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DE LA « CITÉ DE DIEU » À L’INDIVIDUALISME ANARCHISTEE. Armand (1872-1962), de son vrai nom Ernest-Lucien Juin (et non pas Émile comme l’on trouve souvent écrit de manière erronée), est considéré comme l’un des principaux théoriciens de l’individualisme anarchiste. Son parcours militant est des plus singuliers. Membre de l’Armée du Salut de décembre 1889 à décembre 1897note, il évolue progressivement après cette date vers des conceptions anarchistes chrétiennes assez proches des thèses de Tolstoï, tout en ne partageant pas intégralement son précepte de « non-résistance au mal par la violence ». En mai 1901, il fait paraître le premier numéro de la revue L’Ère nouvelle note qu’il dirige à partir du numéro 10 (février-mars 1902) avec Marie Kugel. Cette publication marque un tournant décisif dans son évolution intellectuelle qui va le porter, en l’espace de quelques mois, à se revendiquer ouvertement de l’anarchisme.
Dans L’Ère nouvelle, une place très grande sera accordée aux différentes tentatives de « communisme pratique », connues sous le nom de « milieux libres », qui fleurissent après 1900. Convaincu que le meilleur moyen pour réaliser sur terre son idéal de cité future consistait à vivre dans la société actuelle « comme nous vivrons dans la société à venir », Armand aura tendance à accorder à ces essais – malgré leur portée limitée et leur état « embryonnaire » – une importance morale et éducative très grande. Le but qu’il leur assignait, toutefois, n’était pas de changer directement la société mais d’éduquer par l’exemple. « Ces essais – précisa-t-il – n’ont que la valeur d’une expérience. C’est leur raison d’être et c’est leur force note. » Ainsi, tout en ne se faisant guère d’illusions sur la possibilité de ces tentatives de durer sur le long terme, Armand et Kugel seront partie prenante du mouvement réalisateur qui se dessine. En 1902, ils adhèrent au projet visant à instituer une société « pour la création et le développement d’un Milieu Libre en Francenote ». À partir du numéro 26 (25 novembre-1er décembre 1903), L’Ère nouvelle se présente explicitement comme un « organe d’entente libertaire, revue d’émancipation intégrale, d’idéalisme pratique et de communisme appliqué ».
D’abord la maladie, puis la mort de Marie Kugel, survenue le 12 mars 1906note, vont le plonger dans une période de doute. Elle se traduira par l’abandon de sa foi chrétiennenote et une nouvelle radicalisation de ses conceptions anarchistes de plus en plus tournées vers l’exaltation de la joie de vivre et l’affirmation de la nécessité de concevoir l’anarchiste comme un « réagisseur » destiné inévitablement à entrer en conflit avec le milieu social « archiste » (autoritaire). Devenu collaborateur de L’anarchie, qu’avaient fondé en 1905 Libertadnote et Anna Mahé, il se montrera complaisant envers les pratiques illégalistes alors en pleine éclosion au sein des milieux libertaires. Estimant que l’anarchiste était dans un état permanent de légitime défense vis-à-vis du milieu autoritaire dans lequel il vivait, il trouvait tout à fait légitime qu’il puisse être « amené à vivre extra-légalement » même « au point de vue économique ». Il regrettait donc que les anarchistes n’apportent pas leur solidarité aux « réfractaires économiquesnote ». Emporté par sa dialectique, il pourra se laisser aller à écrire qu’« en poussant jusqu’à l’absolu nous pourrions établir, sans crainte de contradiction, que l’anarchiste illégal est l’unique anarchistenote ». Arrêté le 6 août 1907 sous l’accusation de complicité d’émission de fausse monnaie, il sera condamné le 9 mai 1908 à cinq ans de prisonnote.
