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Emma Goldman : The Traffic in Women, « Trafic de femmes »
--> D’après l’édition de 1917 d’Anarchism and Others Essays – sur le trafic d’esclaves blanches et la prostitution en Amérique
Les réformateurs de notre époque viennent de faire une grande découverte : le trafic d’esclaves blanches. Les journaux consacrent des pages entières à décrire ces « conditions inimaginables » et les législateurs se penchent déjà sur une nouvelle série de lois destinées à vaincre cette abomination.

Il est intéressant de constater que dès qu’il s’agisse de détourner l'attention du public d'un problème social important, c’est le retour des croisades contre l'indécence, les jeux d’argent, les bars, etc. Et pour quel résultat? Les jeux d’argent s’intensifient, les saloons s’enrichissent grâce au marché noir, la prostitution bât son plein et les maquereaux et proxénètes s’organisent de manière plus complexe.
Pourquoi une institution bien connue de presque tous les enfants fait-elle l’objet d’une découverte si soudaine? Comment se fait-il que ce fléau si familier aux sociologues devienne une question primordiale seulement aujourd'hui?
Il serait pour le moins stupide de penser que la récente enquête sur le trafic des Blanches (une enquête très superficielle, soit dit en passant) ait révélé quoi que ce soit de nouveau. La prostitution a toujours été et reste un mal très répandu qui n’empêche pourtant pas l’humanité de vaquer à ses occupations et de demeurer indifférente aux souffrances et au désespoir des victimes de cette institution – tout aussi indifférente qu’elle a toujours été à l’industrialisation ou à la prostitution économique.
Pour que la misère humaine ait un intérêt, du moins temporairement, il faut lui donner l’apparence d’un jouet aux couleurs vives. Le peuple est tel un enfant très capricieux qui exige un jouet nouveau chaque jour. Le cri « vertueux » contre le trafic des Blanches en est un. Il divertit le peuple pendant quelques temps et donne lieu à de nouvelles fonctions politiques – on pense aux cafards peuplant notre monde que sont les inspecteurs, les enquêteurs, les détectives et ainsi de suite.
Quelle est la cause véritable du commerce des femmes? non seulement des femmes blanches, mais aussi des femmes de couleur? C'est l’exploitation bien entendu, l’impitoyable Moloch du capitalisme qui s’engraisse sur le dos de la main d’œuvre sous-payée et condamne ainsi des milliers de femmes et de jeunes filles à la prostitution. Ces filles et femmes de Madame Warren se disent : « Pourquoi gaspiller une vie à travailler pour quelques shillings de la semaine dans une arrière-cuisine, à raison de 18 heures par jour? »
Évidemment, nos réformateurs ne soulèvent pas ce problème qu’ils connaissent bien, mais dont ils n’ont aucun intérêt à parler. Il leur est plus profitable de faire les faux jetons et de paraître offusqués plutôt que regarder les choses en face.
On note tout de même une exception louable, parmi les jeunes écrivains : Reginald Wright Kauffman, dont l’œuvre, The House of Bondage, est la première tentative sérieuse d’aborder ce mal social sans l’habituelle perspective philistine sentimentale. M. Kauffman, journaliste d’expérience, démontre que l’industrialisation a conduit la plupart des femmes à choisir la prostitution. Les femmes qui sont décrites dans The House of Bondage appartiennent à la classe ouvrière. Si l’auteur avait dépeint la vie de femmes d’autres milieux, le bilan aurait été le même.
Partout, les femmes n’ont de valeur qu'en tant qu’objets sexuels et non en tant que travailleuses. Il est donc presque normal qu’elles doivent acheter leur droit de vivre et la place quelconque qu’elles occupent contre des faveurs sexuelles. Après, entre une femme qui se vend à un seul homme, dans le mariage ou en dehors du mariage, ou à plusieurs hommes, il n'y a que peu de différence. Que nos réformateurs l’admettent ou non, l’infériorité économique et sociale de la femme est responsable de la prostitution.
Ne serait-ce qu’aujourd’hui, les bonnes gens s’étonnent d’apprendre que rien qu’à New York, une femme sur dix travaille en usine, que son salaire moyen est de six dollars pour une semaine de 48 à 60 heures de travail et que la majorité des salariées sont au chômage pendant plusieurs mois de l'année et se retrouvent avec un salaire annuel moyen de 280 $. À la vue de ce cauchemar économique, peut-on vraiment se demander pourquoi la prostitution et le trafic de Blanches ont pris tant d’importance?
Au cas où ces chiffres paraîtraient exagérés, il convient de regarder de plus près la position de certaines autorités sur la question de la prostitution :
« [TRADUCTION] Plusieurs de ces tableaux font ressortir les causes directes de la dépravation des femmes, parmi lesquelles, les types d'emploi occupés et les salaires reçus avant de connaître la déchéance, et les économistes politiques vont devoir se demander jusqu’à quel point des motivations purement commerciales peuvent justifier la réduction du taux de rémunération par les employeurs, et si les économies qui sont faites à travers les bénéfices conséquents ne se retrouvent pas vite perdues dans des impôts exubérants censés couvrir les dépenses qu’engendre un système basé sur le vice qui, dans bien des cas, est une conséquence directe du fait que des travailleuses honnêtes ne sont pas suffisamment rémunérées. »*
Note : * Dr Sanger, The History of Prostitution.
Les réformateurs de notre époque y gagneraient à étudier le livre du Dr Sanger. Ils y découvriraient que sur les 2000 cas de femmes qu’il a étudiées, peu d’entre elles sont issues des classes moyennes, de situations simples ou de foyers agréables. Une grande majorité de filles et de femmes sont des ouvrières; certaines se sont prostituées de leur plein gré, d’autres connaissaient un sort cruel et misérable dans leur foyer, d’autres encore souffraient d’une nature ingrate ou d’un handicap physique (je parlerai de celles-là plus loin). Les gardiens de la pureté et de la moralité noteraient aussi que sur 2000 cas, 490 étaient des femmes mariées vivant avec leur mari. De toute évidence, le sacrement du mariage ne leur garantissait guère « sécurité et pureté ».

