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Elements pour une présentation du mouvement d’action directe britannique (1990-...)
Lu sur Ecorev : "Issu des combats anti-routes des années 90, le mouvement d’action directe britannique a mis sur le tapis la plupart des débats qui agitent l’ "antiglobalisation"... Comment associer dans une mobilisation des tendances parfois très différentes ? Peut on utiliser la violence ? Comment interpeller la population ? Des mouvements de libération animale à Reclaim the streets, les écolos british ont toujours innové dans leur radicalité, exportant messages et méthodes, prenant acte de leurs succés et limites. Doctorant en sociologie, Pierre Guérinet dresse ici une analyse du mouvement et un premier bilan.

"Schnews est aussi écrit par des activistes - pas des universitaires - et finalement quand l’Histoire est écrite, nos mots - les mots des gens qui sont dehors en train de la faire - se trouvent noir sur blanc et en langage numérique pour les universitaires, les historiens, les analystes qui peuvent prélever sur le cadavre et revenir avec des théories folles."

www.schnews.org.uk

Le mouvement d’action directe qui émerge et se structure principalement autour de la lutte anti-routes en Grande-Bretagne durant les années 1990, confirme, s’il en était besoin, l’idée qu’un mouvement social, voire un simple groupe d’individus en lutte, ne sont jamais homogènes et se constituent de contradictions, de limites qui peuvent être ou non dépassées, de cohésions plus ou moins théoriques tactiques ou imaginaires. Certaines questions que ces luttes ont suscitées, peuvent nourrir réflexions et pratiques au sein de nos propres luttes, au sein de ce qui aurait pu peut-être devenir un mouvement social en France si, il y a des années, on n’avait pas vidé les questions environnementales de tout contenu subversif et si, plus récemment, l’idéologie citoyenne n’avait pas vampirisé la lutte anti-OGM.

Quelles sont les caractéristiques de cet "activisme" britannique, impliquant des dizaines de milliers de personnes sur des bases radicales ? Comment préfigure-t-il nombre d’aspects du très fantasmé "mouvement anti-mondialisation" (prétentions basistes, convergences de luttes, rapport ambiguë aux médias, questionnements sur le sens de la violence, implication massive de jeunes, revendication de l’action directe) ? Et, dans la mesure ou les mots contribuent à fabriquer la réalité qu’ils désignent, pourquoi parler de mouvement d’action directe ?

L’environnementalisme comme terreau

L’essoufflement d’un certain écologisme a joué un rôle moteur dans le développement de ce mouvement. Les fondateurs d’Earth First ! (EF) [1], cheville ouvrière du mouvement, ont un passé militant au sein d’organisations environnementalistes traditionnelles.

Pour beaucoup, ce mouvement est la réponse à un échec voire le fruit d’un dégoût. Greenpeace est visée en particulier parce qu’elle s’est institutionnalisée et qu’elle a fait le choix de l’élargissement à tout prix, de la respectabilité aux yeux du plus grand nombre alors qu’elle fut le fer de lance de l’action directe écologique dans les années 1970. Le fonctionnement hiérarchique et l’interdiction pour les militants de base de prendre part à des actions créent les conditions plus pratiques de la désaffection. Quant à Friends of the Earth, tournée vers des problématiques plus locales, elle est accusée de ne pas réussir à mobiliser ses groupes dans des campagnes nationales par peur d’investir le terrain politique.

Du fait de la bipolarisation traditionnelle et de la grande marge de manœuvre dont dispose le parti majoritaire, le régime britannique est relativement fermé. Les petits partis n’ont aucune chance d’accéder aux commandes. Pour Dereck Wall [2] cette configuration a encouragé l’activité politique extra parlementaire, qu’il s’agisse de lobbies ou de campagnes d’action directe. Pour une part des activistes, la question écologique s’est trouvée au cœur des préoccupations d’une jeunesse en quête de radicalité car elle était exclue du jeu politique traditionnel. Mais l’écologie est à mettre sur le même plan que l’antifascisme en Allemagne ou la question des sans papiers et du racisme en France. L’écrasement violent des luttes ouvrières par les gouvernements conservateurs des années 1980, malgré des mobilisations de grande ampleur, a joué aussi dans le besoin de trouver des stratégies de contournement et d’investissement massif de terrains politiques jusqu’ici réservés aux associations. La question écologique dans la Grande-Bretagne d’après Thatcher n’est donc pas le simple poil à gratter d’une démocratie de marchée triomphante, mais bien le premier moyen d’expression d’un radicalisme qui se cherche.