Libéré au début de l’année 1910, il reprendra ses activités propagandistes qu’il mène désormais explicitement en se plaçant d’un point de vue anarchiste-individualistenote, conception dont il se fera à partir de ce moment le vulgarisateur et l’interprète inlassable. Tout en poursuivant la publication de ses revuesnote, il continue de fournir des nombreux articles à L’anarchie note. En avril 1912, au moment même où la répression s’abat sur les milieux individualistes à cause des agissements de ce que la presse de l’époque a appelé la « bande à Bonnot », il accepte de devenir le directeur responsable de cette revue pendant quelques mois. Après sa sortie de prison, cependant, la position d’Armand sur la question de l’illégalisme s’est considérablement modifiée au point de considérer désormais ce type de propagande comme un simple « pis aller ». Dans plusieurs de ses textes postérieurs à 1914, il reconnaîtra que l’illégalisme ne constituait rien de plus « qu’un moyen de vie économique plus risqué, plus dangereux surtout que les autresnote » et qu’il n’était, de ce fait, « ni à prôner ni à préconisernote ». Pourtant, Armand se refusa toujours à condamner explicitement les agissements des illégalistes comme étant incompatibles avec les idées anarchistes. Cette attitude le portera à polémiquer violemment avec d’autres anciens « théoriciens » de ces pratiques, tels Victor Serge ou André Lorulot, à qui il reprochera de vouloir faire oublier leur part de responsabilité dans la dynamique qui avait conduit aux faits sanglants des « bandits tragiquesnote ».
Conscient des impasses dans lesquelles les mots d’ordre individualistes de « vivre sa vie » tout de suite et par tous les moyens avaient conduit nombre de militants, Armand va de plus en plus prendre ses distances avec ce type de révoltes directes mais aveugles. L’expérience ayant prouvé qu’il était impossible de vivre pleinement en anarchiste dans la société actuelle, il fallait que les individus conscients se cherchent et s’associent dans le but de résister aux contraintes du milieu en attendant qu’ils puissent « élargir la brèche que leurs devanciers [avaient] pratiquée » : « L’anarchiste individualiste – expliquait-il – voudrait bien aujourd’hui […] n’être ni de la chair à domination ni de la chair à exploitation [mais] il est clair que ce n’est pas en se cognant la tête contre l’enceinte sociétaire qu’on résoudra le conflit […]. La solution, la voici : puisqu’on ne peut exister hors la société, il convient d’y vivre, mais comme un passant, en y campant. C’est déjà possible intellectuellement, moralement, parfois économiquement. Et c’est quelque chose, celanote. »
Lorsque la guerre de 1914 éclate, en accord avec cette posture de « réfractaire », il refuse d’abdiquer ses idées sur l’autel de l’Union sacrée. En janvier 1915, il rédige un tract signé « des vôtres » dans lequel il réaffirme sa haine de la guerre tout en mettant en garde les libertaires contre l’illusion d’un possible mouvement insurrectionnel après le conflit arménote. En novembre 1915, avec d’autres militants individualistes, il fait paraître d’abord le journal pendant la mêlée, puis par-delà la mêlée note. Son but affiché est de poursuivre sa propagande tout en s’efforçant de résister au courant chauvin et autoritaire qui entraîne les foules. Son refus de prendre position dans le conflit ne l’empêchera pas de s’attaquer vertement aux anarchistes qui avaient jeté aux orties leur antimilitarisme d’antan. En dépit de la censure, il laissera percer son pacifisme dans plus d’un article. Cette attitude intransigeante lui sera fatale. Le 16 octobre 1917, il est arrêté sous le prétexte fallacieux qu’il aurait favorisé la désertion d’un soldat. Malgré la faiblesse de l’acte d’accusation, il est condamné, le 5 janvier 1918, par le Conseil de guerre de Grenoble à cinq ans de prison. Une importante campagne en sa faveur sera lancéenote mais il ne retrouvera sa liberté qu’en avril 1922.
Armand va mettre à profit sa détention pour systématiser ses idées. L’aboutissement sera la parution de son principal ouvrage théorique, L’Initiation individualiste anarchiste, dans lequel il développe une conception originale de ce courant qui se différencie tant des thèses de Max Stirner et de l’Américain Benjamin Tucker que de celles des partisans de l’individualisme héroïque plus ou moins influencés par les écrits de Nietzsche ou de Bergson. Dès sa sortie de prison, il lance un énième périodique, l’en dehors – dont le premier numéro est daté du 31 mai 1922 – qui renoue avec les objectifs réalisateurs des premières années de L’Ère nouvelle. Ce qui le motive maintenant, c’est moins de prouver expérimentalement qu’il était possible de vivre « sans dieu ni maître » que de favoriser toute forme d’association volontaire, tant à caractère économique qu’éthique, en mesure de garantir les individus contre les aléas d’un milieu hostile. S’il ne semble plus disposé à entrer ouvertement en conflit avec le milieu archiste au point de se mettre dans l’illégalité, il ne renonce pas pour autant à chercher à vivre pleinement sa vie en s’associant avec d’autres individus partageant ses propres idées.
