Joueb.com
Envie de créer un weblog ? |
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web. |
Lu sur Risal : "Il y a presque trois ans, quand j’ai connu le « hangar » du Mouvement des travailleurs sans emploi (Movimiento de Trabajadores Desocupados- MTD) de Solano dans le quartier argentin de San Martin, j’avais éprouvé l’étrange sensation d’avoir déjà été à cet endroit. Pour y parvenir, il faut prendre le microbus sur la place centrale de la Constitution et voyager un peu plus d’une heure du centre de Buenos Aires pour parvenir à cet endroit du conurbano [1] sud de la ville. Au fur et à mesure que le microbus se
rapproche de Solano, l’environnement se transforme. La ville parsemée
de hauts buildings et de vastes commerces cède de plus en plus le pas à
des habitations basses toujours plus précaires et les chemins de terre
apparaissent jusqu’à ce que la perspective de la ville devienne de plus
en plus vague. Un ensemble irrégulier d’habitations précaires apparaît,
signe incontournable de la pauvreté urbaine. Mais ce ne sont pas ces
caractéristiques - si semblables à celles des quartiers pauvres des
villes latino-américaines - qui m’ont paru familières dans le
« hangar » des MTD. Un sol en terre, un toit en paille, des murs de
briques dont les trous n’ont pas été bouchés, la besogne lente et douce
de femmes de tout âge et surtout d’âges indéfinissables ; des filles et
des garçons qui jouent entre les adultes comme si l’ambiance familiale
s’était transposée à l’espace social collectif, avec les mêmes manières
et le côté naturel de la vie quotidienne. Les réunions prennent l’air familier
qu’elles auraient si elles avaient lieu dans la cuisine d’une
habitation : personne ne sait exactement quand est-ce qu’elles
commencent et finissent, ni ce qui y a été décidé ; les conversations
sont désordonnées - par rapport aux paramètres militants classiques -,
mais qui peut résister à l’énorme énergie qui se dégage de cet espace
bordé d’un brin de tendresse et de résistance ? Après peu de temps dans
le « hangar » , j’avais la même sensation que celle éprouvée sept ans
auparavant dans la cuisine de La Realidad, au Chiapas, sous l’énorme Ceiba [2].
A Solano aussi, on respire cette atmosphère communautaire, résistante,
de travail qui est à la fois un non travail, solidaire et fraternel. Sous le passe-montagne Cependant, au-delà des sensations subjectives, du volontarisme, qu’ont en commun les piqueteros
et les zapatistes ? Peut-on trouver des expériences communes entre
celles des chômeurs d’une ville de 12 millions d’habitants et les
indigènes tojolabales de la forêt Lacandona
(Chiapas) ? Ne serions-nous pas en train de forcer les choses en
disant, comme le note Holloway, que la lutte des piqueteros est une sorte de « zapatisme urbain » ? Un regard superficiel, disons de journaliste, pourrait conclure que les piqueteros comme les zapatistes utilisent des passe-montagnes ; que les deux sont armés, les zapatistes avec des vieux fusils et les piqueteros de bâtons et de frondes ; que les deux ont dit « ça suffit ». Comme on le voit, il n’est pas difficile de « découvrir » des similitudes. Cependant, je trouve que ce qu’ont en
commun les deux mouvements est moins visible et se trouve au-delà du et
sous le passe-montagne, dans la quotidienneté de la construction d’un
monde nouveau. D’une certaine manière, des zones entière des faubourgs
de Buenos Aires sont à la capitale pratiquement la même chose que
l’état du Chiapas l’est au district fédéral de México [la capitale du
Mexique] bien que Solano ne soit qu’à à peine vingt kilomètres de la
place de Mai. Alberto, le curé qui a atterri à Solano, soulignait lors d’une Ronda de Pensamiento Autónomo [3]-
un espace créé par le MTD de Solano pour débattre avec des assemblées
et d’autres collectifs où converge une saine hétérogénéité sociale -
que « dans la capitale, c’est différent d’ici, où tu
peux te suspendre à la lumière. L’époque, la présence du pouvoir, les
politiques de contre-insurrection rendent très difficile l’existence de
collectifs » [4]. Le débat portait sur les causes pour
lequelles les assemblées des quartiers populaires ne parviennent pas à
survivre à Buenos Aires et étaient passées de centaines de membres à à
peine plus d’une dizaine en moyenne, la majorité ayant disparu
complètement. Neka, également de Solano, ajoute qu’après l’insurrection du 19 et 20 décembre 2001 [5], les véritables changements ne sont pas encore visibles et ce manque de visibilité désespère les militants : « Cependant ce n’est pas cela le plus important mais ce que nous construisons derrière qui vaut plus que le spectacle ».
