Echanges économico-sexuels entre jeunes hommes sénégalais et touristes européennes au Sénégal : une prostitution masculine ?
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IMEA : "Au Sénégal, notamment sur la Petite Côte, qui est la destination touristique la plus fréquentée du pays, les échanges économico-sexuels entre jeunes hommes sénégalais et touristes européennes, des Françaises et dans une moindre mesure des Italiennes et des Allemandes, généralement plus âgées, ont acquis une visibilité incontestable.
Bien qu'il s'agisse de commerce informel, qu'il n'y ait généralement ni
tarification de la sexualité masculine ni professionnalisation de ses
fournisseurs, que les termes de l'échange soient loin d'être clairs pour
les acteurs eux-mêmes et a fortiori pour un observateur, la nécessité
d'une contrepartie économique fournie par les femmes est évidente. Elle
s'affiche notamment lorsque des litiges surgissent.
Certaines relations en effet tournent mal d'autant qu'elles ne sont pas
seulement éphémères ou de courte durée, mais qu'elles prennent la forme
d' "abonnement" au service sexuel plus ou moins rétribué (8), parfois de
cohabitations et de mariages.
Un hebdomadaire sénégalais (L'intelligent n° 2208, mai 2003) rapportant
dans la rubrique pédophilie, une plainte déposée à la gendarmerie de
M'Bour par une Européenne qui voulait récupérer la voiture et la maison
donnés à son amant sénégalais, souligne la différence d'âge dans ce
couple et s'indigne : "Un contrat secret imposait au garçon trois
rapports par jour. Une cadence qu'il n'a pas pu tenir. D'où le courroux
de la vieille dame".
Il arrive aussi que les autorités françaises à Dakar soient saisies par
des ressortissantes qui se considèrent victimes de "mariage d'intérêt"
et veulent pour cette raison divorcer ou annuler leur mariage.
L'étude de ces relations inhabituelles dans lesquelles ce sont des
hommes jeunes, noirs et pauvres qui sont rémunérés ou entretenus par des
femmes plus âgées, blanches et plus riches qu'eux, interroge les
catégories de prostitution, en l'occurrence hétérosexuelle masculine, et
de tourisme sexuel, dans ce cas féminin, ainsi que l'intrication de la
domination économique, des normes de genre et des stéréotypes racistes.
Les objectifs généraux de la recherche ethnographique en cours sont de
mieux connaître ce groupe dont la précarité économique et les
comportements sexuels laissent penser qu'il est également vulnérable au
VIH, d'éclairer les relations et le type de pratiques qu'implique
l'activité prostitutionnelle en question, tant au niveau social -
arbitrages entre conduites individuelles, enracinement communautaire et
solidarités familiales, répercussions sur les rapports de genre au sein
de la société sénégalaise - qu'au niveau des conséquences sur la
protection et sur les comportements sexuels à risque.
Un objectif particulier est de savoir s'il s'agit de prestations
sexuelles limitées ou de rapports plus ou moins durables et comment cela
influe sur la gestion du risque.
La première phase de mon travail a consisté à faire la revue de la
littérature scientifique sur le tourisme sexuel. Cette littérature est
essentiellement le fait d'universitaires de langue anglaise géographes,
sociologues et anthropologues. Ceci tient à la fois à la place de
l'étude du tourisme dans le champ des sciences sociales en Amérique du
Nord, en Grande-Bretagne, en Nouvelle-Zélande et en Australie (9) et à
l'attention plus ancienne et plus soutenue portée dans ces pays aux
questions de genre.
Une recension de ces travaux montre l'extension de plus en plus grande
du marché touristique sexuel ouvert aux femmes, documenté par des
recherches qui ont pour sujet tantôt les interactions entre touristes
femmes et locaux, tantôt les Beach Boys et autres dragueurs
professionnels, tantôt les femmes elles-mêmes. Ce sont généralement des
travaux purement qualitatifs, mais dans un cas à la Jamaïque le travail
qualitatif a été complété par une enquête par questionnaire menée auprès
des touristes femmes (Sanchez Taylor 2001).
Le phénomène a été étudié dans des sites touristiques très divers en
Méditerranée - en Grèce (Zinovieff 1991), à Jérusalem (Bowman 1996) et
sur les plages de Tunisie (Levy, Laporte et El Kebi 2001) - ainsi qu'en
Asie, en Indonésie (Dahles 1998, Dahles and Bras 1999), en Thaïlande
(Malam 2003), au Rajasthan (Hottola 2002).
Les exemples les plus nombreux concernent la région Caraïbe : la
Jamaique (Pruitt et Lafont 1995, Sanchez Taylor 2001), les Barbades (de
Albuquerque 1998, O'Connel Davidson 1998) , la République Dominicaine
(Herold, Garcia, DeMoya 2001, Sanchez Taylor 2001, Philips 2002), Cuba
(Cabezas 2002) ainsi que l'Equateur (Meisch 1995) et le Costa Rica
(Schaffer 1996).
