C'EST A LA FOIS en tant que citoyen et en tant que chercheur en sciences sociales que j'estime devoir manifester ma solidarité avec les trois jeunes gens jugés pour « dégradation de biens en réunion » à la suite. d'une action menée contre les appareils de contrôle biométrique installés à l'entrée de la cantine du lycée de la Vallée de Chevreuse.
Sans préjuger du caractère conforme ou non à la loi de cette installation, ni de la participation effective des trois accusés à la destruction des appareils, je ne peux, en effet, discerner dans l'action à laquelle ils ont pris part qu'un acte de résistance légitime à la mise en place d'un système de contrôle totalitaire des individus. Pour avoir étudié depuis des années dans le cadre de mon activité professionnelle différentes facettes de ce processus, je n'imagine pas qu'il puisse laisser indifférents les gens pour qui la défense des libertés possède encore un sens.
On a assez célébré les prémonitions du romancier et essayiste George Orwell dans son ouvrage 1984 pour ne pas affecter d'oublier leur actualité au moment où elles trouvent une confirmation de plus en plus inquiétante dans des sociétés qui passent encore aujourd'hui pour démocratiques. De même, les innombrables commémorations et remémorations, dont la victoire sur le nazisme n'a cessé de faire l'objet, ne devraient pas dispenser d'en tirer, pour les régimes qui l'ont vaincu, un certain nombre d'enseignements. En particulier, celui-ci: tant que se maintiennent des rapports sociaux générateurs d'inégalités et d'injustices, l'avancée des sciences et des techniques ne peut qu'aller de pair avec la régression humaine, au plan éthique aussi bien que politique.
Le cas de la biométrie est à cet égard exemplaire, si l'on peut dire: sous couvert de lutter contre une « insécurité » dont on persiste à nier les causes profondes, on assiste à la gestation d'une société de surveillance et de suspicion généralisées où, comme le rappelait récemment le philosophe italien Giorgio Agamben, « les citoyens se voient traités de plus en plus comme des criminels virtuels ». Avec pour effet d'inciter chacun à se méfier de l'autre, voire à l'accuser d'on ne sait quel délit, avec le vain espoir d'échapper à un tel traitement.
C'est pour refuser en pratique, et pas seulement en paroles, ce mimétisme mortifère et inciter leurs contemporains à en faire de même, que des jeunes gens comparaissent aujourd'hui devant un tribunal. On mettra, bien entendu, en avant le caractère illégal et violent des actes dont ils sont les auteurs ou les complices présumés. Rappelons tout de même, pour ce qui est de l'illégalisme, qu'il s'est souvent avéré la seule arme efficace des opprimés contre les lois scélérates, liberticides ou iniques qui ont jalonné l'histoire de ce pays. Quant à la violence physique dont ont pu « souffrir » les bornes biométriques destinées à filtrer les élèves d'un lycée, quelle est-elle comparée à la violence sociale, à la fois psychologique, symbolique et, éventuellement, physique aussi pour les réfractaires, que constitue la « mutation » à laquelle concourt la prolifération de ces artéfacts techniques, avec bien d'autres (vidéo surveillance, espionnage des communications électroniques, croisement des fichiers de données, etc.) : la transformation progressive - mais antinomique à toute idée de progrès - de la communauté des citoyens en cheptel humain.
Doit-on, en condamnant trois jeunes gens qui ne s'y résignent pas, participer à cette animalisation et aider ainsi ce qui fut une civilisation à effectuer un pas de plus vers la barbarie, fût-elle sophistiquée?
Le 10 décembre 2005
Jean-Pierre Garnier
Sociologue, CNRS
Le Monde libertaire #1423 du 26 janvier au 1er février 2006
à 14:45