Alors qu’Alberto soutient qu’il faut savoir attendre, qu’il faut donner
au temps la possibilité de faire son travail, que lutter « ce n’est pas seulement être visible ». « C’est un silence fécond » conclut-il. Pour être plus précis, ceux de Solano sont le secteur le plus visible de la partie du mouvement piquetero qui ne vise pas à prendre le pouvoir d’Etat. Est-ce que ces piqueteros
ont appris les communiqués de Marcos et les répètent comme des
perroquets pour mieux impressionner ? Comment alors ? Où réside alors
le secret de cette « communion » de discours et de formes de mener la
lutte pour le changement social ? A mon avis, les aspects communs entre
les piqueteros et les zapatistes (comme entre d’autres mouvements de pauvres qui habitent le « sous-sol »),
ce qui leur permet de se dire qu’ils appartiennent à une même famille
de mouvements, sont au nombre de trois : 1° la lutte et la résistance
en marge, non pas pour être intégrés comme des subordonnés mais pour
lutter en tant que nouveaux sujets sociaux en maintenant leurs
différences ; 2° l’autonomie comme clé de la résistance mais aussi de
la construction d’un ordre social différent et 3° la création ici et
maintenant de nouvelles relations sociales qui sont de fait le cœur du
monde nouveau. Vivre et résister en marge D’une certaine manière, les chômeurs
sont les indiens de la société industrielle. Mais ces chômeurs sont
plus que des gens sans travail. Les occupations de 1982 représentent un
virage dans les luttes sociales argentines pour deux raisons : les
nouveaux et les anciens pauvres (les uns expulsés des usines et des
régions rurales, appauvris par le nouveau modèle économique ; les
autres expulsés des anciens bidonvilles de la capitale par la dictature
militaire) parviennent à ouvrir des espaces territoriaux sur lesquels
ils construisent leur vie quotidienne et, en second lieu, ils le font
depuis des organisations d’un nouveau type, différentes des syndicats
et des formes instrumentales d’organisation. Le fait que ce sont des communautés qui
ont pris l’initiative (au-delà du caractère ecclésiastique de
celles-ci), représente une rupture avec la tradition corporative et
hiérarchique de la gauche et du mouvement syndical par rapport à la
question de l’organisation. Ce que nous observons dans les
campements de Buenos Aires n’est pas très différent de ce qui s’est
produit dans d’autres espaces, d’autres villes latino-américaines. Je
pense à El Alto [Bolivie] et Montevideo [Uruguay] en particulier. Les
nouveaux pauvres des villes semblent avoir conclu qu’aucun Etat
national ne va résoudre leur situation de pauvreté et se sont mis à
l’oeuvre pour assurer la survie quotidienne. L’Union des travailleurs sans emploi (Unión de Trabajadores Desocupados
- UTD) de Général Mosconi, une petite ville de 15.000 habitants au nord
de l’Argentine qui vivait de la compagnie pétrolière d’état, privatisée
par Menem, et a été un des berceaux du mouvement des piqueteros
a fait un bond formidable : il a maintenant 31 potagers, une ferme
complète, des emplacements de recyclage de bouteilles, des pépinières,
des ateliers métallurgiques et de menuiserie pour la fabrication de
chaises et de lits, une colonie agricole de 150 hectares, un élevage de
cochons et d’autres animaux ; ils ont construit une cantine
communautaire pour les indigènes de la zone et une salle de premiers
soins. Deux mille personnes sont liées aux projets de la UTD, deux
mille personnes liées par des relations communautaires et horizontales
sur une population active de huit mille personnes [7]. A Solano, les boulangeries, les
potagers et les ateliers de maroquinerie ont déjà trois ans et les
participants au projet ont maintenant installé des élevages de porcs et
de lapins et commencent à élever des poissons dans les silos d’une
usine de traitement d’huile abandonnée. Peu à peu, la production
commence à être un des piliers les plus solides du mouvement et les
quelques expériences initiales se sont étendues à d’autres collectifs.
