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Le nord du Cauca est aussi le centre d’un des mouvements populaires les plus forts et les plus complexes politiquement en Amérique latine, celui des indiens nasa, dont la population s’élève à 110.000 habitants, organisée en cabildeos [assemblées, ndlr], avec un gouvernement parallèle et un projet politique dit d’autonomie indigène. A cause des acquis d’autonomie obtenus, ils ont été attaqués par les élites traditionnelles, le gouvernement, les paramilitaires et parfois, les FARC, incapables de donner de l’espace à des projets politiques étrangers au leur. L’organisation des Nasa, le Conseil régional indigène du Cauca (CRIC), fut fondée en 1971 sous la bannière de l’unité, de la terre et de la culture et s’est convertie en un guide éthique et politique pour d’autres mouvements dans le pays et en une semence féconde de résistance dans la région.
Arquímedes Vitonas a manifesté l’esprit du CRIC dans un discours prononcé à Cali en février 2004. Vitonas, maire de Toribío, berceau du mouvement, a dit aux leaders du mouvement indigène du nord du Cauca : « Cette guerre tuera beaucoup d’entre nous, mais ils ne peuvent pas nous tuer tous. Ceux qui survivront continueront notre travail. Ceux qui mourront auront défendu notre cause avec leur vie. » Si les mots de Vitonas reflètent la ténacité des Nasas face aux attaques, le paysage depuis la place centrale de Toribío révèle la réalité de l’occupation dont ils souffrent. A chaque angle de la place, des postes de la Police nationale ; des postes similaires se retrouvent un peu partout dans la ville, avec la présence de policiers armés jusqu’aux dents, y compris avec des M-16.
Tacueyó, zone indigène en haute montagne, est le champ de bataille où l’armée colombienne tente de déloger les FARC du territoire qu’ils ont dominé durant des décennies. Entre Toribío et Tacueyó, il y a un ou, parfois, deux postes de contrôle militaires qui bloquent le passage. L’officier, qui s’y trouve, se montre respectueux avec notre groupe, converse avec le conducteur et exprime sa préoccupation pour la population civile : « L’important, c’est que le peuple reste tranquille », dit-il.
Mais Tacueyó est assiégé. Les mille personnes appartenant à cette commune se réunissent dans une « Assemblée permanente » à El Crucero. Plus haut encore on trouve elspostes de contrôle des FARC ; en bas, l’armée continue d’avancer. Quand on voit la conduite de l’armée dans ces terres, la préoccupation de l’officier semble être une plaisanterie.
Dans l’assemblée, les gens ont assigné des endroits pour manger, dormir et les assainissements ; ils ont également mis en place des gardes indigènes. Ces derniers sont une innovation nasa : des gardes désarmés qui communiquent à l’aide de radios portables et portent des ’bâtons de commandement’. Ils font des rondes la nuit et font sonner l’alarme si un intrus entre sur leur territoire.
Ils restent ainsi ensemble parce que, s’ils se dispersaient dans les champs ou dans leurs foyers, ils deviendraient des cibles faciles ou bien pourraient tomber sous des feux croisés.
L’armée essaie constamment de gagner la coopération des Nasas, aussi bien à Tacueyó qu’ailleurs. Les soldats visitent les magasins d’approvisionnements et les maisons et offrent de l’argent aux enfants en échange d’informations sur la guérilla. Ils rendent visible leur présence pour que la guérilla accomplisse des vengeances contre la population civile. Il n’est pas exagéré de dire que la police utilise les habitants de Toribío et de Jambaló comme des boucliers humains contre la guérilla. En outre, un camp militaire fortifié est en construction à Toribío, alors que la communauté s’oppose à transformer son territoire en un champ pour les affrontements que la police tente de provoquer. Quand il y a des combats, les blessés de l’armée sont évacués par hélicoptère. Les blessés civils, quant à eux, n’ont pas d’issue. La communauté déclare que le but de cette stratégie est de rapprocher politiquement les Nasas de l’armée. S’ils gardent leurs distances, l’armée a recours à la répression. L’armée plante de la coca, du pavot ou de la marijuana dans les maisons des paysans indigènes et elle les accuse d’être narcotrafiquants ; elle accuse aussi à tort des membres de la communauté d’être des guérilleros pour pouvoir les emprisonner sans aucune forme de procès légal. Les postes de contrôle en eux-mêmes sont une menace : si les paysans ne peuvent parvenir jusqu’à leurs terres pour travailler, ils dépendent alors de l’envoi d’aliments, souvent réquisitionnés à ce spostes de contrôle. L’armée et surtout, les paramilitaires utilisent cette stratégie dans toute la Colombie, pour casser la résistance des communautés.
