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Débat d’étudiants avec des prostituées à l’université de Lyon II en avril 1976

Lu sur Clio : "Ce document est la retranscription d’un débat entre trois prostituées et des étudiants, tenu à l’Université Lyon 2 le 27 avril 1976. Ce débat constitue une des dernières manifestations publiques du mouvement des prostituées lancé à Lyon un an plus tôt, et qui avait vu une centaine de femmes occuper pendant plus d’une semaine une église de la ville afin de protester contre la répression policière. Il apporte non seulement un éclairage sur les conditions du passage à l’action collective d’une population aussi marginale et stigmatisée que les prostituées, mais offre également de riches informations sur les logiques sociales, économiques et familiales qui, au milieu des années 1970, pouvaient contraindre des femmes à se prostituer.

 Texte intégral
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Le texte qui suit est la retranscription d’un débat entre trois prostituées et les étudiants de l’Université Lyon 2, tenu sur le campus de Bron le 27 avril 1976, c’est-à-dire près d’un an après le début de la « révolte » des prostituées lyonnaises. Ce document a été trouvé dans les archives de l’Amicale du Nid de Lyon, une association d’assistance sociale aux prostituées et d’aide à leur réinsertion1. Il ne porte aucune indication permettant d’identifier l’auteur-e de la retranscription, dont la typographie et l’orthographe originales ont été respectées. Faute de place, n’ont été retenus ici que les passages qui nous ont semblés les plus intéressants pour une évocation du mouvement des prostituées, mais aussi pour une compréhension des logiques sociales, économiques et familiales qui, au milieu des années 1970, pouvaient amener des femmes à la prostitution.

La lutte des prostituées2 a débuté au printemps 1975 avec l’occupation, par une centaine de prostituées lyonnaises emmenées par leurs leaders Ulla et Barbara3, de l’église Saint-Nizier. Cette action était destinée à protester contre la répression policière dont les prostituées lyonnaises étaient alors victimes : verbalisées plusieurs fois par jour pour racolage passif et régulièrement raflées, celles-ci étaient depuis peu menacées de peines de prison ferme en cas de récidive dans le délit de racolage, ce qui exposait celles qui étaient mères de famille à perdre la garde de leurs enfants. Le considérable, et largement inespéré, retentissement médiatique de cette occupation a non seulement rallié aux prostituées lyonnaises le soutien de plusieurs organisations politiques, syndicales et féministes, mais il a également incité les prostituées d’autres villes (Paris, Grenoble et Marseille, notamment) à occuper à leur tour des édifices religieux. Refusant de répondre aux demandes de négociation des prostituées (la secrétaire d’Etat à la Condition féminine de l’époque, Françoise Giroud, s’était déclarée « incompétente »), le gouvernement mit fin aux occupations par une évacuation brutale des églises par la police au matin du 10 juin.

Critiqué pour cette brutalité et pour son indifférence au sort malheureux des prostituées, le gouvernement tenta alors de restaurer son image en confiant une mission d’information sur la prostitution à un magistrat, Guy Pinot. Les prostituées, de leur côté, ne s’avouaient pas vaincues et, tout en acceptant de se rendre aux consultations ouvertes par G. Pinot, tentaient de maintenir leur mobilisation en vie par une série de meetings (à la Bourse du travail de Lyon en juin et à la Mutualité de Paris en novembre) ainsi que par des actions protestataires sporadiques, telles le bombage à la peinture de sex shops accusés d’être, bien plus qu’elles, des « incitateurs à la débauche ». Malheureusement pour elles, les obstacles que rencontre toute action collective d’une population dépourvue de tradition et de savoir-faire en la matière eurent rapidement raison de leur ardeur militante. Incapables de se doter d’une organisation stable apte à relayer leurs revendications dans la durée, affaiblies par des dissensions internes, les prostituées subirent également le contrecoup de la défection d’Ulla et de Barbara qui préférèrent le retrait de la prostitution et l’écriture d’ouvrages autobiographiques à la poursuite de la lutte. Dans le même temps, le « rapport Pinot », remis au gouvernement en décembre 1975 mais dont les recommandations ne furent jamais examinées, était « enterré ».