Le mouvement Thérèse Rodriguez (MTR), qui a une orientation différente
de celle de Solano (vise la révolution avec la prise du pouvoir et ne
se construit pas de façon horizontale), compte déjà plus de cent postes
productifs. Plusieurs MTD d’Annibal Verón comptent une large gamme
d’ateliers de production en plus des classiques potagers et
boulangeries. Plusieurs cantines du mouvement sont proches de
l’autosuffisance avec la production des potagers et dans l’avenir elles
pourront se passer des aliments donnés par l’Etat. D’autres, comme le
MTD de La Matanza, font déjà des incursions dans l’éducation avec une
école construite par les propres piqueteros où les
familles jouent un rôle important dans la définition des contenus et
des méthodes pédagogiques. C’est dans cette voie que se nouent des
relations entre les différents groupes de piqueteros, les usines récupérées et les assemblées de quartier : des boulangeries montées par des piqueteros fournissent certaines usines alors que les produits de celles-ci sont partagées entre les piqueteros et certaines assemblées montent des réseaux de distribution. La coopérative La Asamblearia, qui « promeut
la production, distribution, commercialisation et consommation de biens
et de services autogérés, c’est-à-dire qui soient le fruit et la
propriété collective des travailleurs » est une des initiatives les plus remarquables puisqu’elle regroupe la distribution de produits des piqueteros, des assemblées de quartier, de paysans et aussi de certaines usines récupérées [8]. Cela vaut la peine de s’arrêter même
brièvement sur ces « autres » expériences urbaines qui montrent qu’il
est possible d’ouvrir des espaces de rencontre entre différents
secteurs sociaux et qu’on peut travailler dans les zones urbaines avec
des critères similaires à ceux employés dans les zones rurales [9]. Cette voie va à contre courant de la
prétention de l’Etat d’« intégrer » ceux qui sont marginalisés : ce qui
suppose de les intégrer comme des subordonnés plutôt que de
« normaliser » les différences culturelles et sociales à travers un
processus d’homogénéisation, en utilisant la carotte du travail et
l’accès à la consommation comme incitant. L’autonomie, "ordonnateur" des nouveaux sujets La lutte pour l’autonomie est un des aspects les plus importants des zapatistes et des piqueteros, même si les voies par lesquelles ils sont parvenus à leurs formulations actuelles sont différentes. En Argentine, vers le milieu des années
90, l’autonomie était une déclaration de principe : des dizaines de
collectifs se sont déclarés indépendants des partis, de l’Etat et des
centrales syndicales. C’est la forme qu’ils ont trouvé pour dépasser la
division traditionnelle du travail entre le parti et les masses alors
que l’immense majorité des structures de partis de gauche se sont
effondrées et ont montré leur incapacité à aller au-delà de pratiques
syndicales corporatives et dépendantes de l’Etat. Un retour dans la passé permet de
constater qu’il y a dix ans la bataille tournait autour de la création
de groupes autonomes, autogérés par ses membres. Cela, c’est déjà
acquis tant parmi certains groupes de chômeurs que dans des assemblées
de quartier et d’autres collectifs. Les uns et les autres ont commencé
aux alentours des 19 et 20 décembre 2001 (les piqueteros
en premier, les assemblées plus tard) à créer des espaces sociaux où
l’autonomie se met en marche. Ainsi, si la création de groupes
autonomes est caractéristique du début des années 90, la création