La période de l’entre-deux-guerres sera une période particulièrement féconde et active au cours de laquelle les thèses d’Armand vont connaître un indiscutable rayonnement aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement libertaire, tout en faisant l’objet de multiples attaques. L’en dehors, tiré à 6 000 exemplaires, paraîtra régulièrement jusqu’à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. En octobre 1939, la décision est prise de suspendre sa parution avant qu’un arrêté du ministre de l’Intérieur du 19 décembre l’interdise définitivement. Pour Armand commence alors une nouvelle période noire. Arrêté le 27 janvier 1940, à Thouars, en possession de la traduction d’un texte antimilitariste, il est condamné le 16 avril à trois mois de prison ferme avant d’être interné dans différents camps du 16 mai 1940 au 3 septembre 1941note.
À la Libération, il va, encore et toujours, renouer le fil de son engagement en faisant paraître L’Unique, d’abord séparément (juin 1945-juillet-août 1956), puis sous forme d’un bulletin inséré dans la revue Défense de l’homme, entre septembre 1956 et février 1962.
Militant infatigable et auteur prolixe, Armand n’aura cessé pendant plus de soixante ans de promouvoir ses idées par l’écrit et par la parole. Le nombre de ses articles – bien que comportant d’innombrables redites – est impressionnant. À cela, il faut ajouter les dizaines de petites brochures, parfois seulement de quelques pages, qu’il rééditera inlassablement à des milliers d’exemplairesnote. Il n’est pas toujours facile, dans ces conditions, de suivre le cheminement exact de ses idées, d’autant plus que sa pensée est en constante évolution, ce qui l’amène périodiquement à réviser ses positions, comme l’attestent les multiples retouches successives qu’il apporte à ses textes. Il y a toutefois chez lui un certain nombre de constantes perceptibles dès ses premières années d’engagement anarchiste, qui resteront pratiquement inchangées jusqu’à sa mort et qui constituent le véritable fil conducteur de sa pensée.
a) L’anarchisme n’est pas exclusivement une doctrine philosophique mais une manière de vivre. L’anarchiste véritable doit être considéré comme un « réagisseur » au milieu. « Est anarchiste – expliquait-il dès 1907 – quiconque nie l’autorité de l’homme sur son semblable et l’exploitation de l’homme par son semblable. […] Mais cette définition n’aurait qu’une valeur négative si elle n’avait comme complément pratique un effort conscient pour vivre hors de cette autorité et de cette exploitation qui sont incompatibles avec la conception anarchiste. De sorte qu’est anarchiste l’individu qui, consciemment, soit qu’il y ait été amené par le raisonnement, soit qu’il y ait été amené par le sentiment, vit hors l’autorité et hors l’exploitation. De là découle que l’anarchisme n’est pas uniquement une doctrine philosophique, […] il est une vie. L’anarchiste n’est pas seulement converti intellectuellement à des idées qui se réaliseront quelque jour, dans quelques siècles, il tend dès maintenant […], il vise dès à présent à pratiquer ses conceptions dans l’existence journalière, dans les rapports quotidiens avec ses camarades, dans le contact avec ses semblables ne partageant pas ses idéesnote. » L’anarchiste conséquent avec lui-même ne saurait donc différer dans le temps les actes émancipateurs mais il se doit de s’efforcer de vivre autant que possible hors de l’autorité et de l’exploitation, ici et maintenant.