Les destinations touristiques d'Afrique sub-saharienne où le tourisme
sexuel féminin a donné lieu à des articles scientifiques sont le Kenya
(Kibicho 2004) et la Gambie (Brown 1992, Ebron 2002).
La mission
Une mission de mise en place de l'étude de terrain s'est faite à Dakar
en décembre 2004 ; elle avait pour but de préciser avec Abdoulaye WADE,
responsable de l'étude au Sénégal, les différents lieux où l'enquête de
terrain pouvait se faire. Nous les avons exploré ensemble dans la région
de Dakar : à Dakar même (embarcadaire pour Gorée, le Plateau, le Marché
artisanal, les Almadies, Ngor). Plusieurs jours ensuite passés à Ngor
(village, plage et ïle) m'ont permis de démarrer le travail de terrain.
La mission a également servi à prendre contact avec le moniteur du
département de sociologie de la faculté des lettres de l'Université
Cheik Anta Diop, pour savoir quelles étaient les rapports de maîtrise et
de DEA réalisés ces dernières années sur le tourisme, la prostitution,
le tourisme sexuel ou les questions relatives au VIH dans les sites
retenus afin d'identifier de potentiels assistants de
recherche/facilitateurs.
J'ai ensuite réalisé une première mission consacrée à l'enquête de
terrain en avril -mai 2005. L'un de ses objectifs était de finaliser
l'engagement d'assistants de recherche à Dakar et dans la foulée de
démarrer avec eux l'enquête de terrain sur la Petite Côte (district de
Mbour) qui est la destination de 70% des touristes qui visitent le
Sénégal et de ce fait un lieu de prostitution tant féminine que
masculine.
Les premiers jours à Dakar ont été consacrés à la consultation de
documents dans les bibliothèques du CODESTRIA et de ENDA et à finaliser
l'engagement d'assistants de recherche.
Les assistants de recherche, tous deux étudiants en sociologie, ont été
recrutés au département de sociologie de la faculté des lettres de
l'Université Cheik Anta Diop à Dakar et ont été choisis sur la base de
la lecture de leurs travaux : mémoire de maîtrise pour Nini Diouf
portant sur les mariages mixtes à Mbour, et mémoire de DEA pour Youssou
Sarr portant sur le comportement des jeunes de 18 à 24 ans par rapport
au tourisme sexuel dans cette région. L'entretien préalable que j'ai eu
avec eux, a été suivi d'une rencontre avec Abdoulaye WADE dans les
locaux du CNLS pour finaliser la collaboration.
Le travail de terrain s'est ensuite déroulé à Mbour, à Saly Portugal et à
Nianing. Il m'a entre autres permis de réaliser une série d'entretiens
formalisés (15) avec des jeunes hommes de 23 à 35 ans impliqués dans des
échanges économico-sexuels avec des touristes. Il m'a également permis
d'interroger un certain nombre de professionnels du tourisme et
d'habitants de la région témoins de cette activité, et d'observer les
interactions entre les touristes et ces jeunes gens dans un certain
nombre de lieux de drague (plage, hôtels, boites de nuit).
En Août 2005 Abdoulaye Wade a effectué une mission en France qui nous a
permis de faire le point du recueil des données et de travailler
ensemble sur les entretiens recueillis.
Une seconde mission de terrain a été faite en Octobre-Novembre 2005 à
Cap Skirring pour compléter le recueil des données.
Lorsque le nombre nécessaire d'entretiens avec les hommes sera atteint,
je m'emploierai à collecter un certain nombre de récits de touristes
européennes qui reviennent régulièrement au Sénégal et y entretiennent
des relations sexuelles contre compensation. Cette partie de l'enquête
se fera sur la Petite Côte (février-mars 2006). La rédaction des
publications scientifiques se fera dans la foulée.
La dernière phase du travail de terrain devrait permettre de décider si
un volet quantitatif (enquête par questionnaire) documentant la gestion
du risque peut être envisagé à l'issue de l'étude ethnographique et si
des recommandations pour améliorer la prévention dans les lieux de
rencontre peuvent être formulées.
Notes
(8) L'hebdomadaire "Marianne" relève à Saly "l'assiduité de clientes qui
reviennent une à deux fois par an, et qui finissent par être intégrées
en tant que "grandes soeurs" dans le cercle familial" (27.8.2000).
(9) La remarque provocante et à l'emporte pièce de Levi-Strauss en
introduction à "Tristes tropiques" a durablement discrédité l'étude du
voyage et du tourisme chez les anthropologues français.
à 18:33