L’intervention de ces trois femmes (qui, sans en avoir été des leaders, ont été d’actives militantes du mouvement) devant les étudiants lyonnais doit donc être considérée comme un des derniers feux d’une mobilisation en voie de délitement. Elle montre que si leur mouvement a été éphémère, il n’en a pas moins permis à ces femmes d’acquérir suffisamment de confiance en elles pour accepter de s’exprimer face à un public de jeunes culturellement et socialement très distants d’elles. Le contexte social et politique de l’époque, marqué par une volonté de « convergence des luttes », a largement contribué à rendre cette rencontre possible. Celle-ci constitue une des rares occasions où des prostituées ont pu surmonter le poids du stigmate pour évoquer publiquement (et sans en esquiver les éventuelles ambiguïtés) leurs parcours, expériences, revendications et désirs propres. Le contenu des débats fournit de ce point de vue de très riches informations sur les trajectoires sociales, professionnelles et familiales des femmes prostituées, sur leurs rapports difficiles avec le travail social de l’époque, sur la dimension affective qui imprègne leur rapport à leurs éventuels proxénètes, ainsi que sur l’impitoyable stigmatisation que produisait alors une attitude policière centrée sur le fichage et la répression.

Lilian Mathieu

C : […] D’abord on voulait vous remercier directement, et puis vous expliquer pourquoi on est rentrées à l’église. En gros : au début de 75 la répression policière vis-à-vis des femmes prostituées s’est accentuée énormément, c’est-à-dire que les PV, les contraventions qu’on mettait aux femmes augmentaient. Elles avaient droit à 4, 5 PV par soirée, plus des emballages successifs qui n’avaient aucun but. […] Ces messieurs mettent un PV à une jeune femme qui se trouve à un coin de rue pour «attitude sur la voie publique à provoquer la débauche». Bon alors j’estime que telles que vous nous voyez actuellement on est habillées exactement de la même façon […] Ce qu’il y a aussi, c’est qu’au mois de mars, 3 jeunes filles ont été frappées par la loi de récidive, c’est-à-dire que au-delà de 2 PV successifs dans l’année, les jeunes filles étaient acculées à faire 3 jours de prison pour chaque PV. Or, lorsque on sait que l’on prend 3, 4 PV par soir, si on ajoute tout ça, on ne sort plus de prison. Les 3 jeunes filles ont été frappées par cette loi, par un commissaire de police qui a ressorti cette loi parce que ça lui faisait plaisir […]. Alors les jeunes femmes ont décidé que ces filles n’iraient pas en prison, et de ce fait, ont caché les filles. Et de là s’est déroulé tout un système qui a fait qu’on en a eu ras-le-bol parce qu’on ne pouvait plus travailler, on les avait constamment sur le dos. Pour un oui, pour un non, c’était un emballage qui n’avait aucune raison. Et on en a eu marre. Ce qui a provoqué l’église Saint-Nizier. Pourquoi l’église ? D’abord parce que l’église était le seul endroit où les forces publiques ne pouvaient nous sortir. Ils nous ont sorties, remarquez, au bout de 10 jours. Ils ne croyaient pas qu’on tiendrait le coup aussi longtemps. Par la force des matraques, bien entendu, d’ailleurs vous savez ce que c’est (rires) - Je crois qu’ils n’ont jamais pensé que les prostituées lyonnaises se révolteraient à ce point. Ça a été suivi par des prostituées de toute la France qui nous ont aidées : Paris, Grenoble, St-Etienne, Montpellier et j’en oublie.

K : N’oubliez pas Marseille !

C : Et Marseille aussi, excusez moi (rires). Ça a contribué à ce que les filles se resserrent vraiment. C’est-à-dire que au lieu de se revoir momentanément, ça a resserré les liens d’amitié des filles. Tout ça, c’est un peu grosso modo l’église St-Nizier. Après l’église, il y a eu le collectif des femmes prostituées. Je crois que c’est important, ça ce n’était plus une ou deux personnes, mais c’était toutes les jeunes femmes qui étaient mises en cause, qui se sentaient touchées par le problème. C’est un truc qui a été très important vis-à-vis des femmes. […]

