaire situé sur une île mi-celte, mi-germanique, où vient se réfugier le héros, Henry de Kehlmark. Héros inhabituel, Henry aime les hommes. À l’Escal-Vigor, il trouvera l’âme sœur en la personne d’un jeune paysan, Guidon, qui passe pour avoir « des penchants et des inclinations bizarres ; pensant blanc quand les honnêtes gens pensent noir… » Avec Guidon et Blandine, amante passionnée, il vivra en vase clos, loin des médisances et des rancunes. Jusqu’au jour où le trio devra affronter la persécution des habitants déchaînés…

L’intrigue peut paraître banale. Si on veut bien saisir l’aspect « révolutionnaire » de ce roman, il est nécessaire de le replacer dans son époque.

1899, c’est quatre ans après la condamnation d’Oscar Wilde. Lorsque le célèbre dandy irlandais se réfugie à Paris, nombreux sont ses anciens amis qui refusent de lui serrer la main.

1899 est aussi marquée par Zola, qui ne recule devant aucune audace, ni littéraire (le naturalisme), ni politique (son engagement dans l’affaire Dreyfus lui vaut un procès et l’exil). Zola est touché en recevant une lettre d’un homosexuel italien et pense un moment publier cette « confession » (en 1895)… Mais le romancier novateur, qui réclame pour la littérature le droit d’exprimer toute la vie, recule devant le risque, car : « tout ce qui touche au sexe touche à la vie sociale elle-même. Un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l’humanité. L’homme et la femme ne sont certainement ici-bas que pour faire des enfants et ils tuent la vie, le jour où ils ne font plus ce qu’ils font pour le faire ». L’affaire est classée, le problème de l’homosexualité ne sera pas réellement abordé dans l’œuvre du romancier.

Il faudra attendre 1902 pour que Gide publie L’Immoraliste et, lorsque Corydon paraît, en 1911, c’est dans une édition confidentielle (12 exemplaires).

« Une perversion qui relève de la pathologie »

La fin du dix-neuvième siècle se préoccupe beaucoup des « perversions sexuelles ». L’homosexualité, d’abord prise en charge par les discours légistes, entre dans le domaine médical. Mais le discours des médecins a du mal à s’affranchir de l’anthropologie criminelle : c’est un discours qui stigmatise et condamne. De toutes les « aberrations », la « pédérastie » est celle qui occupe le plus les médecins, dont les ouvrages rappellent les manuels des confesseurs. On n’est pas loin du point de vue religieux qui considère l’homosexualité comme un vice terrible, voire un crime, qui retranche l’individu de la communauté religieuse.

Dans le roman de Georges Eekhoud, les deux héros n’ont pas honte de leur homosexualité, n’y voyant ni un péché ni un délit. C’est bien ce que les habitants de l’île ne peuvent admettre : « Vrai, ils en ont de l’aplomb et un toupet ! Concilier des mœurs pareilles avec de la dignité ! Il ne leur manque plus que de tirer gloire de leur ignominie ! ». L’homosexualité est, selon le pasteur du village, « une transgression qui heurterait un préjugé terrible et en quelque sorte indéracinable dans notre ordre social et chrétien ; vous comprenez ce que je veux dire, une abomination qui crierait non seulement vengeance au ciel, mais aux pécheurs les moins timorés… » Par contre, le médecin consulté au sujet de Henry, loin de déceler en lui une pathologie, le déclare parfaitement sain de corps et d’esprit : « [il] déclara, au surplus, n’avoir découvert chez le sujet aucune lésion organique, aucune tare morbide. Au contraire, il prétendit n’avoir jamais rencontré plus souple intelligence, jugement aussi sain, pareille élévation de vues dans une nature plus vibrante […]».

