Le travail est présenté comme libérateur ne s'agit-il pas plutôt d'un instrument puissant de contrôle social ?
Un contrôle social n'est efficace que s'il est obligatoire. Il l'est davantage s'il est discret et plus encore lorsqu'il est totalement intégré par la société ou le groupe social auquel il s'applique. Mais il devient tout bonnement redoutable lorsqu'il se prétend libérateur... Le travail est un instrument de contrôle redoutable. Un instrument obligatoire car incontournable ; discret car intégré par la société ; intégré car synonyme d'émancipation. Et pour cause, alors que le travail apparaît comme un "bien" de plus en plus rare, qui aujourd'hui perçoit le contrôle qu'il exerce quotidiennement sur la société et plus particulièrement sur les actifs, chômeurs compris ?C'est que le travail tient une place centrale dans notre société, si exorbitante en fait que l'on peine à en appréhender toutes les fonctions sociales. On ne cesse d'en vanter les vertus structurantes, socialisatrices, libératrices et épanouissantes pour l'individu, mais on oublie souvent ses fonctions sécuritaire et productiviste qui ont rendu possible l'essor de la société capitaliste. C'est ici, dans la mise en place d'un contrôle non consenti et servant des intérêts particuliers, que commence le contrôle social par le travail. Mais de quel travail parlons-nous ?
Les différents sens donnés au mot "travail"Comme souvent, la polysémie du terme nous joue des tours. S'agit-il du travail, cette activité laborieuse ; de l'emploi, activité rémunérée et encadrée juridiquement ; ou du Travail, valorisation sociale de l'activité économiquement productive ? Des trois en fait, à des degrés divers, qui donnent au contrôle social par le travail toutes ses dimensions et son caractère systémique. A eux trois, labeur, emploi et "valeur travail" constituent un formidable outil de lutte contre l'oisiveté suivant une logique sécuritaire d'abord et productiviste ensuite.
L'oisiveté, c'est bien connu, est mère de tous les vices. Dans ces conditions, la lutte contre la délinquance passe nécessairement par le travail, remède sécuritaire qui fut appliqué dès le 17e siècle. Ainsi, en Angleterre, la création de wordhouses visait à prévenir l'insécurité par la mise au travail forcé des indigents, vagabonds et autres fauteurs de trouble en puissance. De même, la société française interdisant l'indigence et le vagabondage au début du 19e siècle, misait sur le travail pour prévenir les révoltes populaires.
Bien sûr, il s'agissait alors de procédés grossiers qui se sont nettement raffinés depuis. "On se rend très bien compte, à l'aspect du travail [...], que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d'indépendance" (1), diagnostiquait tout de même Nietzsche à la fin du 19e siècle. Aujourd'hui, ce type de contrôle semble bien loin, mais a-t-il disparu pour autant ? Certes non, mais penchons-nous plutôt sur les visées productivistes du contrôle social par le travail.
"A n'en point douter, le capitalisme n'aurait pu se développer si la plus grande partie de l'énergie humaine n'avait été canalisée en direction du travail" nous dit Max Weber (2). Loisiveté est donc bien l'ennemi. Et dans sa lutte contre cette oisiveté, le travail et la valeur sociale qui lui est attachée constituent bien l'un des principaux piliers du productivisme propre au capitalisme - qu'il soit libéral ou d'Etat. Le recours au travail forcé, même bien déguisé, ajouté à la valorisation économique, religieuse puis sociale du travail, ont entraîné l'improbable mais bien réelle "mise au travail généralisée" qu'a connue la société occidentale au cours du 19e siècle. La chose, nous allons le voir, fut loin d'être aisée, ce qui en dit long sur la force du contrôle qui fut nécessaire à sa réalisation.
Le travail, effort au profit du capitalisme moderne"Partout où le capitalisme moderne s'est mis en devoir d'accroître la productivité du travail humain en l'intensifiant, il s'est heurté à la résistance immensément obstinée de [...] la main d'oeuvre pré-capitaliste" souligne encore Max Weber (3). C'est donc une véritable "révolution laborieuse" qui s'est jouée, usant de la contrainte, de l'obligation et de l'incitation pour transformer, par cette subtile alchimie, le travail, simple moyen de subsistance, en une valeur sociale, un instrument de contrôle social qu'il convient de dénoncer et d'abolir.
A l'origine de ce contrôle il y a donc la contrainte. Au tournant des 18e et 19e siècles, deux révolutions - l'une technique, l'autre politique - secouent la société française. Mécanisation du travail agricole, application d'une logique capitaliste aux processus de production et sacralisation de la propriété privée dans une nouvelle société bourgeoise, bouleversent les modes de subsistance traditionnels. Le travail agricole et le travail domestique, majoritaires jusqu'alors, pâtissent de ces bouleversements. Parallèlement, le démantèlement des communaux (4) au nom de la propriété privée ôte aux plus démunis une source non négligeable de subsistance.
