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Hervé Kempf : Comment caractérisiez-vous, du point de vue de ce qu’on appelle le développement durable, l’état des sociétés humaines en ce début de XXIe siècle ?
Hubert Védrine : Notre développement n’est pas éternel, en ce sens qu’il est fondé depuis la révolution industrielle sur l’exploitation de ressources non renouvelables. Cela a permis au système occidental d’atteindre un degré de performance économique inégalé, mais il est impossible de faire vivre les six milliards et demi d’habitants de la planète selon ce modèle. De surcroît, outre les pénuries prévisibles, des pollutions chimiques de plus en plus importantes s’accumulent, avec des conséquences graves sur la vie humaine, la santé, la reproduction, à quoi s’ajoute la grande menace climatique. On doit donc se poser la question de la façon dont l’humanité va poursuivre sa course.
Serge Latouche : En 1972, lors de la conférence de Stockholm, à peu près tous les problèmes de la planète dont on parle aujourd’hui avaient été identifiés. Mais qu’à-t-on fait en trente ans ? Tous les indicateurs montrent que la situation s’est considérablement dégradée. La situation est désastreuse sur le plan écologique mais aussi social : 20 % de l’humanité consomment 80 % des ressources. Il est vrai que l’entreprise développementiste, la mise en orbite de la modernité, c’est-à-dire l’idée de faire fonctionner les sociétés humaines sur la seule base de la raison, répudiant la tradition et la transcendance, a permis un décollage qui a bousculé les sociétés traditionnelles. Seulement, cette rationalité a conduit à la transformation de tous les rapports sociaux en marchandises. S’est mis en place un ensemble de significations imaginaires, de croyances, de valeurs, comme le progrès, la croissance, le développement, qui a débridé le moteur : nous sommes dans un bolide qui fonce à toute allure, qui n’a plus de marche arrière, qui n’a pas de changement de vitesse, et qui n’a plus de pilote.
H.V. : Le drame est dans la contradiction absolue entre ce que nous avons dit de la situation écologique de la planète, et le fait que les populations occidentales qui ont bénéficié de cette augmentation sans précédent du niveau de vie n’ont aucune envie d’y renoncer, tandis que les populations qui n’y ont pas encore eu accès ne rêvent que d’une chose, c’est d’y accéder. Or la marge de manœuvre, l’autonomie des politiques, et par ailleurs leur courage, pour résister à cette attente vorace qui les presse, est infiniment faible. Politiquement une position radicale d’arrêt de la croissance serait balayée.
S.L. : Ce n’est pas sûr. C’est un a priori ethnocentrique de penser que les gens veulent accéder au mode de vie occidental. Bien sûr, les gouvernants, les bourgeoisies locales, le veulent, mais pas forcément les peuples. Ce qui fait problème avec les concepts de croissance et de développement, c’est qu’ils contiennent ce que les Grecs appelaient l’hubris, c’est-à-dire la démesure. Autrement dit, ce n’est pas la croissance de quelque chose pour atteindre un certain niveau de satisfaction, c’est la croissance pour la croissance : il s’agit de faire croître la consommation, et bien sûr au passage pour faire croître les profits ; c’est l’accumulation illimitée du capital. Il faut sortir de cette religion, de ce culte, de cette addiction, et reposer le problème de ce que devrait être une société humaine conviviale, acceptable, une société satisfaisante et non pas une société du toujours plus.
H.V. : Même si S. Latouche n’a raison qu’en partie, c’est déjà tellement grave qu’il faut agir. En attendant des percées scientifiques majeures, qu’il faut espérer et encourager, des tas de petits moyens viennent à l’esprit. Par exemple, les gros avions qu’on construit maintenant consomment beaucoup moins d’énergie que les Caravelle ou que le Concorde. Les automobiles d’aujourd’hui consomment moins d’énergie et polluent moins qu’auparavant. En sens inverse, on n’a jamais autant chauffé les appartements. La norme pour ne pas avoir froid aujourd’hui est de plusieurs degrés au-dessus de ce qu’auraient accepté nos grands-parents. De même, on climatise comme on ne l’avait jamais fait, etc. Donc on pourrait fixer des objectifs, par exemple, diminuer de deux à trois degrés en moyenne le chauffage dans les bâtiments publics, ou réduire la climatisation. En matière chimique, agricole, de produits de la maison, on pourrait préparer des substituts moins dangereux avec des calendriers. Mais j’imagine que pour vous, c’est négligeable ?
S.L. : Non, pas du tout. Il est vrai qu’on a amélioré les performances des voitures qui consomment moins d’essence, et qu’il y a des possibilités extraordinaires dans tous les domaines. Mais le problème, c’est ce qu’on appelle « l’effet rebond » : le gain que l’on obtient sur l’empreinte écologique d’un produit est plus que compensé par l’augmentation de consommation de ce produit. Au total, la dégradation de l’environnement s’accentue, la pression sur les écosystèmes s’aggrave.
H.V. : Si on prend tout cela au sérieux, il faut lancer une campagne et dire aux gens : arrêtez de voyager pour des raisons futiles, restez chez vous, lisez des livres, parlez avec vos voisins, cessez de consommer des fraises hors saison, etc. Vous imaginez les réactions des voyagistes, des fabricants d’avion, des pétroliers, de l’agroalimentaire, et tout simplement, des gens ! Où est le levier politique ? Un travail soutenu d’information, d’éducation, de sensibilisation est indispensable pour préparer des décisions ultérieures, peut-être radicale, pour corriger de façon politiquement gérable l’actuelle fuite en avant.