Note : on retiendra que le livre du Dr Sanger a été interdit de toutes les correspondances aux É.-U. Apparemment, les autorités ne se soucient pas de faire connaître au public la raison véritable de la prostitution.

Le Dr Alfred Blaschko, dans PROSTITUTION IN THE 19TH CENTURY, insiste encore davantage sur le fait que la situation économique est un facteur essentiel de la prostitution.
« [TRADUCTION] La prostitution a beau avoir toujours existé, c’est au cours du 19e siècle qu’elle a pris des proportions telles qu’elle est devenue une institution sociale. Avec le développement de l'industrie et le nombre considérable de gens sur le marché de la compétition, la croissance et le surpeuplement des grandes villes, l'insécurité et l'incertitude de l'emploi, la prostitution a bénéficié de l’élan le plus remarquable de toute l’histoire de l’humanité. »
Et c’est Havelock Ellis à nouveau qui, même s’il n’aborde pas la question lui-même de manière aussi absolue, est forcé d’admettre que le facteur économique est la cause principale du problème, directement et indirectement. Il constate ainsi qu’un fort pourcentage de prostituées est recruté parmi les servantes, même si ces dernières bénéficient de moins de soins et de plus de sécurité. D’un autre côté, M. Ellis ne dément pas que l’aspect routinier, ingrat et monotone de la vie de la servante et plus particulièrement, le fait qu’elle n’a pratiquement aucune chance de connaître ni relation amoureuse, ni la joie d'avoir son propre foyer, la poussent à vouloir chercher à se divertir et à oublier, dans l’excitation et le feu de la prostitution. En d’autres termes, la jeune servante étant considérée comme une fille de corvée sans aucun droit sur elle-même et éreintée par les caprices de sa maîtresse, tout comme l'ouvrière ou l’employée, ne trouve que la prostitution comme échappatoire.
Le plus drôle dans cette affaire avant même la réaction de l'opinion publique, c’est l’indignation des « bonnes et honnêtes gens », notamment des gentilshommes chrétiens que l’on retrouve immanquablement au premier rang de toutes les croisades. Ils ignorent donc tout de l’Histoire des religions, dont celle du Christianisme? Ou alors ils espèrent que la nouvelle génération ignore le rôle que l'Église a joué par rapport à la prostitution dans le passé? Quelle que soit leur excuse, ils sont bien les derniers à pouvoir protester contre les pauvres victimes d’aujourd’hui, étant donné que la prostitution, comme tout étudiant cultivé le sait pertinemment, est née de la religion et qu’elle est perpétuée et encouragée depuis des siècles, non comme une abjection mais comme une vertu, et approuvée en tant que telle par les dieux eux-mêmes.
« [TRADUCTION] Il semblerait que la prostitution tire ses origines de la tradition religieuse – la religion, cette institution qui préserve si bien les coutumes et qui a si bien su préserver, sous une forme différente, une liberté élémentaire qui était en train de disparaître de la vie sociale générale. L’exemple classique remonte à l’époque d’Hérodote, au 5e siècle avant J.-C., au temple de Mylitta, la Vénus de Babylone, où chaque femme devait se rendre une fois dans sa vie et s’offrir au premier étranger qui lui jetterait une pièce, en signe d’adoration de la déesse. Des coutumes très similaires étaient observées dans d’autres régions de l’Asie occidentale, en Afrique du Nord, à Chypre et dans d’autres îles de la Méditerranée orientale, ainsi qu’en Grèce, où le temple d’Aphrodite, dans le fort de Corinthe, abritait plus de 1000 hétaïres travaillant pour la déesse.