Les routes de la contestation et la libération animale

Si l’instauration de la poll tax [3] entraîne une réelle mobilisation qui culmine avec les émeutes de Londres le 31 mars 1990, c’est le lancement d’un programme gouvernemental titanesque de construction routière qui inaugure concrètement cet activisme des années 1990 : "routes de la prospérité" est vécu comme une provocation canalisant les mécontents. Derrière la protection d’espaces sauvages et la question des transports émergent des problématiques telles que la ré appropriation des lieux de vie, le refus des macro-systèmes techniques, la critique du big business, la mise en cause du développement industriel, des interrogations sur la santé publique etc. Les occupations de sites forestiers voués à une destruction prochaine se multiplient et l’enjeu pour les contestataires devient de retarder le plus possible le déclenchement des travaux. La phrase qui qualifie le mieux ce type d’activisme "défaites bruyantes, victoires silencieuses" suggère qu’une occupation n’empêchera jamais la construction d’une route, mais que les occupations prises dans leur ensemble finissent par créer un climat social qui empêche la mise en chantier de nouveaux projets.

Le coût à la fois financier et symbolique des expulsions doit conduire l’Etat et les promoteurs à réfléchir à deux fois avant d’engager chaque phase d’un programme prévu pour être le plus ambitieux et le plus long jamais entrepris en Grande-Bretagne. Sur un programme initial de 600 routes, 500 projets ont d’ailleurs été abandonnés [4].

Pendant que les activistes rivalisent d’ingéniosité pour parfaire leurs défenses (maisons dans les arbres, tunnels), ils investissent aussi le territoire de leurs ennemis : occupation, voire sabotages, des bureaux des promoteurs, interruptions de réunions d’actionnaires. Ce type d’actions directes de sabotages renvoie très directement aux techniques développées depuis des années au sein du mouvement de libération animale. Plus qu’une marge ou une extrémité, comme certains ont tenté de le présenter, ce mouvement occupe une place propre au sein du mouvement d’action directe. Initialement dirigé contre la chasse à la lumière de l’extrême industrialisation de l’exploitation animale, le mouvement réorganise ses cibles, se répand et se radicalise dans les années 1980-1990. Il constitue d’ailleurs pour beaucoup une voie d’entrée vers un activisme plus englobant et politisé. Un répertoire propre qui va de la mise en danger calculée et volontaire de son intégrité physique à la destruction de biens privés se dessine au cœur de campagnes d’action directe dont les cibles se diversifient (ports, carrières, aéroports, laboratoires).

Do Or Die !

Ces actes sont l’expression concrète d’une posture qui tranche nettement avec les associations environnementalistes existantes : « Avoir une couverture médiatique parce qu’on a accroché une banderole ou parce qu’on a bloqué pendant quelques heures un pipeline peut alerter les gens sur la crise de l’environnement mais n’empêche pas la crise de continuer le jour suivant. EF ! choisit d’intervenir sur le point de destruction (...) bloquer l’entrée d’une mine durant des mois plutôt que pendant des heures » [5]. La plupart des activistes du début des années 1990, partagent avant toute autre chose ce sentiment de l’urgence et de la nécessaire action, maintenant ou jamais. L’idée qu’une action vaut toujours mieux que 1000 mots contribue à une sorte de défiance première à l’égard de toute théorie même critique et conduit à une forme d’a-historicisme quasiment revendiqué.

Car l’action directe peut signifier différents points de vue. Pour Ronnie Lee, activiste de l’Animal Liberation Front, l’action directe permet d’éviter « le pacifisme total (qui) est une philosophie immorale : la violence est le seul langage que certains de ces gens comprennent (scientifiques vivisecteurs, chasseurs). C’est peut-être une dure réalité à comprendre pour les idéologues pacifistes du mouvement [dont la] préoccupation de "non-violence" a à mon avis beaucoup à voir avec leurs origines classe moyennes. » Dans un autre genre, tout aussi avant gardiste et sacrificiel mais situé à l’autre bout du spectre, l’action directe est définie comme la forme de la désobéissance civile et doit inclure pour être moralement acceptable et politiquement efficace la punition que l’action entraîne.