b) La réalisation d’une société anarchiste n’est pas inévitablement liée au succès préalable d’une révolution violente menée par les masses populaires ou prolétariennes. Contrairement aux conceptions du changement social prônées par les anarchistes syndicalistes et insurrectionnels, Armand estimera toujours que, sans transformation préalable des mentalités individuelles, toute tentative de renversement par la force de l’ordre existant était destinée à échouer, même si elle se réclamait des idéaux antiautoritaires : « Un libertaire conscient ne s’attend pas à voir s’établir du jour au lendemain une société telle qu’il la souhaiterait, puisqu’il sait que son avènement dépend de la libération des mentalités humaines. Il n’attend rien ni des bouleversements catastrophiques, ni de l’excitation passagère et irréfléchie des masses, pas plus que des appels aux instincts inférieurs de l’hommenote. » Par conséquent, les chances de réaliser à l’avenir une société libertaire dépendaient exclusivement « de la formation d’individualités conscientes, réellement décidées à vivre librement sans autres limites que la liberté de vivre d’autrui ». Le rôle de ces « individualités » étant de montrer « déjà dans la société actuelle ce que peuvent accomplir le travail libre et l’entente en commun, par la formation de groupes d’éducation et de solidarité fraternels, de coopératives de production et de consommation de tous genres, de Milieux Libres de toutes sortes, de sociétés ignorant le tien et le mien, d’autant plus assurés de la réussite qu’ils se composeront d’éléments décidés et préparésnote ». Dans ses textes postérieurs à sa période chrétienne, Armand remplacera les appels au communisme et à la fraternité par la référence à l’égoïsme bien compris des individus mais cela ne changera en rien sa vision « éducationniste-réalisatricenote » du changement social à laquelle il restera attaché toute sa vie.
c) Une société anarchiste idéale ne saurait être uniformément réglée sur un modèle préconçu de régime moral, économique ou intellectuel. Tout en défendant inlassablement ses conceptions, Armand se gardera toujours de vouloir imposer à qui que ce soit ses solutions ou ses vues. Cette posture est d’autant plus fondamentale qu’il se fait une idée résolument antidogmatique de ce que pourrait être le fonctionnement d’une société anarchiste. « La solution libertaire – affirmera-t-il dès 1905 – ne saurait imposer de formule définitive ni de voie unique au développement de l’être humain pris individuellement ou collectivementnote. » Voilà pourquoi, même après qu’il sera devenu individualiste, il continuera à penser que « tout ce que le libertaire peut demander ou exiger des sociétés actuelles ou de celles à venir, c’est qu’elles lui laissent la possibilité de faire l’essai loyal de ses conceptions économiques ou morales à son heure et avec les camarades de son choix. Aux autres de déterminer leur voie d’après les résultats de leur propre expériencenote ».
Loin des affrontements entre les partisans des solutions communistes, collectivistes et/ou mutuellistes qui déchirent le mouvement anarchiste, ce qui l’intéresse c’est donc qu’une pluralité de solutions alternatives puissent être expérimentées. L’expérience seule pouvant déterminer a posteriori les plus avantageuses pour l’éclosion d’un milieu social favorable à l’épanouissement de toutes les potentialités physiques, intellectuelles et morales des individus.
d) En attendant une hypothétique transformation radicale de la société, les individus conscients peuvent et doivent chercher à se garantir réciproquement une réduction de la souffrance inutile et évitable dans tous les domaines. Dès 1908, Armand affirme l’importance de la camaraderie ou de l’entraide entre individus partageant les mêmes idées en tant que moyens pour s’efforcer d’éliminer la « souffrance évitablenote ». Même après son tournant individualiste, la pratique de la camaraderie continue à être perçue comme un moyen à disposition des individus « pour se préserver des aléas de l’existencenote ». Cette pratique, cependant, n’est plus envisagée d’une manière purement sentimentale mais se trouve désormais associée à la mise en place d’un système de garanties mutuelles qu’Armand appelle dans L’Initiation individualiste anarchiste le « garantisme ». D’après cette thèse, il fallait que les individus constituent des associations volontaires de toutes sortes afin de se protéger mutuellement des risques sociaux auxquels ils s’exposaient en voulant vivre pleinement leur vie. Le but de ces associations – qu’elles se présentent sous un aspect coopératif ou mutuelliste – étant de favoriser tout effort « tenté ou accompli par un compagnon ou un groupe de compagnons pour jouir de la vie aussi consciemment et intensément qu’il est possible, ou pour amener à un maximum toujours plus réduit la souffrance, la douleur, les éventualités auxquelles les expose la pratique ou l’expérimentation de leurs opinions, de leurs conceptions de la vienote ».
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