« [TRADUCTION] Tous les écrivains spécialistes en la matière soutiennent que la prostitution religieuse s’est développée, en règle générale, à partir de la croyance selon laquelle l'activité reproductrice des humains avait une influence mystérieuse et sacrée dans la promotion de la fertilité de la Nature. Lorsqu’elle est devenue une institution organisée sous l’influence sacerdotale, la prostitution religieuse a néanmoins développé petit à petit des aspects utilitaires contribuant ainsi à augmenter les recettes publiques.
« [TRADUCTION] La montée du christianisme au sein du pouvoir politique n'a pas amené de grands changements dans l'approche générale. Les prêtres qui étaient à la tête de l’église toléraient la prostitution. Au 13e siècle, des bordels étaient protégés par les municipalités. Ils faisaient partie, en quelque sorte, du service publique, et leurs dirigeants avaient presque un statut de fonctionnaire. »*
Note : * Havelock Ellis, SEX AND SOCIETY
Ajoutons à cela les extraits suivants tirés de l’étude du Dr Sanger :
« [TRADUCTION] Le Pape Clément II a émis une loi stipulant que les prostituées seraient tolérées si elles reversent une certaine part de leurs bénéfices à l’église. »
« [TRADUCTION] Le pape Sixte IV était plus pragmatique : d’un seul bordel, construit par ses propres soins, il recevait 20 000 ducats. »
À notre époque, l’Église agit un peu plus discrètement. Elle s’abstient au moins de demander ouvertement de l’argent aux prostituées. L'investissement immobilier, à son avis, est plus rentable. L'église de la Trinité, par exemple, loue des trous à rats à un prix exorbitant à celles qui vivent de la prostitution.
Pour autant que j'aimerais le faire, je n’ai pas ici la place de parler de la prostitution en Égypte, en Grèce et à Rome, ou au Moyen-Âge. Les circonstances spécifiques à cette période sont particulièrement intéressantes du fait que la prostitution était organisée en associations présidées par la Reine de bordel. Ces associations se servaient de la grève comme moyen d'améliorer leurs conditions et de maintenir les tarifs. C'est là sans aucun doute une méthode plus pratique que celle de l’esclave salariée moderne.
Ce serait prendre parti et être extrêmement superficiel que de soutenir que la situation économique est seule responsable de la prostitution. Il y a d’autres causes, tout aussi importantes et essentielles. Ça aussi, nos réformateurs le savent, mais ils osent en parler encore moins que du régime qui bouffe la vie des hommes tout autant que des femmes. Je parle de sexe, ce mot qui donne des convulsions morales à une majorité de gens.
C’est un fait reconnu, les femmes sont élevées en tant qu’objets sexuels, pourtant, on leur cache tout de la signification et de l’importance du sexe. On supprime tout ce qui est relié à la question et les personnes qui essaient de mettre la lumière sur cette terrible obscurité sont poursuivies et jetées en prison. Pourtant, aussi longtemps qu’une fille ne sait pas prendre soin d’elle et ne connaît pas le fonctionnement d'une part essentielle de sa vie, elle constitue inévitablement une proie facile de la prostitution ou de tout autre forme de relation qui la rabaisse au rôle d’objet purement sexuel.
Du fait de cette ignorance, la vie et la nature d’une jeune fille se retrouvent complètement contrariées et abîmées. Il semble évident qu’un garçon suive l’appel de la nature, qu'il puisse, en d'autres termes, aussitôt que sa sexualité s'affirme, satisfaire les pulsions qui l’animent; mais les moralistes sont scandalisés rien qu’à l'idée que la nature d’une fille doive s’affirmer. Pour eux, une prostituée n’est pas tant une femme qui vend son corps mais une femme qui vend son corps sans être mariée. La preuve en est que le mariage arrangé pour des motifs financiers est tout à fait légal et que l'opinion publique lui donne son assentiment, tandis que tout autre forme d'union est condamnée et répudiée. Voici pourtant la définition convenable d’une prostituée : « [TRADUCTION] une personne pour qui les relations sexuelles sont une source de revenu. »*