Entre ces différents point de vue, les propos de ces saboteurs, sans doute plus souvent partagés chez les activistes : « Nous combattons pour nous-mêmes, partant de nos propres frustrations, rage et désespoir... comme thérapie et aventure. Parce que ne rien faire ou se résigner à une vie aussi aliénante de travail et de consommation ne nous paraît pas suffisant » [6].

Posant encore une fois les bases de ce que le mouvement dit "antimondialisation" redécouvre péniblement plus tard, c’est la question de savoir ce qui est réellement violent qui émerge finalement : bloquer un camion constitue-t-il une violence envers le conducteur ? Est-ce que couper des fils relève du sabotage violent ? La majorité des contestataires qu’ils se réclament de l’anarchisme, de la désobéissance civile ou du droit des animaux, s’accorde à reconnaître que l’attaque de la propriété n’est pas à proprement parlé "violente" et la différence se joue entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Beaucoup d’activistes considèrent d’ailleurs que les différentes formes d’action directe (attaque de biens, destruction symbolique, occupation) ont leur place au sein de campagnes communes, « Qu’est ce que Martin Luther King aurait fait sans les Black Panthers ? », se demande un activiste. Le mouvement de libération animale est le premier à avoir su concilier ses pratiques diverses au sein de mêmes campagnes : boucheries attaquées, incendie de dépôts et dans le même temps, table de presse en centre ville, distribution de thé par des grands-mères pendant les occupations. Tous partagent la certitude qu’il faut harceler directement et créer des dommages financiers importants à ceux qui sont pointés comme responsables.

Si les significations de l’action directe varient, elle constitue bien une posture commune : elle « induit que chacun décide directement de ce qui le concerne. Ce n’est pas la dernière extrémité quand les autres méthodes ont échoué mais le meilleur moyen de faire des chose » [7].

Le Criminal Justice and Public Order Act de 1994 constitue pour beaucoup une accélération définitive du mouvement d’action directe. Si son spectre d’application est très large, allant de la construction de nouvelles prisons à leur sous-traitance, en passant par la systématisation des prélèvements ADN, il permet surtout de durcir la criminalisation de toutes formes d’action directe.

L’Etat reconnaît ainsi son ennemi et ce faisant, le constitue, mais aussi et surtout, il fait entrer dans la lutte politique des précarisés, des marginaux qui jusque là avaient développé d’autres formes de survie collective (communautés errantes et technoides) relativement dissociées des luttes politiques. Les expulsions de squatters, le sort extrêmement violent réservé au travellers les poussent soit au départ vers l’étranger soit à aller grossir les camps anti-routes. On dénombre jusqu’à 100 camps simultanés répartis sur le territoire. Pour la plupart, les activistes adoptent une posture résolument combattive mais, comme dans les camps pacifistes des années 1980 dont ils sont les héritiers, au bout d’un moment, le lieu de résistance bien que provisoire, se transforme en lieu de vie, en ré-appropriation collective d’espaces. L’expérience peut se transformer en revendication permanente ou conduire à un repli communautaire qui postule une extériorité au système et ne tente plus de le changer.

Une perception centrée sur la seule construction identitaire en conduit certains à des analyses pour le moins étranges, allant jusqu’à remercier Mme Thatcher d’avoir crée les conditions sociales de l’émergence de la contestation. La contre culture présente ainsi une tendance essentielle à se retourner sur elle-même. Dès le début certains pointent les contenus mêmes de cette culture enfermée insistant sur le danger que représente le fantasme d’une jeune Angleterre allant à la rencontre de sa bonne vieille terre. Sans parler des liens tenus qui peuvent relier historiquement l’extrême droite [8] aux problématiques écologistes, New Age et néo-paganisme (la Tribu Dongas, l’Arhurian War Band), très présents sur certains sites, contribuent à "diluer l’esprit dans les esprits", pour reprendre les termes d’Adorno.

Style de vie sexy et discours

Dés le début, les médias répondent présents et c’est de leur empressement à créer des stéréotypes de contestataires consommables que naissent les interrogations les plus conséquentes en matière de présentation de soi et de prétention à incarner une contre culture. Face à ces étranges regroupements sociologiques, les médias dominants travaillent à leur lissage et à la starification de quelques figures aux noms exotiques.