K : En plus, à St Nizier, ce que nous avons voulu faire, c’est que l’opinion publique sache exactement ce qu’est une femme prostituée, que l’on supprime ce mythe de la prostituée au coin de la rue, bien maquillée, sans famille, sortant des bas-fonds, sans instruction, la bête, le sexe, et c’est tout. Or on a voulu montrer qu’il y avait une tête, qu’il y avait un cœur, un sexe aussi. Mais on a voulu que les gens s’informent, parce que la prostituée était trop marginale. Elle l’est toujours, mais beaucoup moins parce qu’il y a seulement 5 ans nous ne nous serions pas vues devant des étudiants, peut-être au milieu d’eux, pour la bagarre, mais pas face à eux et prêtes à répondre à leurs questions. […]

C : Moi je suis une femme prostituée qui suis retirée depuis le mois de septembre, non par ma volonté, mais par maladie. Et ici, j’ai 2 camarades qui sont encore prostituées. Je crois que c’est important, qu’il fallait le signaler. On voudrait que les questions soient directes, qu’elles ne passent pas par des petites ruelles, dites franchement ce que vous voulez nous dire. Et je crois que le meilleur moyen serait qu’on y réponde très franchement. Voilà, merci.

M : Vous pressez pas tous à la fois pour les questions !

C : Alors il n’y a pas de questions, c’est grave !

…… (question)

M : On nous a demandé si on continuait notre lutte et comment est-ce qu’on est organisées ? Oui on continue notre lutte, c’est-à-dire que nous avons nos relais, car nous travaillons en même temps. Nous avons un travail très pénible car nous restons très longtemps debout. En plus, vous étudiants, vous êtes plus habitués aux grèves, aux panneaux, aux affiches, aux tracts, tout ça. Nous on était complètement paumées car on avait jamais fait ça de notre vie, mise à part quand on était jeunes, on a fait comme tout le monde : on a fait un peu la grève, mais c’était vraiment minime. Maintenant nous avons des déléguées de quartier qui s’occupent d’un travail d’information au niveau des femmes, sur les impôts par exemple : nous avons des rappels d’impôts sur 4 années : Vous allez me dire que c’est tout à fait normal, mais ce qui ne l’est pas c’est que pendant 4 années nous avons quand même payé des sommes exorbitantes de PV. Et nous avons toujours ces sommes exorbitantes de PV + les jours de prison. En 4 ans une femme a au moins 10 Millions d’impôts et 10 Millions de PV. Donc finalement si on fait le calcul non seulement elle travaille pour l’état, mais elle ne peut pas toujours payer à l’état, ce qui fait qu’elle est toujours redevable d’une somme à l’état, parce que cette somme elle ne la fait pas, ce n’est pas possible. Ou alors il faut être vraiment une super-star, ce qui n’est pas notre cas ! (rires) Pour nous, les femmes, nous avons eu autre chose depuis St Nizier, nous avons eu à nous connaître, à nous aimer, à nous comprendre. Ce qui est très dur souvent de se comprendre entre femmes. Lorsque, aujourd’hui, il a une femme qui est convoquée à la police, avant elle y allait toute seule, elle se débrouillait toute seule, aujourd’hui il y en a 4 qui vont avec. Automatiquement les flics essayent de nous ficher la paix car ils se disent : «Bon, elles viennent ici en délégation, elles vont faire du raffut, elles vont faire du foin». Donc ils nous laissent tranquilles ; ils nous insultent un peu plus discrètement, c’est-à-dire sans que les autres entendent, alors qu’avant c’était quand même différent. […]

Un étudiant : Qu’est-ce qui mène une jeune fille à la prostitution ?

C : Je vais répondre pour moi et puis je passerai la parole aux autres. Ce qui nous amène à la prostitution, c’est un besoin d’argent urgent, assez élevé et sans aucune situation pour nous l’apporter. Par exemple moi, je t’ai dit qu’il y avait 25 ans que je me trouvais sur le trottoir, j’y suis venue parce qu’à 16 ans, j’avais un gamin avec une mère avec un cancer à l’hôpital, sans aucune aide. J’ai commencé à faire des clients, le service d’aide et le service de police m’a pris, j’ai simplement demandé au service social, parce qu’ils m’avaient accordé 3 mois avant de me faire ficher par les flics, de me procurer un travail qui puisse assumer pendant quelques mois, les besoins de ma mère et de mon fils. Ils m’ont répondu : «continuez ce que vous faites, et puis dans 3 mois vous arrêterez !», alors j’ai répondu, parce qu’à 16 ans on est très agressive : «et bien fichez-moi tout de suite, parce que dans 10 ans, j’y serai encore», c’est toute l’aide qu’ils m’ont accordé.