Note : * Guyot, LA PROSTITUTION.

« [TRADUCTION] Ces femmes sont des prostituées qui vendent leur corps à des fins sexuelles et qui en font leur profession. »*

Note : * Bonger, CRIMINALITÉ ET CONDITIONS ÉCONOMIQUES.

En fait, le Dr Bonger va plus loin en disant que « [TRADUCTION] se prostituer ou se marier pour des raisons financières, cela revient au même dans le fond, qu’on soit un homme ou une femme. »

Bien sûr que toutes les filles veulent se marier, mais des milliers d’entre elles sont condamnées à vivre dans le célibat ou dans la prostitution à cause des traditions stupides de notre société. La nature humaine se manifeste toujours en dépit de la loi ou de quelconque autre raison de se conformer à une vision perverse de la moralité.

Les expériences sexuelles d'un homme sont socialement acceptées comme faisant partie de son développement général, alors que pour une femme, les mêmes expériences sont vues comme une ignominie marquant la perte de tout honneur, de vertu et de noblesse qui font un être humain. Le caractère hypocrite de cette morale a joué un rôle important dans la création et la perpétuation de la prostitution. La morale consiste à laisser les jeunes dans l’ignorance totale des questions ayant trait à la sexualité quand l’« innocence » présumée et la sexualité réprimée et étouffée de ces derniers est un résultat que les puritains veulent éviter à tout prix.

Non pas que le plaisir sexuel conduise nécessairement à la prostitution, mais cette persécution cruelle, sans pitié et criminelle de ceux qui s’écartent des sentiers battus en est une cause.