Ce spectacle fait oublier la diversité du mouvement, réduit la lutte à l’énervement de quelques activistes professionnels un peu fous et surtout, finit par vider la critique de son contenu subversif en intégrant une icône, un personnage, au flot quotidien de la culture dominante. Lorsqu’il se satisfait de lui-même, l’hédonisme de certaines pratiques finit souvent par tuer les luttes collectives qui l’ont fait naître. Le monde de la marchandise a déjà prouvé dans les années 1960-70 sa capacité à ingérer la menace en la transformant en mode ou en réorientant les désirs de changement social vers des accommodements qu’il n’a aucun souci à tolérer. En guise de réponse pragmatique certains adoptent des stratégies de négation des signes extérieurs de marginalité plus ou moins fantasmée.

Nombre d’auteurs anglo-saxons contribuent à accentuer cette "culturalisation" de la question sociale en théorisant cette DIY Culture - culture du Do It Yourself (Fais le toi-même) - à laquelle ils associent d’office, « comme dans sa version des années 1960, un mélange d’action inspirante, de narcissisme, d’arrogance juvénile, de principe, d’a-historicisme, d’idéalisme, d’indulgence de créativité de plagia, aussi bien que le rejet et l’appropriation de nouvelles technologies ».

La plupart des qualificatifs retenus sont pertinents mais, dés qu’ils décrivent une culture, ils contribuent à désamorcer une contestation qui, si elle est existentielle, n’en demeure pas moins politique et conflictuelle. Idem pour l’expression mal définie de gathering force, qui elle, contribue à euphémiser ces luttes en permettant, à priori, l’inclusion dans un même ensemble de nombreux groupes "libéraux" voire de lobbies progressistes défendant des libertés civiles et cherchant à réintroduire ce mouvement au sein d’un agenda politique ouvertement réformiste. Le fait de penser, à priori, ces luttes comme la simple continuation de l’écologisme traditionnel par d’autres moyens s’inscrit dans la même logique intégratrice : la culture DIY devient un effort pour débloquer et faire avancer une démocratie poussiéreuse. Des mots, d’apparence innocente et utilisés par certains contestataires eux-mêmes, incarnent des tendances lourdes du champ universitaire : tribaliser la question sociale et faire de mouvements sociaux des acteurs à part entière d’une démocratie perfectible.

Il ne s’agit pourtant pas de savoir si les gens qui s’engagent dans une même lutte constituent ensemble une culture, mais s’ils partagent une posture tactique et des positions politiques théoriques. Dés les premières campagnes les mobilisations sont le fruit d’un double apport sociologique : populations nomades d’activistes quasi professionnels et populations locales touchées par le fameux syndrome NIMBY (Not In My Backyard, Pas dans mon jardin) qui refusent de se voir dépossédée de leur environnement direct.

Ce sont souvent ces dernières qui constituent les premiers dossiers d’information, épuisent les moyens légaux plus ou moins vite avant d’en appeler à une campagne élargie qui peut alors prendre la forme de l’action directe. Les cas de radicalisation des populations locales et d’alignement sur certaines positions des activistes ne sont pas rares. L’idée de NYMBI part d’un point de vue très compatible avec l’idée d’action directe et peut ainsi se trouver transcendée puisqu’il s’agit assez simplement de se réapproprier ses affaires et non de demander plus de droits ou un Etat plus responsable.

Dépassement de l’écologie politique et anti-capitalisme

L’action directe, les groupes affinitaires non-hiérarchiques, les modes de vie alternatifs renvoyaient déjà clairement à l’anarchisme. « Le système qui apporte ruine environnementale et sociale repose sur des gens qui respectent et obéissent à la hiérarchie. N’imite pas le système, combats-le ! », annonce Road Alert. Mais il s’agit encore d’un anarchisme libéral, pas forcément revendiqué et assumé comme tel. Ce n’est que progressivement, que le mouvement se dote d’un bagage politique radical plus conséquent. Les référents s’émancipent de l’écologie profonde et de son approche strictement bio-centrée et intègrent la question sociale en tant que telle. Au fil du temps, la vision que les contestataires ont de l’Etat évolue : l’institution qui mène une politique environnementale ravageuse devient le simple garant des intérêts des grandes firmes et du capital.