M : Pour mon cas personnel, d’abord au passage je voudrais remercier les renseignements généraux d’être venus, ça nous fait bien plaisir (applaudissements, sifflets, «dehors») […] Bon pour reprendre à la question de ce monsieur, je suis prostituée depuis 5 ans, je suis arrivée à Lyon, j’avais 19 ans et demi, j’étais complètement paumée parce que j’avais fugué de chez moi. Chez moi, j’ai toujours été très dorlotée près de mes parents, ça ne veut pas dire que j’avais une grosse fortune chez moi, mais disons que j’avais la chance d’avoir des parents qui m’aimaient, je suis donc partie de chez moi parce que j’étais très cabocharde, et je suis arrivée à Lyon, et puis de là il fallait bouffer et comment bouffer ? […] Et un jour, il y a un monsieur qui m’a proposé de l’argent pour faire l’amour, je passe sur les détails. J’ai fait l’amour avec lui parce que j’avais plus rien à manger, ça faisait 3 jours que je n’avais rien mangé, il fallait bien que je mange. Et puis là je suis descendue de l’hôtel il y avait des gars qui étaient là, et puis ils m’ont dit «bonjour», «ben bonjour», «vous venez de faire l’amour», «ben oui», «il vous a donné de l’argent», «ben oui, un petit peu», «ah oui ?», et de là on m’a amenée, comme j’étais très jeune et que j’avais très peur, je voulais surtout pas pleurer devant eux, et pourtant les larmes me coulaient des yeux, et là on m’a fichée, on ne m’a pas expliqué qu’à ce moment-là le défichage existait, on m’a prise en photo, on m’a pris mes empreintes. Mais tout ça, ce n’est pas vrai, ça n’existe pas. Par contre, vous allez à Vauban, vous voyez toutes les photos des femmes qui sont alignées, mais ça n’existe pas. Parce que ce n’est pas légal, vous comprenez. A l’heure actuelle, lorsqu’une femme veut se retirer de la prostitution, il faut qu’elle aille se faire déficher. Mais toujours pendant que le fichage n’existe pas. Vous êtes fichée, vous avez des grandes photos comme ça sur toute la longueur, mais c’est pas vrai tout ça, c’est tout du vent. Vous êtes passée aux empreintes, mais c’est tout du vent aussi. Alors nous, à l’heure actuelle, on nous fiche en tant que délinquantes, j’estime que se prostituer, faire l’amour avec quelqu’un qui vous paie ou non, c’est pas être délinquantes. Je crois que ici tout le monde a pu faire l’amour, c’est pas pour ça que vous avez été fichées, que vous vous êtes fait payer ou non, qu’on vous ait offert un sandwich ou non, si vous n’aviez rien à bouffer. Moi, pour mon cas personnel, c’est la police qui m’a forcée à me prostituer. Parce que j’étais fichée, c’était terminé. Il y a d’autres cas comme ça.