Les filles, qui sont des enfants, sont entassées dans des pièces surchauffées et travaillent sur des machines dix à douze heures par jour, ce qui a pour effet de les maintenir dans un état permanent d'excitation sexuelle. Bon nombre d’entre elles n’ont pas de foyer ou ne disposent d'aucun type de confort et pour elles, aller dans la rue ou dans d'autres lieux où l’on s’amuse pour trois sous est donc le seul moyen d'oublier le quotidien. Elles côtoient alors inévitablement l’autre sexe. Il est difficile de choisir lequel de ces deux facteurs amène la jeune fille à cet état d’extrême d’excitation, mais il est tout à fait naturel qu’elle arrive à un paroxysme.
C’est le premier pas vers la prostitution. On ne peut pas rejeter la responsabilité sur ces filles. Au contraire, la faute revient à toute la société, à notre manque d’incompréhension, à notre incapacité à reconnaître certains faits de la vie, et surtout, à ces moralistes criminels qui condamnent ces jeunes filles pour toujours, parce qu’elles se sont écartées de « la voie de la vertu », en d’autres mots, parce que leur première expérience sexuelle s’est faite sans le consentement de l’Église.
Elles se sentent complètement exclues car on les bannit de leur maison et de la société. Leur éducation et les traditions sont telles qu’elles se jugent dépravées et perdues et n'ont par conséquent aucune chance, aucun moyen de se sortir de la misère dans laquelle elles s’enfoncent. De cette manière, la société en fait des victimes dont elle essaie ensuite vainement de se débarrasser. Même l’homme le plus vil, le plus dépravé et le plus décrépit s’estime trop bien pour prendre pour femme celle qu'il consent pourtant à acheter, ne serait-ce que pour l’arracher à une vie horrible. Ces femmes ne peuvent pas non plus demander de l’aide à leurs égales – les femmes mariées – qui sont trop stupides, se considèrent trop pures et chastes et ignorent que leur propre situation est, à bien des égards, encore plus pitoyable que celle de leurs consœurs de la rue.

« [TRADUCTION] Les femmes qui se marient pour de l’argent, comparées aux prostituées sont la plaie véritable, déclare Havelock Ellis. Elles sont moins bien payées, doivent accomplir plus de travail et prodiguer plus de soins et elles sont unies à leur maître de manière inconditionnelle. Une prostituée ne vend sa personne dans aucun contrat, elle garde sa liberté et ses droits individuels et elle n'est pas forcée de se soumettre à l’étreinte d'un homme. »

Les femmes qui se croient vertueuses ignorent aussi que, comme le défend Lecky, « [TRADUCTION] elles sont peut-être le comble du vice mais elles sont aussi les meilleures gardiennes de la vertu. Pour elles néanmoins, un foyer heureux est un foyer infecté par des pratiques pas naturelles et nocives. »

Les moralistes sont prêts à sacrifier près de la moitié de l'humanité pour une institution misérable de laquelle ils ne peuvent s’affranchir. En fait, la prostitution ne garantit pas plus la pureté des foyers qu’une législation stricte contre elle. Cinquante pour cent des hommes mariés fréquentent les bordels. Ce maillon vertueux est à la base des maladies vénériennes chez les femmes mariées et même chez les enfants. La société ne condamne pourtant aucunement ces hommes, tandis qu'il n'est pas de loi assez monstrueuse qu’on applique contre les victimes sans défenses. Les prostituées ne sont pas seulement la proie de ceux qui se servent d’elles, elles sont aussi à la merci absolue des policiers ou des misérables inspecteurs, commissaires ou responsables de prison.

Dans un livre récent dont l’auteure a été la maîtresse d'une « maison » pendant douze ans, on trouve les données suivantes : « [TRADUCTION] La police me réclamait chaque mois une amende de 14,70 à 29,70 $; les filles devaient payer de 5,70 à 9,70 $. » L'auteure ayant été établie dans une petite ville et ses paiements n'incluant ni les pots-de-vin, ni les contraventions supplémentaires, on peut se faire une idée du montant énorme d'argent que le service de police détournait du prix du sang de ses propres victimes, dont il n’assurait même pas la sécurité. Malheur à celles qui refusaient de passer à la caisse; elles étaient rassemblées comme du bétail, « [TRADUCTION] du moins pour faire bonne impression sur les citoyens respectables ou si les autorités avaient besoin de plus d'argent que d’habitude. Les esprits tordus qui pensent qu'une femme déchue est incapable d'émotions humaines ne pouvaient pas se rendre compte du chagrin, du déshonneur, des larmes et de la honte qui étaient nôtres à chaque fois qu'on nous appréhendait. »

N’est-il pas étrange qu’une maîtresse de maison n’ait ressenti ces choses-là?
Bien plus étrange encore que ce bon chrétien de monde saigne et vole ces femmes pour ne leur retourner qu'opprobre et persécutions. Que ne passe-t-on pas pour la charité chrétienne!