Les tentatives de récupération du mouvement pour isoler ses composantes les plus radicales et pousser les pacifistes à la désolidarisation, contribuent, elles aussi, à cette affirmation. C’est la même année que le réseau Earth First !, lors de ses rencontres estivales, décide de se définir comme une organisation anti-capitaliste.

A la même époque, les OGM viennent petit à petit remplacer les routes au cœur des préoccupations du mouvement. La campagne contre l’ingénierie génétique permet ainsi de sortir de la logique des camps et de l’occupation de lieux éphémères en phase de routinisation. Avec ce nouveau terrain de lutte, le mouvement d’action directe peut repousser la question du style de vie et évite de n’être plus qu’un simple "risques intégré au marché".

Mais pour beaucoup d’individus, cette campagne permet de lier plus ouvertement les problématiques sociales et écologiques. Se posent ainsi les questions du machinisme industriel, des liens qui unissent science, industrie et capital, de la domination Nord/ Sud au sein d’une campagne ou se combinent plus que jamais les diversités de points de vue et de modes d’actions directe. En quatre ans plus de 350 sites de cultures transgéniques sont détruits (de nuit, de jour, masqués ou non), des dizaines de laboratoires sont attaqués, cadres et scientifiques de ceux-ci sont harcelés jusque chez eux, des dizaines de conférences et réunions sont sabotées, des bureaux sont occupés, des informations distribuées aux employés, un boycott général est organisé. En 2003, les sociétés Bayer et Monsanto annoncent finalement qu’elles ne mènent plus d’expérience sur le territoire britannique et le gouvernement prévoit de se prononcer sur un éventuel moratoire après les élections de 2005.

Avant la question des OGM, une autre occupation a permis au mouvement d’action directe de sortir pour la première fois des bois. Lors de la campagne contre l’autoroute M11 en 1994, ce n’est plus la protection d’un espace sauvage mais la destruction programmée d’une communauté d’un vieux quartier de Londres pour permettre aux banlieusards d’accéder plus facilement à leur lieu de travail qui est au centre des préoccupations. L’action directe pénètre ainsi la ville et fait naître Reclaim The Streets organisé sur le modèle d’Earth First !. Durant les quatre années qui suivent, les occupations intempestives et bruyantes se multiplient.

Les rues deviennent une métaphore en acte de l’espace public retrouvé et partagé la route incarnant incarne la séparation. Il devient clair qu’il ne s’agit pas seulement de voitures et de routes mais du système qui les produit : la "street party" est une forme d’organisation libertaire qui s’oppose directement à l’Etat et au capitalisme. En 1996, il paraît normal à RTS d’aller aider et soutenir les dockers de Liverpool qui s’épuisent dans une lutte très dure. C’est la première fois que le mouvement d’action directe des années 90 se retrouve sur un terrain de lutte plus traditionnel et qu’il fait la jonction avec le monde ouvrier, posant brièvement la question de la lutte des classes.

Genèse et futur de l’ "anti-globalisation" ?

Au sein de ce mouvement urbain d’action directe vont aussi se réactualiser des rassemblements mêlant explosion festive et émeute rageuse, préfigurant ce que seront certains des cortèges (Pinks et Black Blocks) lors des "rassemblements antimondialisation". Le 18 Juin 1999, un Carnaval contre le capital investit la city et « l’espace de quelques heures, l’un des plus importants quartiers d’affaires du monde se transforma en liesse révolutionnaire. La triste corvée du travail laissa place à l’esprit subversif (...) l’esprit populaire prit son essor et l’espace fut occupé et transformé ».

Il s’agit encore une fois de refuser « la médiation des politiques et des bureaucrates » sur le principe de la participation directe et immédiate afin de « menacer le cœur même de la société capitaliste de son besoin de spectacle, de hiérarchie, de cloisonnement. Au sein d’un carnaval, il n’y a pas de spectateur, pas de ligne de démarcation, pas d’observateurs passifs » [9], mais recherche d’une communauté éphémère qui crie son dégoût dans la joie et la fureur en brisant quelques vitrine, instauration provisoire du désordre collectif bruyant et dérangeant au sein de l’espace public normé et civilisé. Beaucoup ont alors le sentiment de tirer des liens concrets jusqu’ici trop fantasmés entre des luttes éparses, de se donner un ennemi commun sans réellement rompre avec l’activisme des années précédentes.