d’espaces pour la survie et la résistance (cantines, postes de santé,
espaces de production, etc.) est caractéristique de la période actuelle
qui a commencé plus ou moins vers l’an 2000 lors d’un des sommets de la
vague des mobilisations. La création d’espaces autogérés et
l’horizontalité sont quelques-uns des aspects nouveaux qu’apporte le
mouvement actuel par rapport au vieux mouvement ouvrier. Cependant,
l’enracinement territorial présente certaines difficultés et défis. Les
groupes ont été capables de construire des espaces autonomes « de los galpones hacia adentro »
[Littéralement, des hangars vers l’intérieur]. Ceci a semblé
nécessaire, voire indispensable dans la première étape de création des
nouvelles réalités, qui ont eu besoin de s’affirmer à contre-courant
pour pouvoir naître et survivre. Après presque sept ans, ces
expériences collectives cherchent à aller au-delà, à gagner de nouveaux
espaces et s’étendre. Dans le cas contraire, ces expériences sentent
qu’elles vont finir étouffées dans leurs hangars. Il ne s’agit pas là
d’un débat théorique mais d’un débat que mènent certains collectifs sur
base de la réflexion sur les limites du travail réalisé
jusqu’aujourd’hui. En général, il semble que l’on vive une
transition des groupes autonomes aux territoires autonomes. Comme toute
transition, elle est désordonnée, inégale du fait que ce qui est
nouveau ne naît pas de façon claire et nette. Beaucoup de groupes
contrôlent déjà des micro territoires dispersés dans leurs quartiers ou
dans d’autres lieux, beaucoup d’entre eux sont situés dans les propres
espaces familiaux que ces familles mettent à la disposition du
mouvement. Un nouveau monde, en marge du vieux monde L’image que présente une bonne partie
du mouvement social argentin et latino-américain est celui d’une
infinité d’îles qui ont tendance à se convertir en bateaux « pour aller à la rencontre d’une autre île, puis d’une autre et encore d’une autre... » comme le mentionnait un des communiqués du Sous commandant Marcos [11]. La particularité de cette vision de
changement social est que chacun de ces bateaux ne reproduit pas le
vieux monde mais incarne des portions significatives du monde dont nous
rêvons : des relations non pas hiérarchiques mais horizontales, des
liens et des valeurs de caractère communautaire, l’autonomie ou
l’auto-gouvernement de chacune de ces « petites îles ». Dans certaines villes d’Amérique
latine, s’opère un virage profond, de longue durée, appelé à avoir de
profondes répercussions : les formes de résistance et de construction
des nouveaux mondes qui sont nées et se sont enracinées dans les zones
rurales commencent à s’installer dans certaines grandes villes. C’est
la première fois que dans les métropoles qui sont le cœur du Capital et
de la domination, ceux d’en bas sont capables d’ouvrir des espaces
autonomes pour ceux qui résistent au système, ceux qui le défient et
ceux qui construisent des mondes nouveaux. Les projets de et pour la
survie commencent à s’articuler comme des petites îles d’un nouveau
monde. Certainement, comme le signale Anibal Quijano, la tendance parmi
les sans emploi « à l’organisation de noyaux de
production orientés par la réciprocité, à l’occupation et à la gestion
collective des terres et des usines abandonnées », qui est un phénomène nouveau dans des pays comme l’Argentine, « a des racines et une histoire prolongée dans des pays comme le Pérou, l’Equateur ou le Mexique » [12].
