13 JANVIER 2005, 7 H 30. Aux alentours de la gare de l'Est, à Paris, deux policiers réveillent un sans-abri qui dormait dehors pour lui dresser un procès-verbal. Motif de l'infraction: « camping sauvage » ! En matière de tartufferie, les arrêtés « anti-bivouac » promulgués par quelques maires en 2002 étaient dépassés. Dont, rappelons-nous, celui de Bordeaux, Alain Juppé, le très-bien-logé, ainsi que son fils, et pour un loyer défiant toute concurrence, à Paris dans les appartements de la Ville, à l'époque la capitale était régentée par la maffia chiraquienne. À peine parachuté à la tête de la municipalité bordelaise, il avait cru bon on était alors en pleine campagne présidentielle - de surfer sur la vague sécuritaire en interdisant, comme ses homologues « de gauche » de Pau, La Rochelle ou Tarbes, aux va-nu-pieds du capitalisme globalisé, « toute occupation abusive et prolongée des rues » de certains quartiers du centre-ville. La mesure fut, comme les autres, annulée un an plus tard par le tribunal administratif, mais la « philosophie » dont elle s'inspirait reste plus que jamais en vigueur, terme à prendre aussi, comme on va le voir, dans son acception, la plus brutale.
Certes, comme chaque hiver, et plus encore au cours de celui-ci, un peu plus rude que les autres, les sans-abri sortent de (invisibilité médiatique où ils sont d'ordinaire relégués pour faire la « une » des journaux, télévisés ou non. Surtout quand l'un d'entre eux, passé de vie à trépas, gît sur un bout de trottoir ou dans une encoignure de porte à la vue des passants. Mais, il en va des lamentos rituels sur les « SDF » retrouvés morts sur la voie publique, comme du déferlement mondialisé de déplorations qui a suivi celui des eaux déchaînées du récent tsunami: un grand élan ponctuel de solidarité et de- générosité sur fond d'indifférence persistante à l'égard de la situation ordinaire des crève-la-faim d'ici et d'ailleurs. Et que ceux-ci ne s'avisent surtout pas d'en tirer prétexte pour venir « entraver la libre circulation des personnes ou bien porter atteinte à la tranquillité et au bon ordre public », pour reprendre la formulation de l'arrêté de Juppé, surtout dans les endroits chics et chers où la ville et ses habitants ou ses visiteurs se donnent en spectacle.
Combien sont-ils et où sont-ils? Comptabiliser et localiser les < SDF » : telles sont les premières tâches qui incombent au complexe humanitaro-policier. Comme toutes les opérations où la « lutte contre la pauvreté » se transmue en lutte contre les pauvres, celles-ci requièrent l'action conjointe des forces répressives et des bonnes volontés caritatives. D'un côté la police, les milices de la SNCF (Suge) et de la RATP (GPSR) ou de leurs équivalents dans les autres agglomérations, les vigiles, gardiens et autres agents de sécurité en faction devant ou patrouillant dans les établissements publics ou privés. De l'autre, le SAMU social, les sapeurs-pompiers, une myriade d'associations secourables, pourvues ou non de gîtes d'accueil. Sans oublier le « 115 », numéro d'appel qui permet aux citoyens bien intentionnés de « signaler » anonymement la présence de « SDF » exposés aux dangers d'une météo jugée dangereuse... et à la vue de riverains qui préféreraient qu'ils aillent se faire voir ailleurs. , Entre les deux, la BAPSA, la Brigade d'assistance aux personnes sans abri, chargée de ramassage, souvent musclé, des gueux de la post-modernité pour les conduire dans un quelconque centre d'hébergement pour personnes sans abri où ils seront, pour une nuit, logés, récurés au jet d'eau et éventuellement tondus avant d'être réexpédiés, à l'aube, à la rue.
Tout cela fait du monde pour « s'occuper » des sans-logis, mais les évaluations restent imprécises. Sur Paris, 10 000 à 12 000 « SDF », selon les services spécialisés. Pour la France entière, environ 120000.
Chiffres incontrôlables puisque ne sont dénombrés que les individus contrôlés, à savoir ceux qui fréquentent les institutions censées leur venir en aide. Car beaucoup se cachent: étrangers « sans papiers » se terrant dans la clandestinité, fugueurs ou fugueuses recherchés par leur famille, jeunes zonards allergiques au « contrôle d'identité » , vagabonds préférant dormir « à la belle étoile » plutôt que ne dormir que d'un oeil dans la promiscuité de refuges surpeuplés où ils risquent de se faire agresser, dépouiller, racketter voire violer par d'autres « compagnons » de misère. Quant au nombre annuel de morts dans la rue, c'est presque top secret: une moyenne de 80 par an pour les quatre dernières années. Mais Paris ou Marseille ne sont pas Lagos ou Calcutta. En France, comme dans les pays voisins, les sans-abri meurent en majorité à l'abri des regards de la foule: dans les ambulances du SAMU ou des pompiers, aux urgences et dans les salles annexes des hôpitaux où les derniers soins n'ont plus besoin d'être prodigués. L'espérance moyenne de vie ou, plutôt de survie, est, évidemment, brève pour des individus généralement sous alimentés, souvent malades et rarement soignés: 48-50 ans.