Pourtant, en quelques années, certains reviennent déjà sur cette position, éprouvant un "sentiment de dispersion" plus grand encore que dans les années 1990 et la conviction que le tourisme émeutier ne gène plus tant que cela les pouvoirs. Poursuivant l’attaque situationniste du militant gauchiste des années 1970, des critiques émergent, questionnant l’activisme lui-même.

En s’internationalisant, ses défauts (manque de recul, a-historicisme, dimension avant gardiste) deviennent plus évidents et paralysants. L’activiste ne serait plus un individu pratiquant l’attaque directe du capital au sein d’un mouvement social, mais un spécialiste sautant de lutte en lutte s’essoufflant au fur et à mesure sans jamais pouvoir quitter ce rôle [10]. Trois grands types de réponses émergent : revenir à des actions plus localisées, en s’appuyant sur un réseau de centres sociaux et de maisons autogérées coopératives réparties sur tout le territoire ; consolider des liens avec des groupes précis en lutte dans les pays du Sud contre le capitalisme industriel ; enfin, tenter de donner des contenus théoriques (certaines approches primitivistes) et historiques au mouvement.

Il est trop tôt pour dire ce que deviendra cette "action directe éco-anarchiste", née « comme un mouvement de défense de la nature sauvage sans nature sauvage et qui s’est transformée en un réseau de révolutionnaires à une période non-révolutionnaire » [11]. A l’heure ou l’anti-globalisation est en train de mourir sous les coups d’Etats habillant politiques répressives et contrôles sociaux des habits de l’anti-terrorisme mais, aussi et surtout, rongée par ce que certains ont appelé le cancer citoyenniste [12], ce mouvement constitue un précédent historique inspirant.

Dans un pays comme le nôtre ou le champ politique se caractérise par des séparations étanches dans le traitement des questions écologiques et sociales et ou, bien souvent, la théorie critique se déconnecte volontairement de luttes réelles pour se protéger d’un réformisme menaçant, le mouvement d’action directe britannique offre une perspective comparative éclairante.

Pierre Guerinet

[1] Fondé en 1991 s’inspirant du EF ! Journal (US). Ses premières actions, coordonnées avec Sea Shepherd (scission de Greenpeace), visent l’importation de bois rares.

[2] Earth First ! And the Anti-Roads Movement, Routledge, Londres, 1999.

[3] Cf. Poll Tax rebellion, Danny Burns, AK Distribution, Edinburgh ; Sur la journée du 31 mars, "Une belle émeute", Nicolas Arraitz, CQFD N°11, avril 2004.

[4] Construction News, mai 1998 , "The major road building programme has virtually been destroyed".

[5] Thomas Harding, cité in DIY culture, Edited By G. McKay, Londres, 1998, p. 10.

[6] EF ! Action update, N°91, décembre 2003.

[7] Affiche de Reclaim The Street.

[8] Sur les connections entre l’extrême droite et les thématiques écologistes cf Matthew Kalman et John Murray (principalement sur les questions de libération animale). Cf. la traduction d’André Dréan du texte de Lawrence Jarach, "Pourquoi les primitivistes me rendent nerveux", in Anarchy, a Journal of Armed Desire, N°52, printemps 2002.

[9] John Jordan et Jennifer Whitney, "Un air de carnaval et de révolution", in, Agone, n° 26/27, 2002, Revenir aux luttes, pp 115-122

[10] Cf. Abandonner l’activisme ?, d’Andrew X et les réponses à ce texte, dans la brochure "Anti-mondialisation", activisme et capitalisme, par Mutines Séditions, février 2001.

[11] Do Or Die !, n° 10.

[12] OGM : Fin de partie, par Quelques Ennemis du Meilleur des Mondes, Paris 2004.

Ecrit par libertad, à 22:48 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  Anonyme
09-12-05
à 01:27

Répondre à ce commentaire

  Anonyme
09-12-05
à 01:48

This text (analyzes) of Pierre Guerinet is all the same a little “boat” baby ;-)

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