On insiste beaucoup sur les esclaves blanches qui sont importées en Amérique. Comment l’Amérique pourrait-elle sauver sa vertu sans l'aide de l'Europe? Je ne nie pas que ce soit parfois le cas, pas plus que je ne nie le fait que certains émissaires d'Allemagne et d'autres pays fourvoient des esclaves économiques en les envoyant en Amérique, mais je ne suis pas du tout d'accord avec ceux qui disent que la plupart des prostituées viennent d’Europe. Peut-être qu’à New York, la majorité d’entre elles sont des étrangères mais la population entière de cette ville se compose d'immigrants. Dès qu’on entre dans n’importe quelle autre ville américaine, que ce soit à Chicago ou dans le Middle West, on peut voir que les prostituées étrangères sont de loin en minorité.
On a aussi tort de croire que la plupart des filles de la rue à New York étaient déjà sur le marché avant de venir en Amérique. La plupart d’entre elles parlent un très bon anglais, leurs habitudes et leur allure sont américanisées, ce ne serait pas le cas si elles n’avaient pas vécu dans ce pays pendant plusieurs années.
En d'autres termes, elles deviennent des prostituées à cause des conditions de vie en Amérique et de la mode très typique de ce pays d’arborer des parures et des habits à tout bout de champ, une mode évidemment coûteuse qu’aucune employée ou ouvrière ne peut se permettre.
Autrement dit, on aurait tort de croire que des hommes se risqueraient à dépenser leur argent pour de la marchandise venant de l’étranger alors que le marché local abonde de filles par milliers. D’un autre côté, il est évident que l'exportation d’Américaines pour la prostitution est un fait important.

Ainsi, Clifford G. Roe, l’ancien assistant du procureur du conté de Cook dans l’Illinois, accuse ouvertement l’état de Nouvelle-Angleterre d'expédier des filles à Panama pour être expressément utilisées par les employés de l’oncle Sam. M. Roe ajoute que « [TRADUCTION] beaucoup de filles empruntent ce qui semble être un chemin de fer souterrain entre Boston et Washington. » Est-ce un hasard que cette voie conduise au siège même des autorités fédérales? M. Roe en a trop dit dans certains domaines – la preuve, il ne travaille plus comme procureur. Il ne fait pas bon rapporter quand on occupe un poste à responsabilités.

On a justifié la situation à Panama en disant qu’il n’y a pas de bordels dans la région du canal. C'est là l'excuse bateau d'un monde hypocrite et trop lâche pour affronter la vérité. Ni dans la région du canal, ni dans les limites de la ville, la prostitution n’existe donc pas.

Citons, après M. Roe, James Bronson Reynolds, qui a mené une étude approfondie sur le trafic des esclaves blanches en Asie. En tant que citoyen américain fidèle et ami de Théodore Roosevelt, le prochain Napoléon d'Amérique, il est sûrement le dernier à vouloir porter préjudice à la vertu de son pays. Pourtant, il nous informe que Hong-Kong, Shanghai et Yokohama constituent les écuries d’Augias du vice américain. Les prostituées américaines s’y sont faites remarquer au point qu'en Orient, une « fille américaine » est synonyme de prostituée. M. Reynolds rappelle à ses compatriotes que pendant que les Américaines en Chine bénéficient de la protection de nos consuls, les Chinoises qui sont Amérique sont sans défenses. Tous ceux qui savent de quelles persécutions barbares les Chinoises et les Japonaises sont victimes sur la côte Pacifique seront du même avis que M. Reynolds.