Cependant, il existe entre les deux au moins deux différences
importantes : dans les expériences mentionnées par Quijano, les
protagonistes en étaient des migrants de la campagne dans les villes à
la recherche de « l’intégration » même si eux n’ont
jamais présenté les choses de cette manière. Maintenant, néanmoins, il
s’agit de personnes qui étaient des citoyens et qui ont perdu cette
condition, ayant été expulsées par le néolibéralisme de leur condition
« d’intégrés ». Des processus semblables ont lieu dans
les potagers urbains de Montevideo [Uruguay] et aussi dans les
collectifs de voisins de El Alto [Bolivie]. Le premier cas est
remarquable : pendant l’hiver 2001, pendant la crise économique et
financière, des centaines de potagers « familiaux collectifs »
et communautaires se sont créés de manière spontanée en pleine zone
urbaine. Les premiers sont des potagers installés sur les parcelles des
maisons individuelles mais sont cultivés de manière tournante par les
habitants de la zone ; les potagers communautaires se trouvent dans des
espaces occupés par les habitants. Dans les deux cas, on trouve des
formes d’organisation stables par rapport au potager qui représente
l’axe de rassemblement des collectifs de quartier qui ont dû lutter
pour leur autonomie par rapport aux partis politiques, aux syndicats et
aux municipalités. Les groupes de départ sont passés en deux ans par
différentes situations, critiques et de croissance qui, dans bien des
cas, les ont amenés à consolider des liens qu’eux-mêmes définissent
comme « communautaires ». La profondeur des
changements enregistrés en assez peu de temps est visible dans
l’évaluation réalisée par les femmes du potager communautaire Amanecer
dans le quartier populaire de Soyago : au début nous avions une feuille
où chacun notait les heures qu’il avait travaillées et quand arrivait
la récolte chacun recevait en fonction de ce qu’il avait travaillé. A
notre grande surprise, lors d’une réunion en septembre, on a commencé à
ne plus noter les heures. Ceci nous a réjoui car le groupe commençait à
avoir une conscience communautaire. Nous faisons cela
jusqu’aujourd’hui. Lorsque les heures de travail finissent, chaque
membre du groupe retire de quoi nourrir sa famille (Oholeguy, 2004 :
49). Dans une autre zone de Montevideo, dans
le quartier Villa Garcia, le réseau des potagers collectifs rassemble
20 potagers. Comme dans d’autres cas, c’était au début des expériences
isolées qui ont commencé à se coordonner jusqu’à créer un collectif qui
réalise des tâches hebdomadaires rotatives dans tous les potagers. Les
acquis sont considérables : consolidation de groupes de travail qui
dépendent chaque fois moins des aliments donnés par l’Etat, création
d’une serre et d’une banque de semences pour fournir des intrants à
tous les potagers de la zone, édition d’un bulletin mensuel du groupe
et coordination avec les autres initiatives de Montevideo qui a donné
lieu à la première rencontre des agriculteurs urbains en octobre 2003.
Les pas effectués par les collectifs « de ceux qui travaillent les potagers »
(c’est ainsi qu’ils se nomment en s’octroyant une nouvelle identité)
dans la solitude urbaine et l’angoisse de la survie, montrent que même
dans nos grandes villes, rongées par la fragmentation et un
individualisme féroce, il est possible de construire d’autres types de
liens au nez et à la barbe du pouvoir globalisé. De nouvelles relations sur un nouveau territoire Un samedi de la fin du mois d’août,
nous avons eu un entretien long et fécond avec un groupe de camarades
des deux sexes de Solano. Nous nous sommes rencontrés à cette occasion
dans une ancienne usine de transformation d’huile abandonnée qu’ils
occupent aujourd’hui et partagent avec le réseau de troc. Il s’agit
d’un domaine qui représente un demi-pâté de maisons sur l’avenue
Calchaquí de Quilmes, à un peu moins d’une demi heure du centre de
Buenos Aires. Il est enclavé dans une zone traditionnelle d’industries,
pauvre à cause du chômage mais très différente des installations de piqueteros et de manière concrète très différente du quartier de San Martin où est né le MTD. Les gens de Solano occupent le reste du
domaine. D’un côté du hangar de troc, où se trouvaient avant les silos
d’huile, il reste quatre grands trous avec un sol de ciment où ils
commencent aujourd’hui à élever des poissons pour les cantines du
mouvement. Ils racontent leurs plans : ils ont déjà des cochons et des
lapins dans une autre usine abandonnée, plusieurs potagers et
maintenant les poissons mais dans peu de temps, ils vont commencer à
cultiver un domaine de trois hectares qu’ils ont obtenu et où ils
espèrent obtenir les aliments pour tout le mouvement. L’obsession de
Solano est de « produire sa propre autonomie », pour qu’arrive le jour où ils ne dépendent plus des subsides ni des aliments que leur accorde l’Etat.