K : Moi, c’est un peu pareil, avec la seule différence que je me suis retrouvée à 16 ans enceinte. J’ai eu la malchance d’avoir des parents qui n’ont pas compris qu’un enfant, c’était pas un drame, qu’on pouvait arranger soit le garder, soit le faire sauter. C’était plus difficile à ce moment-là, mais enfin on aurait pu. Moi, j’ai pas eu cette chance, ma mère n’a absolument pas compris, j’étais seule avec elle, elle était fille unique, et c’était le gros scandale. Je suis d’une origine qui est très sévère là-dessus, car je suis d’origine corse, alors c’est très strict. Et automatiquement, ça aurait créé un drame, je me suis trouvée dehors à 16 ans, avec une robe, un slip et un soutien-gorge, et 12,50 Frs en poche. Bon, les flics m’ont ramassée pour vagabondage. J’étais mise au bloc, ma mère a été informée, est venue et le commissaire de police a demandé à ma mère si elle voulait me reprendre, et ma mère a dit : «et bien non ; ça lui donnera une leçon, gardez-la !» Alors je suis restée 3 jours au geôle, pratiquement sans manger parce que c’est strictement infect, en prison, on mange mieux que ça. Et je trouve que c’est dégueulasse, et le mardi matin j’étais présentée à un juge d’enfants de Marseille qui est, je crois, la plus grosse saloperie qui puisse exister à Marseille (rires) -, et c’est vrai ; et une vieille fille en plus, et vraiment très collet monté, qui m’a dit : «écoutez, de toute façon vous êtes enceinte, vous irez au Bon Pasteur». Et je suis restée un mois et demi au Bon Pasteur, de là on m’a collée en maison maternelle, alors j’y suis allée, j’ai accouché, et pratiquement là-bas c’est pas la prison, non ! parce qu’on est libre, mais on est libre si on veut, mais enfin il y avait des barreaux aux fenêtres, des enceintes de murs aussi grosses que la prison St Jean, alors vous avez qu’à voir ! Et de là, on ne m’a pas aidée du tout, on m’a présentée à des assistances sociales, on m’a fait des tests, de ci, de là, on a eu des tests très bons, et je suis sortie de là, on m’avait trouvé une piaule, et je me suis trouvée un travail. J’avais un gosse quand je suis sortie de maison maternelle qui avait 7 mois, une gamine, parce que j’étais une gamine de 16 ans, et bien je ne sais pas si vous voyez le tableau que ça peut donner, mais c’est pas très réjouissant. Je me suis retrouvée dans cette pièce humide, sale, que j’ai été obligée de gratter des jours et des jours, pour la faire devenir un petit peu plus propre. J’ai été obligée de travailler, on m’a donné 950 Frs. Bon, de là, je ne pouvais pas garder mon fils, en travaillant du matin de 7 heures au soir 8 heures et demi. C’était impossible. J’ai mis mon fils en nourrice, quand on pense qu’il faut enlever le loyer, et pour cela on me demandait déjà à cette époque-là 550 Frs, alors quand on paie 550 Frs par mois de nourrice, quand on pense qu’il faut enlever le loyer et à cette époque-là, dans cette piaule qui n’avait même pas de sanitaire à l’intérieur, rien du tout, où je n’avais qu’un lavabo, il fallait payer 260 Frs de loyer, et bien, il ne me restait plus rien. Et puis un dimanche, j’ai eu un membre de ma famille qui m’avait pris mon fils pour la journée, je suis sortie avec des camarades, aller danser. Là, je suis tombée sur un bonhomme bedonnant, bien gentil, qui me proposait pratiquement le double de mon salaire, pour partir une journée. Et bien, j’ai pas refusé, et quand j’ai vu ça, et bien je me suis dit après tout, il y a que cette solution et pourquoi pas, j’y suis allée. C’était très dur au début, parce que de toute façon c’est très dur pour une fille dans cette situation, il n’y a qu’une solution qu’on lui offre, on ne regarde pas si elle a un gamin, on ne regarde pas les conditions de misérabilité dans lesquelles elle vit, on ne regarde absolument rien. Et bien, quand on a vécu ça, on dit après tout on est mieux là, parce que c’est le seul endroit où on trouve une chaleur humaine vis-à-vis du manque d’affection qu’on a, et c’est avec des filles prostituées qu’on a cette chaleur, cette amitié qu’on ne trouve pas, et que les gens bien-pensants, ces messieurs les directeurs, ces messieurs les hauts-fonctionnaires ne veulent pas vous accorder. […]

Un étudiant : …les proxénètes ?

K : Imagine que je te fréquente. Tu as tes petites affaires et moi les miennes. Ces messieurs de la police s’aperçoivent que je te fréquente, tu vas tomber pour proxénétisme, même si je ne t’ai pas offert 1 franc. Un jour tu vas m’offrir le cinéma et moi le lendemain l’entrée d’un bal. Tu es un proxénète car la prostituée n’a droit à aucune amitié. Même si le gars travaille, même s’il peut justifier qu’il subvient à ses propres besoins.

Une étudiante : Et si c’est son mari ?