En regard de ce qui vient d'être dit, il serait stupide de montrer du doigt l'Europe comme étant le marécage dont toutes les gangrènes de la société américaine sont issues. De même, il est absurde de faire perdurer le mythe selon lequel les Juives constituent la majorité des proies consentantes. Je suis sûre que personne ne me taxera de nationaliste. Je suis fière de pouvoir affirmer que je me suis débarrassée de cette tendance avec le temps, tout comme je me suis débarrassée de beaucoup d’autres préjugés. Par conséquent, si je m’oppose à ceux qui disent que les prostituées juives sont importées, ce n’est pas par quelque solidarité judaïque mais à cause de circonstances inhérentes à la vie même de ces gens. Il n’y a que les esprits les plus superficiels pour affirmer que les filles juives migrent vers des terres étranges, à moins d’y avoir quelque lien ou quelque connaissance pour les y amener. Les Juives n'ont pas l’esprit aventureux. Il y a encore quelques années de ça, elles ne quittaient jamais la maison, ne serait-ce que pour aller au village ou à la ville voisine, sauf pour rendre visite à un proche. Peut-on alors croire qu'elles quitteraient leurs parents et leur famille et voyageraient à des milliers de miles vers des terres étranges, motivées par l'influence et les promesses de quelque force inconnue? Si vous avez l’occasion d’assister à l’arrivée d'un de ces grands paquebots, vous constaterez que ces filles sont accompagnées de leurs parents, de leurs frères, de leurs tantes ou d’autres membres de la famille. Il y a bien sûr des exceptions, mais dire qu'un nombre important de Juives sont importées pour la prostitution, ou pour n'importe quel autre usage, c'est tout simplement afficher son ignorance de la psychologie juive.

Les personnes qui vivent derrière une bulle en verre ont tort de leur lancer la pierre, surtout que la bulle américaine est fragile, elle se casserait facilement et laisserait découvrir un spectacle plutôt repoussant.

Il est des plus frivole de justifier la montée de la prostitution par des raisons telles que la soi-disant importation, l'organisation grandissante des proxénètes ou des raisons du même ordre. J’ai déjà parlé de l’importation. Pour ce qui est du proxénétisme, aussi abominable que cela puisse paraître, il faut être conscient qu'il ne s'agit là que d'une phase de la prostitution moderne, une phase qui est accentuée par la répression et la corruption qui résultent des croisades occasionnelles contre le mal.

Le proxénète compte sans nul doute parmi les plus misérables spécimens de la famille humaine, mais en quoi est-il plus abject que le policier qui prend le dernier sou de celle qui racole dans la rue avant de la jeter dans la cellule du poste? En quoi le proxénète est-il plus criminel ou en quoi constitue-t-il une plus grande menace pour la société que les propriétaires de magasins ou d'usines qui s'engraissent sur le dos en sueur de leurs victimes jusqu’à ce qu’elles finissent dans la rue? Je ne plaide aucunement en faveur des proxénètes mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi on les harcèle sans pitié tandis que les vrais responsables de toutes les injustices sociales se voient accorder l’immunité et sont respectés. Et puis rappelons aussi que ce n’est pas le proxénète qui fait la prostituée. C’est la honte et l’hypocrisie de notre société qui engendrent et prostituée et proxénète.

Jusqu’en 1894, on n’en savait que très peu en Amérique sur les proxénètes. Nous avons ensuite été victimes d’une épidémie de vertu. Il fallait abolir le vice et purifier le pays à tout prix. On a donc supprimé la gangrène de la vue du public mais l’infection s’est propagée dans le corps. Les gérants des bordels ainsi que leurs victimes malchanceuses ont alors été livrés à la police. Des pots-de-vin impensables et des peines de prison ont été des conséquences inévitables de ces événements.

Par rapport à la protection dont elles bénéficiaient dans les bordels où elles avaient une certaine valeur marchande, les filles se sont retrouvées dans la rue et à la merci totale de policiers corrompus et avides. Désespérées, sans défenses et en manque d’affection, ces filles sont naturellement devenues des proies idéales pour les proxénètes qui sont eux-mêmes des produits de l’esprit commercial de notre époque. Le proxénétisme est donc la conséquence directe des persécutions de la police, de la corruption et des efforts faits pour supprimer la prostitution. Ce serait de la pure folie que de confondre cette phase moderne du mal social et les propres causes de ce mal.