Solano comme d’autres quartiers où sont nés les piqueteros
a son histoire. Elle débute en 1976 ou 1977 en pleine dictature. Dans
le diocèse de Quilmes s’était réfugié le meilleur de la militance
chrétienne qui pouvait compter sur la « protection » de l’évêque Jorge
Novak. Vers la fin des années soixante avaient surgi des centaines de
communautés ecclésiales de base inspirées de la Théologie de la
libération. En 1982, les problèmes de chômage, de manque de logement et
de famine redoublaient d’intensité. En silence, des centaines de
voisins (vecinos) pauvres de Quilmes décidèrent d’occuper des terres en friche où ils créèrent les premières installations (asentamientos).
En quelques mois, plusieurs milliers de familles ont ouvert à partir de
rien les premières quartiers, initiant une forme d’occupation du
territoire qui allait gagner toute la région. Ainsi est née la « prise de terres »
comme une forme de lutte collective et organisée, quelque peu similaire
aux occupations pratiquées par le Mouvement des sans terre (MST) au sud
du Brésil. [6]
Ceux qui ont créé La Asamblearia
ont commencé en mars 2003 quand un groupe d’une trentaine de voisins
résidant dans la zone nord de Buenos Aires (une zone typique de classe
moyenne) et appartenant à l’assemblée de quartier Nuñez et à
l’assemblée populaire Nuñez Saavedra, décidéa « de nous réunir pour constituer la Coopérative de logement, de crédit et de consommation de La Asamblearia Limitada ».
Les membres du collectif disent qu’« à
partir de maintenant et jusqu’à la mi-juin 2003, trente autres voisins
de la zone, d’autres quartiers de la ville, de provinces argentines et
même de l’extérieur du pays se sont associés à La Asamblearia
. Un antécédent qui illustre très bien ce fait est l’articulation des
membres des différentes assemblées dans ce qu’on a appelé « La Bourse et la Vie »,
une expérience d’achats en commun très intéressante car elle a mis
leurs participants en contact direct avec divers producteurs de la
campagne et de la ville, dont la caractéristique commune était la
tentative de développer une production autogérée » [10].
C’était une
manière de se défendre, nécessaire dans les étapes initiales de
construction d’une nouvelle couche d’organisations et de groupes qui
rejetaient la tutelle de partis et de syndicats. Aujourd’hui encore,
une décennie après l’émergence de centaines de groupes autonomes, le
caractère « défensif » de la proposition continue à être l’aspect
dominant, bien que l’on commence à deviner dans les pratiques
quotidiennes la volonté d’aller au-delà de cela, d’incarner les
pratiques autonomes.
Cependant, l’implantation sur le territoire urbain
suppose d’accepter au sein du mouvement l’hétérogénéité sociale qui
existe dans ces quartiers populaires : le MTD de Solano par exemple ne
comprend pas que des chômeurs mais aussi des chômeurs qui ont trouvé un
emploi et des habitants qui n’ont jamais été au chômage. Certains MTD
ont rebaptisé le « D » de « desocupados » (sans emploi) par celui de « dignidad » (dignité).
Il s’agit d’un long processus qui ne dépend pas seulement des espaces
physiques mais aussi de la possibilité de construire des communautés -
et autant de territoires - dans chaque quartier populaire où ils sont
installés. Sur ce point, nous ne pouvons pas compter sur des
expériences urbaines récentes (à peine celles du bidonville El Salvador
à Lima et d’El Alto à La Paz) car la majorité des expériences que nous
connaissons se trouvent dans les zones rurales du Mexique, de
l’Equateur, de la Bolivie et d’autres pays.
Ils ne cherchent plus
maintenant à redevenir des citoyens, ni des ouvriers salariés mais
cherchent à construire un autre genre de relations dans le lieu qu’ils
occupent aujourd’hui et qui a été construit volontairement en tant que
partie d’un « autre » projet historique et social. La seconde
différence est que les initiatives productives ne sont pas des
initiatives individuelles pour la survie mais des constructions
collectives des mouvements.