C : Je ne connais aucune prostituée qui ait un mari légal.

M : Maintenant il y a quelquefois des femmes qui peuvent avoir un amant, pas un mari, un fiancé, peut-être bien un mari pourquoi pas après tout. Ce n’est pas parce qu’une femme se prostitue qu’elle n’a pas le droit d’avoir quelqu’un dans sa vie. Elle a bien un chien ou un enfant, pourquoi elle n’aurait pas un mari, et pourquoi ne lui donnerait-elle pas cet argent si ça lui plaît, ou quelquefois ça ne veut pas dire qu’elle lui donne de l’argent, quelquefois c’est un simple ouvrier avec qui elle a envie de faire l’amour, avec qui elle est bien, avec qui elle a envie de discuter, avec qui elle a envie d’aller au cinéma, avec qui elle a envie de manger une pizza, un steak, ou quelque chose de ce goût-là. Alors à ce moment-là on arrête le monsieur, il tombe pour proxénétisme, alors par la suite c’est un délinquant, il va en prison, et qu’est-ce que ça lui fera ? Vous croyez que ça arrangera les choses, je ne pense pas.

K : Dans la prostitution, il y a une loi que nous faisons nous-mêmes : si un gars tombe pour nous, c’est-à-dire si ce gars va en prison parce qu’il nous a offert une amitié ou de l’amour ou de l’affection, notre point d’honneur, c’est de l’assister en prison. Lorsqu’il ressort, qu’il est délinquant, qu’il ne trouve pas de boulot, on continue à l’aider même s’il n’y a plus rien entre nous. Alors là, ça en fait un proxénète. Je vais demander quelque chose parce que je crois que ça fait hérisser les cheveux à certaines personnes bien pensantes. Lorsqu’on prend un couple normal, qui est marié, comme il faut, en passant devant Monsieur le Maire, avec des enfants. J’ai vu des couples vraiment détériorés dont le mari était au bar toute la journée, jouait aux cartes, rentrait le soir, trouvait le repas mis sur la table et repartait. Hein, alors là, moi je pose la question, est-ce que lui c’est pas un proxénète ? Parce qu’il vit sur le dos de sa femme qui va travailler ? (applaudissements). Je crois que là est le gros problème, parce qu’on dit à un jeune qui va fréquenter une fille, qu’il est un proxénète. Tout le monde est proxénète dans ces conditions, même le boulanger du coin qui vous prend votre fric tous les matins pour une flûte de pain, et je crois que c’est là le gros problème. Pourquoi dans la société actuelle on n’accepte pas qu’une prostituée soit avec un homme à qui elle peut trouver autre chose que ce qu’elle trouve sur le trottoir ? Un peu d’intimité avec quelqu’un. Et est-ce qu’on ne dit pas au gars qui passe toute une journée à rien faire, et croyez-moi y’en a parce que si je les avais tous à table je les refuserais, pourquoi on ne lui dit pas que c’est un proxénète lui, alors lui, non ! Et sa femme qui va se crever 8 ou 9 heures par jour, mais lui il n’est pas proxénète. C’est ça le problème, et voilà une question à laquelle les flics et ces messieurs du ministère bien-pensant et du gouvernement ne répondent pas. Et pour cause, oui ! […]

Un étudiant : Quelle est votre position vis-à-vis des assistances sociales, des éducateurs, enfin tout ce qui est récupérateur ?