Une simple éradication et des mises en application barbares ne peuvent que rendre plus amères et enfoncer les pauvres victimes de l’ignorance et de la bêtise. Cette même bêtise s’est surtout exprimée dans ce projet de loi qui relèguerait au rang de crime la bienveillance envers les prostituées, punissant quiconque logerait une prostituée de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 10 000 $. Un tel état de fait dévoile à peine le terrible manque de compréhension des causes véritables de la prostitution en tant que facteur social, et montre bien l’esprit puritain de l’époque de la Lettre écarlate.

Aucun auteur moderne ayant écrit sur le sujet n’omet de mentionner la futilité extrême de l’approche législative dans cette affaire. Ainsi, le Dr Blaschko pense que les tentatives de suppression par le gouvernement et les croisades morales ne font que précipiter le mal dans des canaux secrets, le rendant socialement plus dangereux. Havelock Ellis, qui a étudié la prostitution de la manière la plus approfondie et humaniste de tous, présente une foule de preuves qui démontrent que plus les moyens de persécutions sont rigoureux, pire sont les conditions. Parmi les informations fournies, on apprend qu’en France, « [TRADUCTION] en 1560, Charles IX a aboli les bordels par un édit, mais cela n’a fait qu’augmenter le nombre des prostituées, et parallèlement, de nouvelles formes plus néfastes de bordels ont vu le jour. Malgré ou à cause de toute cette législation, la prostitution n’a joué un rôle aussi manifeste dans aucun autre pays. »*
Note : * SEX AND SOCIETY.
C’est seulement avec une opinion éduquée et libérée du harcèlement légal ou moral sur les prostituées que les conditions présentes pourront s’améliorer.

L'indifférence volontaire et l’ignorance du fléau en tant que facteur social de la vie moderne ne feront qu'empirer la situation. Nous devons passer outre la mentalité stupide du « je vaux mieux que les autres » et nous habituer à considérer les prostituées comme un produit de notre société. Une telle prise de conscience nous éviterait toute hypocrisie, et nous aiderait à mieux comprendre et à adopter une attitude plus humaniste. Pour ce qui est d’éradiquer totalement la prostitution, nous n’y arriverons pas sans une révision radicale de toutes les valeurs reconnues – surtout des valeurs morales – ni sans l’abolition de l’esclavage industriel.

Emma Goldman

Note de traduction : Le texte original d’Emma Goldman est en langue germanique, peut-être en hollandais. Cette traduction en français a été faite à partir d'une traduction en anglais. Cette dernière contient des imprécisions et des incorrections. Il a fallu faire des choix et simplifier certaines idées afin que le texte soit lisible et garde son sens et sa progression. Une version originale du texte est disponible en cliquant sur le lien suivant : http://www.marxists.org/nederlands/goldman/1910/vrouw/3.htm

Texte traduit de l'anglais par klaptomèdre de Winnipeg
La version originale se trouve : http://womenshistory.about.com/library/etext/bl_eg_an8_traffic_in_women.htm
Ecrit par libertad, à 16:37 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  libertad
18-11-06
à 16:42


Un texte capital et inédit en français, pour la compréhension et l'analyse de la prostitution, d'un point de vue anarchiste. Merci à klaptomèdre de Winnipeg, pour son excellent travail.
Répondre à ce commentaire

  Anonyme
18-11-06
à 20:41

Re:

oui, cette traduction est fort intéréssante. Merci klaptomèdre
Répondre à ce commentaire

  satya
18-11-06
à 23:40

ou comment un texte de 1910 reste d'actualité!
Répondre à ce commentaire

  libertad
19-11-06
à 23:35

Re:

Quelqu'un voudrait-il se charger de la traduction de cet autre texte d'Emma Goldman : "The hypocrisy of puritanism" ?
Répondre à ce commentaire



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