Trois mois plus tard le collectif qui travaillait le potager
(environ 40 personnes, l’immense majorité de femmes et de jeunes)
parvenait à l’autosuffisance et décidait d’arrêter de recevoir des
aliments de la municipalité, indiquant qu’il préférait qu’ils soient
distribués dans des cantines populaires ou à d’autres groupes qui en
auraient besoin.
Une partie de l’ancienne usine est un énorme hangar de plus de mille
mètres carrés, où sont alignées des dizaines de tables où se trouvent
presque toujours des femmes, où elles exposent les produits les plus
divers qui seront achetés par les « prosumidores » [13] qui paient avec des "crédits" au lieu d’argent.
Nous continuons la visite. Dans une petite maison au fond se trouve un
poste de santé à base de traitement par les herbes et d’acuponcture.
Cela paraît miraculeux : des femmes très pauvres sont là et attendent
qu’Augusto leur place les aiguilles. Cette technique était auparavant
seulement accessible aux femmes de la classe moyenne supérieure tant à
cause du coût élevé, qu’à cause des difficultés culturelles pour que
les pauvres accèdent à autres choses qu’aux médicaments que les
multinationales pharmaceutiques font dans le premier monde. Maintenant,
elle est adoptée par les femmes de Solano. Le projet se nomme « santé rebelle » et est défini par une phrase qui dit : « l’homme
nouveau en réalité c’est le même homme vieux, mais qui devient bon
lorsqu’il touche les choses avec dignité, c’est-à-dire avec respect ». En dessous apparaît la signature : « Sous commandant insurgé Marcos » .
[1] Par conurbano on entend la partie de la ville qui ne correspond pas à la capitale fédérale (pratiquement trois millions d’habitants), siège des pouvoirs de l’Etat féderal et des classes moyennes et supérieures. Le conurbano sud et ouest (huit millions d’habitants) est la zone où habitent les classes laborieuses et les secteurs populaires et où se trouve le gros des usines.
[2] La Ceiba est un arbre sacré pour les peuples indigènes mayas. (ndlr)
[3] Voir : http://www.lavaca.org/actualidad/ac....
[4] « El ser o no ser de las asambleas », sur http://www.lavaca.org.
[5] Voir : dossier Argentinazo http://risal.collectifs.net/mot.php.... (ndlr)
[6] A propos de cette expérience, voir « Siempre estamos dando el primer paso », Masiosare, le 30 mai 2004.
[7] Claudia Korol, « Tiempos de guerra y emancipaciones en las tierras del petróleo » sur http://www.rebelion.org.
[8] Pour plus d’information, voir : http://www.asamblearia.com.ar.
[9] J’ai trouvé cette préoccupation parmi les membres du Front zapatiste de libération nationale (FZLN) du district fédéral de México, ainsi que parmi de nombreux activistes urbains de bien des villes latino-américaines, comme le montrent les débats actuels autour des assemblées de quartier de Buenos Aires cités plus haut.
[11] Sous commandant insurgé Marcos, « El mundo : siete pensamientos en mayo de 2003 », Rebeldía n°7, mai 2003.
[12] Anibal Quijano, « El laberinto de America latina , ¿hay otras salidas ?”, OSAL n°13, Buenos Aires, janvier-avril 2002.
[13] Un despoints essentiels pour stabiliser le système de troc en Argentine est la double participation des usagers qui devront être à la fois producteur et consommateur, ce qui a mené à la création d’un nouveau mot pour désigner les usagers : les « prosumidores », qui est un mélange des mots « productor » (= producteur) et « consumidor » (=consommateur). (ndlr)
Source : Revue Rebeldía (http://www.revistarebeldia.org), décembre 2004.
Traduction : Virginie de Romanet, pour RISAL (http://risal.collectifs.net).
Commentaires :
libertad |
Un article qui montre que la transformation des rapports sociaux dont parle Patrick Mignard est déjà en oeuvre en Amérique du Sud et Centrale
Répondre à ce commentaire
|
à 22:41