S. L. : Il faut mener ce que j’appelle la décolonisation de l’imaginaire. La voiture propre, c’est comme l’énergie gratuite et illimitée, ça n’existe pas. Il y a des énergies moins polluantes, mais il n’y a pas d’énergie gratuite. Donc il faut imaginer sortir de l’ère de la voiture individuelle, et il faut avoir le courage de dire que ça ne pourra pas durer. Le deuxième volet, c’est une nécessité qui s’annonce à travers une série de catastrophes. Si ces catastrophes sont d’un niveau pas trop fort pour nous permettre de survivre, et suffisamment fortes pour nous permettre de nous réveiller, je les appellerai pédagogiques. Nous sommes entrés dans l’ère des catastrophes pédagogiques.
H.L. : Mais on ne peut pas convaincre six milliards et demi d’êtres humains de revenir au mode de vie des chasseurs-cueilleurs !
S. L. : Le problème est fondamentalement structurel et systémique. Si tout le monde consommait comme des Français, il faudrait trois planètes pour satisfaire la consommation mondiale.
H.V. : Et les Californiens ?
S.L. : Neuf planètes.
H.V. : Et les Maliens, un dixième de planète ?
S.L. : Absolument. C’est grâce aux Maliens que nous pouvons consommer trois planètes. C’est l’assistance technique que les Maliens apportent aux pays développés. Si on continue sur cette lancée, en 2050, il faudra trente planètes. On arrive à un seuil. Ce qui était encore tenable dans les années 1960 ne l’est plus à l’heure actuelle. Avec la délocalisation, la déterritorialisation totale de l’économie, on est arrivé à un système explosif. H.V. : Il n’y a pas pour l’instant de solution de rechange. Certes, il y a un degré de conscience qui monte régulièrement. Mais vers quoi ? Vers une infinité de petites mesures qui ne touchent pas au cœur du moteur économique moderne. On n’a pas encore trouvé la formule d’une croissance avec un contenu différent, non prédateur, ni même d’une stabilisation. Aucun programme politique écologique radical ne peut être accepté sans révolte par les populations du monde telles qu’elles sont actuellement. En revanche, on ne peut pas complètement exclure que, si nos sociétés prennent conscience d’un danger imminent, de pollution massive, ou de pénurie tragique, elles réagissent de façon brutale. Les gens seraient peut-être prêts à soutenir n’importe quel pouvoir qui prétendrait perpétuer notre mode de vie et de consommation par des mesures autoritaires, notamment en matière d’énergie. Si nos sociétés sont confrontées brusquement à des perspectives de manque qui les terrorisent, elles risquent de réagir n’importe comment.
S.L. : Le pari de la décroissance est tout autre : il consiste à penser que l’attrait de l’utopie conviviale combinée au poids des contraintes au changement suscitera suffisament de comportements vertueux en faveur d’une solution raisonnable : la démocratie écologique. Mais on peut aussi imaginer une solution intermédiaire, une sorte d’éco-technocratie qui prétendrait assurer à la fois le beurre et l’argent du beurre, le développement et la soutenabilité. Un mélange de restriction et de perpétuation, qui ne remette pas en question le système de pouvoir.
H.V. : Depuis qu’elle a commencé à croire au progrès, l’humanité est convaincue qu’elle allait vive toujours plus de liberté et de prospérité. Alors qu’elle risque de se retrouver dans une espèce de caserne mondiale ! Mais je voudrais revenir à la question politique : dans la mesure où votre analyse est exacte, comment passer de l’utopie et de la théorie au projet politique ? Pour adapter les sociétés à ces défis, soit on a recours aux procédures autoritaires, dont on vient de dire un mot, soit on cherche l’adhésion des gens.
S.L. : On est dans un contexte qui amène une nécessité véritable de conversion, au même sens où, à la fin de l’Empire romain, les gens se sont convertis au christianisme. Il faut maintenant que les gens se convertissent à une autre religion que la religion de la croissance. Il y a une dynamique d’idéal et de nécessité, qui peut se conjuguer.
H. V. : Si j’avais aujourd’hui des responsabilités politiques, et que je cherche avec vous des idées de programme, je dirai que vous ne fournissez quand même pas beaucoup de représentations de ce que pourrait être une société et une économie avec moins de croissance, ou une croissance moins nuisible, ou pas de croissance, et qui puisse constituer un objectif mobilisateur, ce dont nous avons besoin.
S.L. : On peut agir à plusieurs échelons, et notamment au niveau local. Il faut redonner du sens à la vie locale. Si on veut que les gens ne partent pas aux Seychelles, il faut qu’ils pensent que la vie a un sens chez eux. Il est très important de redonner sens à l’endroit où l’on vit, de relocaliser l’économie, la politique, la culture. Je me répète souvent la phrase de Paul Eluard, « Il y a un autre monde, et il est dans celui-ci. » A nous de le découvrir.
Propos recueillis par Hervé Kempf. Le Monde du 26 mai 2005, supplément « Développement du râble ».