C : Moi je suis dans la réinsertion, je suis réinsérée depuis septembre. Je dis simplement que je n’ai jamais eu un contact bien avec tout ce qui est assistante sociale et éducateur. Moi j’ai connu des éducateurs en maison maternelle, je les ai connus en prison, et j’ai connu des assistantes sociales, c’est bien gentil tout ça, mais ça n’apporte absolument rien à une femme, et quand on pense, et ça je le dis parce que j’en suis témoin, à l’heure actuelle, ça me touche de près, comme je le disais tout à l’heure, j’ai passé 3 mois et demi dans un hôpital, je suis actuellement en invalidité à 80% au point de vue médical, il m’est impossible et il m’est interdit, non pas par un médecin, mais par 10 médecins, de reprendre une quelconque activité avant de longs mois, si ce n’est pas avant de nombreuses années, je n’en sais rien. Et bien, ce n’est sûrement pas les éducateurs et les assistantes sociales qui m’ont fait avoir quelque chose, parce que pour avoir des papiers, pour avoir une quelconque entente avec elles, c’est extrêmement difficile. Parce que l’assistante sociale sait que si c’est une personne tout à fait normale qui a des problèmes qui va les trouver, si c’est une mère de 5 enfants qui va les trouver, elle va faire plus que si elle sait, moi ça m’est arrivé, parce que elle savait que j’étais une prostituée retirée, et bien, elle ne m’a pas accordée l’aide que je demandais, c’est pas qu’elle ne me l’ait pas accordée, c’est que les papiers traînaient des mois et des mois, et toujours elle disait : «ben oui, je les ai envoyés». On ne peut pas avoir de bons termes avec elles. Tout simplement j’avais un toit au-dessus de la tête et un gosse, c’est vrai, j’ai pas manqué de bouffe, pas par eux, mais par mes camarades qui m’assistent toujours. Je le dis bien et c’est certainement pas par elles. On ne peut pas avoir un contact avec elles parce que quand on en a vraiment besoin, on ne les trouve pas, ça c’est bien connu, si vous avez besoin de rien : venez me trouver. C’est exactement le même système, on ne peut avoir, et moi je le dis et là encore c’est une chose qui n’engage que moi, quand une jeune fille de 16 ans est dépourvue, pendant qu’elle se prostitue elle n’a besoin de personne, elle subvient à ses besoins elle-même, c’est avant qu’il faut prémunir, avant et après, comme on ne nous l’accorde pas ça, et bien on n’en a pas eu besoin. On n’a pas un très bon contact avec elles, c’est vrai.

Une étudiante : Quelle est votre position par rapport aux travailleurs immigrés ? Vous êtes racistes.

M : Contrairement à ce que vous venez de dire, c’est littéralement faux. Pour une prostituée, que l’argent qu’elle reçoive vienne d’un noir, d’un blanc, d’un jaune, ou d’un rouge, cela n’a aucune importance, une prostituée se prostitue pour l’argent uniquement. C’est très peu important. Moi, il m’est arrivé de refuser des étrangers parce qu’ils étaient en groupe, je refuse tous les clients qui sont en groupe, parce que par la suite, ça se termine toujours mal, si jamais on a un problème en chambre, quiconque, quel qu’il soit, automatiquement on va avoir des problèmes. C’est automatique. […]

C : Souvent des filles ont reçu des coups par des algériens, je m’excuse… Je continue, des filles ont reçu par des noirs qui étaient en bande, il y a des filles également qui ont reçu par des européens, or nous nous donnons des signalements. […] Il y a très peu de filles qui ne montent pas les immigrés et les noirs. Celles qui ne les montent pas sont justement les femmes qui ont été agressées. Quel qu’il soit, si c’est noir, un blanc, un jaune, un rouge, peu importe, le fait est là : elles ont été agressées et très peu ne les montent pas pour cette simple raison. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais en 1975, entre 75 et 76, plus de 80 femmes ont été agressées. […]

Une étudiante : Je voulais vous demander si la prostitution, bon elle a toujours existé, elle existe toujours, est-ce que en conséquence vous demandez sa libéralisation, ou est-ce que vous pensez que c’est un problème plus large, social, politique, et est-ce que vous pensez qu’il y a les moyens de la faire disparaître ?

C : La prostitution a toujours existé, on remonte à très loin : il y a eu les courtisanes, un petit peu tout et c’était des prostituées en vérité. Bon, la prostitution ne peut pas disparaître, c’est pas possible, parce que la prostitution il la faut, ou alors il faudrait carrément changer un système de société qui est impossible à changer, alors on pourra pas le changer. Parce que la société, c’est pas les prostituées qui pourront la changer, c’est vous qui pouvez changer la société, pas nous. En conséquence, on peut s’allier, mais seules on ne peut pas faire, alors dans ces conditions-là, oui il pourrait ne plus y avoir de prostitution. On en aurait plus besoin, mais malheureusement on en a encore besoin à l’heure actuelle, et elle ne pourra pas disparaître comme ça, et de toutes façons, la prostitution, il la faut à des tas de personnes, parce que moi, je vais vous dire une chose : vous êtes très bien constituée, hein, vous avez des chances de plaire à un petit minet hein, c’est vrai ? répondez-moi, je vais vous dire une chose : une prostituée qui monte un gars à qui il manque une jambe, un bras, qui est handicapé physique, est-ce que vous allez le sortir ? Soyez logique, non ? Et le peu d’humanité qu’il va trouver, il va la trouver avec une prostituée.… C’est un problème de société. Jusqu’à présent ça s’est passé comme ça. […]