À côté des discours des médecins, on trouve les analyses de quelques âmes bien intentionnées, qui tentent, avec bien des efforts, de comprendre l’homosexualité et de ne pas rejeter la « victime ». Mais alors il faut les plaindre, ces homosexuels, car ils ne peuvent être que malheureux. Comme écrira plus tard, en 1927, un certain François Porché, l’auteur de L’Amour qui n’ose pas dire son nom (qui a lui même choisi un pseudonyme !) : « Il ne faut pas grandir les pervers mais il faut plaindre les suppliciés ».
Le personnage d’Henry ne saurait supporter qu’on le plaigne, qu’on le prenne en pitié. Il refuse de voir dans sa sexualité une « dégradation » : « ­ Me dégrader ! Je m’enorgueillis au contraire » (première affirmation d’une fierté gay !). « Loin de m’humilier, je me redresse… Tu me jugerais, tu me condamnerais, comme les autres ? dit-il à Blandine. À ton aise. Mais je te conteste même le droit de m’absoudre. Je ne suis ni malade, ni coupable. Je me sens le cœur plus grand et plus large que leurs apôtres les plus vantés. »

Sexualités et décadence

Derrière les discours de pouvoir, de savoir, se cache une hantise implicite. Ce qui semble terrifier les hommes du dix-neuvième siècle, c’est la figure du gaspillage : comment envisager la sexualité sans la reproduction ?.. D’où la virulence des campagnes anti-masturbatoires (on va jusqu’à supprimer les poches des uniformes des collégiens pour prévenir ce terrible fléau !). Comment concevoir le plaisir gratuit ? Dans une société bourgeoise, où tout s’achète et tout se paie, c’est proprement scandaleux.
Ce qui est inconcevable pour le pasteur de l’île, ce n’est pas seulement le fait qu’un homme aime un homme, mais le fait que cet amour soit stérile. Pour lui, le scandale est le même lorsqu’il se souvient que les parents d’Henry s’étaient aimés « au point de ne pouvoir survivre l’un à l’autre » : « Mais tout aurait dû m’avertir, me donner l’intuition de ces horreurs ! Les parents de ce libertin ne s’étaient-ils pas aimés à un excès qui crie vengeance au ciel ! Ne vivant que pour eux-mêmes, pour eux deux ; limitant la raison d’être de l’univers à leur exclusive dualité corporelle et morale, dans leur monstrueux égoïsme ils n’avaient même pas voulu avoir d’enfants, tant ils craignaient de se distraire l’un de l’autre ! » Là est le scandale !

Henry s’insurge justement contre cet impératif de la reproduction : « Pourquoi imiter les bêtes, et faire comme les autres ? Ne nous suffisons-nous point ? […] Suspendons, en ce qui nous concerne, la création prolifique. Ne naît-il point assez de créatures ? Vivons pour nous deux, pour nous seuls ».

Les homosexuels entrent en littérature

À la fin du siècle, on voit apparaître dans la littérature quelques figures de personnages homosexuels. Le roman commence à parler des « pédérastes » mais souvent en reprenant sans réserve les préjugés de son époque (s’appuyant sur les doctrines médicales dominantes) et avec des audaces fort limitées. Contrairement à la lesbienne, personnage littérairement établi et qui véhicule moins d’angoisse, l’homosexuel est un individu inquiétant, tourmenté et malheureux. (La lesbienne, échappant au discours médical ­ écrit par des hommes pour des hommes, qui ignorent en général à peu près tout du désir féminin ­ devient très vite un mythe littéraire).

Les romans sur les homosexuels, se focalisant sur le thème du détraquement, se veulent la plupart du temps audacieux, indécents, subversifs… mais la peinture des tendances considérées comme « malsaines » n’est que le moyen de remettre de l’ordre dans le désir : les femmes à leur place ! (C’est-à-dire aux côtés des hommes !) Et l’homosexuel contrit et repenti ! D’un côté il y a le « sacré » (la jeune fille chaste et rougissante, la nuit de noce…), de l’autre le « dégoûtant » (les perversions, la prostitution…).
« Escal-Vigor » inverse justement ces stéréotypes. L’auteur nous donne une vision terrifiante de l’amour hétérosexuel obligatoire : un amour vénal et bestial. Il décrit par exemple une scène pittoresque de kermesse où chacun se doit, impérativement, de trouver sa chacune : ce sont des femelles partant en chasse de mâles. L’accouplement (hétérosexuel) n’a rien d’un plaisir quand il est érigé en norme et imposé autoritairement. Comment mieux dire que le sexe, ainsi conçu, c’est la guerre ? « Les deux camps, les deux sexes ont l’air d’ennemis qui tiraillent, se tenant sur le qui-vive, gardant leurs positions. On s’observe, on se hèle, on se déprécie, on marchande, on maquignonne ».