On comprend que les gens en place n'aient aucun intérêt à ce que publicité soit donnée aux statistiques relatives à ceux qui n'ont pas trouvé place dans la société. Celles-ci, pourtant, devraient les rassurer: ne conservent-elles pas, au bout du compte, fût-il approximatif, qu'un infime pourcentage de la population? Il en est d'autres, cependant, qui devraient davantage alarmer. Les 960 000 et quelques adultes des deux sexes, par exemple, qui se retrouveraient à leur tour du jour au lendemain à la rue, faute de revenus décents et/ou en raison de la flambée des loyers, s'ils n'avaient trouvé, dans leur famille ou parmi leurs amis, des âmes compatissantes pour leur offrir temporairement un toit. Déjà, près d'un tiers des ' sans-logis répertoriés occupent un emploi plus ou moins régulier. Sans compter les milliers d'autres, dépourvus de « papiers », qui travaillent au noir. II faudrait aussi évoquer le rajeunissement de la population privée de logis: la part des 18 à 25 ans ne cesse d'augmenter.
Mais l'identité de ces habitants de seconde zone, pour ne pas dire de la zone tout court, importe peu. Pour achever de déshumaniser ces « sous-urbains » , comme d'autres l'avaient fait avec les « sous-hommes » en leur tatouant des numéros sur l'avant-bras, la bureaucratie d'État française n'a rien trouvé de mieux que de les amalgamer en un tout indistinct bientôt réduit à des initiales: « SDF ». Peu importe l'absence totale de pertinence scientifique d'une telle désignation: les soi-disant « sans domicile fixe » n'ont, en fait, pas de domicile du tout, et seuls les « gens du voyage » vivant dans des caravanes ou des roulottes, donc disposant d'un domicile, mais mobile, pourraient entrer dans cette catégorisation. Cependant, pour ne rien devoir à la science, celle-ci ne doit rien, non plus, au hasard: ces trois lettres permettent de pas appeler les gens et, surtout, les choses par leur nom.
Les « SDF » ont fait leur apparition dans les discours gouvernementaux, et en nombre croissant dans la rue, au milieu des années 80, dans la foulée des « nouveaux pauvres », alors que venait de s'opérer le tournant « socialiste » de la « rigueur ». Dès lors, parler de « sans logis », donc de citoyens auquel le droit au logement, inscrit dans la Constitution, était concrètement refusé, en même temps que celui au travail, constitutionnel lui aussi, aurait fait fâcheuse impression pour des politiciens parvenus au pouvoir en se réclamant du « peuple » . Il est vrai que l'expression « sans abri » , que l'on pouvait choisir à la place, aurait été tout aussi mal venue: datant de la crise économique... des années 30, n'aurait-elle pas incité à penser que ces mêmes politiciens « progressistes » étaient en train d'entraîner les couches populaires du pays sur la voie de la régression sociale?
En réalité, ces manipulations sémantiques s'inscrivent dans une stratégie globale de dissimulation de la pauvreté. À défaut de la supprimer, on va chercher à la rendre invisible. Dans les mots, en faisant appel à un sigle - ou à deux, si l'on y ajoute le RMiste! -, et, dans les rues, en procédant à l'effacement de tout ce qui peut en rappeler l'existence.
À commencer par les pauvres eux-mêmes. Il ne faudrait pas, toutefois, se méprendre sur le sens de cette entreprise. Elle ne vise pas, comme on pourrait le croire, à gommer l'existence des personnes sans logis en tant que preuve manifeste d'une aggravation des inégalités dans notre société, susceptible, en conséquence, de. choquer le « sentiment démocratique » de nos concitoyens.
Depuis que « la gauche » a réhabilité l'entreprise, le marché et le profit pour se mettre à exalter les vertus de la concurrence et de la compétitivité, à chanter les louanges des « battants », des « performants » et autres « gagnants », ce sentiment a, en effet, perdu presque toute attache avec l'idéal égalitaire, rabaissé, désormais, au yang infâmant d' « idéologie populiste » : l'« égalitarisme».
Si la vue des laissés-pour-compte de la globalisation qui encombrent certains trottoirs, places, gares ou jardins de nos villes peut choquer de nos jours, c'est plutôt pour des raisons que l'on pourrait dire « écologiques ».
Dans ces lieux de représentation de l'urbanité contemporaine que sont les quartiers réservés au tourisme et au commerce, le plus souvent « réhabilités » ou « rénovés », clochards, zonards et mendiants, « agressifs » ou non, sont des êtres peu présentables qui, pour cette seule raison, n'ont pas lieu d'y être présents. D'où une série de dispositions et de dispositifs pour les faire disparaître de ce paysage urbain aseptisé où ils font forcément tache. Et, de surcroît, fonction de miroir, comme diraient les psychanalystes, où les citadins pourraient entrevoir l'envers peu ragoûtant et déstabilisant de cette « civilisation urbaine » dont on ne cesse de leur vanter les charmes.
Pour garantir le « développement durable » de l'urbanisation capitaliste, la technocratie « verte » a concocté un nouveau label, résumé, comme il se doit, par les initiales: HQE. Aménageurs, urbanistes et architectes sont ainsi sommés de prouver la « haute qualité environnementale » de leurs projets. Il faut, néanmoins, savoir que cette labélisation s'applique aussi à l'environnement humain. Sans même attendre le feu vert de (écologisme d'État, nombre d'élus locaux se sont déjà lancés, sous couvert d'« embellissement » et de « qualité de la vie », dans des politiques de « nettoyage » et d'« assainissement » visant à éliminer de l'espace public les déchets humains que le système dont ils sont les gestionnaires dévoués n'arrive même plus à recycler. L'un d'entre eux, le maire « socialiste » de Paris, a même, en bon « communicant », inventé un néologisme pour désigner ces lieux débarrassés des gueux. Afin que les citadins normalisés et formatés de la « ville globale » ne risquent plus d'être incommodés par la confrontation inopinée avec l'altérité qui faisait pourtant, jadis, le sel de la sociabilité urbaine, on créera à leur intention des
« espaces civilisés ».
Jean Pierre Garnier
Le Monde libertaire #1390 du 17 au 23 mars 2005