Un étudiant : Il y a une question qu’on peut se poser, enfin maintenant c’est différent, il y a des problèmes, mais si on se prostitue pour avoir une belle voiture, la société capitaliste, la prostitution se pratiquait il y a quelques temps pour ça, c’est pour avoir des millions, beaucoup de millions.

C : Je vous dit tout de suite que la prostituée n’aime pas l’argent.

Une étudiante : Le changement de société, il ne se fera pas comme ça, il se fera quand il y aura des femmes qui expliquent ce qu’elles veulent, et ça elles ne le font pas, je suis désolée. Et dire que passer au socialisme ou à ce que tu veux abolira ce problème-là : de fric et par là-même de prostitution, c’est complètement faux. (applaudissements)

K : Et puis pour nous, en tant que prostituées, n’importe quelle politique qu’il pourrait y avoir, nous ne faisons pas de politique, nous sommes apolitiques et nous le crions bien haut, nous ne pouvons pas en faire, et nous ne sommes pas capables d’en faire. Parce que, pour l’instant, nous n’y comprenons rien. On a fondé un mouvement il y a un an qui a fait parler de lui dans le monde entier, vous ne vous rendez pas compte pour des prostituées ce que ça peut faire. Nous n’y avons rien compris pour nous personnellement, même si dans une autre société, il y aura une autre politique, on aura toujours les mêmes problèmes, parce qu’on voudra toujours vous prendre de l’argent, on voudra toujours nous mettre dans des maisons closes. Tout le temps.


 
 

Notes
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1L’Amicale du Nid, composée de travailleurs sociaux salariés, est issue d’une scission, intervenue en 1971, avec le Mouvement du Nid, association fondée en 1949 dans la mouvance de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et dont les militants, entendant œuvrer pour un « monde sans prostitution », assurent sur les trottoirs une présence humaine auprès des prostituées en détresse. Les membres du Mouvement du Nid ont joué un rôle important lors de la révolte des prostituées en mettant leurs compétences et savoir-faire militants au service de prostituées novices en matière d’action collective protestataire. Je remercie Jean-Claude Jolly de l’Amicale du Nid de Lyon de m’avoir permis d’accéder à ces archives.
2Sur ce mouvement, voir Lilian Mathieu, Mobilisations de prostituées, Paris, Berlin, 2001.
3Respectivement considérées comme la chef de file et la « numéro 2 » du mouvement, Ulla et Barbara ont en grande partie construit leur légitimité de leaders sur leur capital scolaire de niveau bac, supérieur à celui de la moyenne des autres prostituées, ainsi que sur leur position relativement favorisée au sein de la hiérarchie interne au monde de la prostitution (liens avec le milieu des proxénètes pour la première, spécialisation dans la clientèle masochiste pour la seconde).
 

A propos de Lilian MATHIEU
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Lilian MATHIEU est sociologue, chargé de recherche au CNRS (Laboratoire d’analyse des systèmes politiques, Université Paris X-Nanterre). Il a travaillé sur les enjeux politiques de la prostitution, et plus précisément sur les politiques publiques conduites dans le domaine sanitaire auprès des prostituées (Prostitution et sida, Paris, L’Harmattan, 2000) ainsi que sur les mouvements sociaux prétendant à la défense des intérêts des prostituées (Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001). Ses domaines d’intérêt actuel concernent les mouvements contestataires, et tout particulièrement les mouvements d’extrême droite et les croisades morales (cf. ses contributions « La droite radicale » et « Les croisades morales » dans Xavier Crettiez, Isabelle Sommier dir., La France rebelle, Paris, Michalon, 2002).

Ecrit par libertad, à 08:25 dans la rubrique "Pour comprendre".



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