L’amour des deux héros n’a rien à voir avec ce marchandage : Henry place d’emblée son amour du côté du sacré, et « se sent de force à créer la religion de l’amour absolu, aussi bien homosexuel qu’hétérogénique ».

Les libertaires et l’utopisme sexuel

Les campagnes médicales ont réussi à persuader du danger de la masturbation quelques anarchistes. On ne trouvera pas toujours chez les « compagnons » le discours subversif, loin des clichés dominants, qu’on attendait. Certes, contrairement aux socialistes peu enclin à aborder ce sujet, les anarchistes considèrent en général la libération sexuelle comme partie intégrante de l’« émancipation intégrale de l’individu ». Dans sa Philosophie de l’anarchie, en 1889, Malato consacre un chapitre entier à la description de l’esclavage sexuel dans la société capitaliste. Cependant les idées de Malato sur ce que peut être la sexualité librement développée ne dépassent pas les présupposés de son époque. Il va de soi, pour lui, que la pédérastie est un vice bourgeois, et que l’onanisme disparaîtra après la révolution.

Les révolutionnaires ont beaucoup déçu Henry. Poussé par son tempérament libertaire, il décide un jour de se confier à l’un d’eux : « Un jour j’écrivis à un révolutionnaire illustre, à un de ces porteurs de torches, qui passent pour être en avance sur tout leur siècle et qui rêvent un monde de fraternité, de bonheur et d’amour. Je le consultai sur mon état comme s’il s’était agi de celui d’un de mes amis. L’homme de qui j’attendais la consolation, une parole rassurante, un signe de tolérance, me répondit par une lettre d’anathème et d’interdit. Il cria haro sur le transfuge de la morale amoureuse. »

Et pourtant, c’est le début du courant néo-malthusien : il est bien peu entendu. À l’exception de quelques groupuscules, l’idée de « liberté de la maternité » affronte l’hostilité des révolutionnaires, qui ont du mal à aborder la question du plaisir comme un problème politique. Pour Georges Eekhoud, le combat est politique et sexuel (il parle pour certaines de ses nouvelles d’« anarchie érotique »). En 1894, il est un des correspondants de la Révolte, le journal de Jean Grave, et s’engage dans le « premier mouvement homosexuel » de l’histoire, en 1897, auprès du Dr Magnus Hirshfeld qui crée en Allemagne « le Comité scientifique humanitaire » pour l’abolition des mesures discriminatoires prises contre les homosexuels.

Ainsi les écrivains sont parfois en avance sur les théoriciens… Et aujourd’hui ? Où en sommes-nous ? Si la Lesbian and Gay Pride existe toujours, c’est que la revendication d’une sexualité libre est loin d’être acquise…
« Un moment viendra où je proclamerai ma raison d’être à la face de l’univers entier… » disait Henry.

Cent ans après la publication du roman d’Eekhoud, il est encore nécessaire de proclamer à la face d’une certaine partie de la population, homophobe, sexiste et réactionnaire, que nous voulons choisir notre sexualité en toute liberté.
« J’ai vécu et je vivrai toujours libre de mes sympathies et de mes inclinations ! »

Caroline. — Claaaaaash

Bibliographie :
Le cru et le faisandé (sexe, discours social et littérature à La Belle Époque), Marc Angenot (éditions Labor, 1986).
Escal-Vigor, Georges Eekhoud (Persona, 1982). Toutes les citations sont extraites de ce roman. ".
Ecrit par , à 22:41 dans la rubrique "Le privé est politique".



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