Lexode rural qui s'ensuit achève de briser les solidarités traditionnelles et livre aux nouveaux entrepreneurs capitalistes une main-d'oeuvre abondante mais peu disciplinée. Peu au fait des dernières théories économiques élaborées par Adam Smith, les ouvriers n'ont que faire de la logique de maximisation des profits que l'économiste anglais met en lumière. Une fois trois sous en poche, de quoi assurer leur faible train de vie, ceux-ci désertent les manufactures, au grand dam de leurs employeurs délaissés. Et si on les paie plus, les voilà qui travaillent encore moins ! La logique capitaliste se heurte inévitablement à la logique "traditionnel le". Pourquoi travailler plus si l'on a déjà assez ? Une seule solution pour nos entrepreneurs : baisser les salaires pour contraindre les ouvriers à plus d'assiduité... La destruction des modes de subsistance traditionnels ayant fait son ceuvre, le procédé est imparable (5). La surveillance hiérarchique exercée au sein de chaque atelier contribue à renforcer la contrainte tandis que la mise en place du "livret ouvrier" (6), au début du 19e siècle, impose discipline et servitude à chaque ouvrier.
Une contrainte masquée en "devoir"Ainsi, le contrôle social par le travail suivant une logique productiviste s'est installé par la contrainte. Une contrainte brute, irrésistible, à laquelle succède peu à peu l'obligation. La contrainte relève de la violence, l'obligation du devoir. La valorisation du travail est la principale cause de cette obligation qui marque l'intégration progressive du contrôle. La "valeur travail" est avant tout une trouvaille économique selon laquelle toute richesse naît du labeur, de l'activité humaine. C'est ce travail qui permet la plus-value. La mise en lumière de cette donnée économique a eu des conséquences inattendues sur le plan religieux puis social. Le travail, longtemps dénigré et méprisé, est progressivement valorisé par la religion (7). Pour l'ascète protestant évoqué par Max Weber, une vie de labeur ouvre les portes du paradis. L'ensemble de la société se fait peu à peu le relais de cette "valeur travail" en faisant de la création effrénée de richesses le fondement d'un nouveau contrat social. Même les ouvriers s'en font les champions : "l'oisif ira loger ailleurs !", peut-on ainsi lire dans l'Internationale d'Eugène Pottier, dont le mouvement ouvrier a fait son hymne. Le "droit au travail" est proclamé, le devoir de travailler aussi... Un devoir civique assorti d'une valorisation positive du travail présenté comme nécessaire à l'équilibre de l'individu. Mieux, le travail est épanouissant ! Tout compte fait, travailler plus que de raison est jugé indispensable à la "bonne vie" de l'honnête homme.
La contrainte est acceptée - de toute façon que faire d'autre ? -, l'obligation intégrée, place à l'incitation. Car le contrôle doit sans cesse être entretenu. La société de consommation, pendant de la société de travail, joue ici un rôle majeur. C'est elle qui encourage l'adhésion de tous à la logique de maximisation des profits. Après tout, pourquoi se contenter d'assez si l'on peut avoir plus ? Toujours plus de ces choses clinquantes dont on ne peut se passer dans la lutte de chacun contre tous pour le standing. Et si le prix à payer est un travail incessant, peu importe : il faut travailler plus pour gagner plus !
L'efficacité du contrôle est aujourd'hui effrayante. horizon est bloqué, la société cadenassée, les réfractaires réinsérés. Chômeurs, érémistes et autres exclus du monde du travail sont vivement incités à rentrer dans le rang. Des contrôleurs y veillent scrupuleusement, mais comment leur en vouloir ? Ils ne font que leur boulot.
Baptiste Mylondo
Auteur de "Travailler moins, trois fois moins !" dans l'ouvrage collectif dirigé par Jean-Pierre Gélard, Travailler plus, travailler moins, travailler autrement,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007.
(1) Friedrich Nietzsche, Aurores, (1881), Gallimard, Paris, 1970.
(2)Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, (1905), Plon, Paris, 1964.
(3)Ibid.
(4)Parcelles de terre mise à disposition de la collectivité, accessible à tous et profitant surtout aux plus démunis.
(5)Voir Max Weber, op. cit.
(6)Livret indispensable pour travailler qui suit chaque travailleur durant toute sa vie et sur lequel ses employeurs successifs notent leurs remarques et appréciations. Instauré en 1803, il ne sera supprimé qu'en 1890.
(7)Saint Augustin s'atèle à cette valorisation du travail comme rempart contre la paresse dès le 4e siècle, souhaitant l'imposer aux communautés monastiques.
S!lence #347 juin 2007