Le nord du Cauca : territoire libéré
Depuis plus de vingt ans, le prêtre italien Antonio Bonanomi vit dans la mission de Toribío et travaille pour le mouvement indigène. A la question de savoir pourquoi ce mouvement continue à grandir malgré l’occupation militaire, il répond : « Les Nasas vivent deux processus. L’un est externe : la violence de l’armée et des modèles économiques apportés de l’extérieur. L’autre est interne et se construit de rêves. Les Nasas sont un peuple rêveur. Leur expérience historique leur a enseigné que tout le reste passera. Ces armées viennent et repartent. Je leur ai aussi posé cette question et ils m’ont répondu : "Père, la conquête espagnole fut pire. La guerre des Mille jours, à la fin du XIXe siècle, fut pire. La violence des années 50 fut pire. Les armées viennent et repartent, les rêves demeurent." Ainsi, au milieu de la violence, ils créent leur plan de développement. Ils voyagent en Malaisie pour recevoir le Prix des Nations Unies pour leur gestion écologique de la région. Ils attendent la fin du conflit et pendant ce temps, ils construisent. »
Pour les Nasas, construire une autonomie signifie construire sur les ciments des luttes du passé. Le premier héros du mouvement indigène fut La Gaitana, une femme qui, en 1536, mena la lutte de son peuple contre les conquistadores espagnols. Elle unifia les tribus pour combattre coude à coude et obligea les Espagnols à payer très chère leur conquête. Le second fut Juan Tama, qui, vers 1670, étudia les lois espagnoles et parvint à ce que soient appliquées les lois des indiens, qui reconnaissaient aux indigènes le droit à la propriété et à des titres surs les ’réserves’ territoriales. Ces acquis furent perdus au XIXe siècle, avec l’indépendance de la Colombie, car les nationalistes tentèrent de « développer » la nouvelle nation au prix de la destruction des indigènes. En 1910, Manuel Quintín Lame entra en scène, luttant à nouveau pour les terres, mais il y combina la lutte politique pacifique, l’éducation et les lois de la Colombie indépendante. Quintín Lame posa les bases du mouvement indigène actuel, grâce à un processus d’organisation clandestin qui a nécessité plusieurs décennies. Il est mort en 1968 et à cause de ses actions, il fut emprisonné à maintes reprises.
Cependant, ce que ces dirigeants ont gagné a été en partie perdu avec La Violencia [1948-1953,ndlr], guerre entre libéraux et conservateurs qui commença en 1948 et provoca le déplacement de millions de paysans dont les terres finirent par se retrouver entre les mains des grands propriétaires terriens. Avec une unité et une organisation désarticulée, les indigènes devinrent les serviteurs des grands propriétaires qui leur avaient volé leurs terres ; élites et partis traditionnels prirent le pouvoir sur leurs communautés. A la fin des années 60, les indigènes commencèrent à lutter pour la récupération de leurs terres.
Tout comme le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) du Brésil, les indiens du Cauca ont récupéré leurs terres grâce à des occupations non violentes. Ils ont été victimes d’une violence acharnée : près de 1,500 sont tombés assassinés dans cette lutte. Dans les années 80 les organisations indigènes de tout le Cauca se sont regroupées sous la bannière du CRIC. Aujourd’hui, il existe également l’Association des conseils municipaux indigènes du Nord du Cauca (ACIN). Ainsi, ils contrôlent leurs territoires ancestraux et ont des titres collectifs sur les terres. L’une des figures-clefs de ce processus est Álvaro Ulcue, prêtre nasa qui revint en 1975 après avoir étudié loin du Cauca. Pendant les années 70 et 80, il inspira de la vigueur au mouvement de récupération des terres, à celui de la jeunesse et à presque tous les aspects du mouvement. Les grands propriétaires et les forces de sécurité l’assassinèrent en 1984.
La mort d’Ulcue ne freina pas le mouvement. L’assassinat de Mario Betancur, premier maire indigène de Jambaló, qui tomba en 1996 entre les mains d’un groupe guérillero del’Armée de libération nationale (ELN), ne l’arrêta pas non plus. Le mouvement ne cessa pas non plus en 2001 quand les FARC assassinèrent Cristóbal Secue, un autre dirigeant indigène. Les communautés enquêtèrent elles-mêmes sur ces deux derniers crimes et en conclurent que les responsables étaient la guérilla, dans leur stratégie d’attaque contre le projet d’autonomie indigène.
A la fin des années 80, avec les terres sous leur contrôle, les Nasas découvrirent que leurs organisations et leurs initiatives politiques étaient entravées par les élites et les partis traditionnels qui contrôlaient encore les mairies. Pour reprendre le pouvoir, les Nasas formèrent le Movimiento Cívico. Après avoir échoué par trois fois, les indigènes gagnèrent les élections dans plusieurs mairies au milieu des années 90. Aujourd’hui, Toribío et Jambaló ont des maires appartenant au mouvement indigène. En 1991, la constitution colombienne reconnut explicitement les propriétés indiennes et l’autonomie territoriale des indigènes.
Les mouvements ont utilisé les espaces conquis dans les villes et leurs droits constitutionnels sur les territoires pour développer la région, grâce à une méthodologie de décentralisation planifiée. Dérivées des méthodes d’éducation adulte de Paulo Freire, ces méthodes comprennent la formation de "facilitateurs" et le recours aux assemblées pour créer des plans de développement qui établissent des priorités et définissent des projets dans la manière dont la communauté distribue le budget municipal et les versements faits aux réserves indigènes. Ce sont donc les communautés indigènes et les mairies qui élaborent ce type de planification. En février, les mairies participèrent aux assemblées annuelles dans lesquelles se fixent les priorités.
La ville de Toribío a tenu l’assemblée à la CECIDIC, université indigène avec des programmes en agriculture, économie, commerce et droit. Les 30.000 habitants de Toribío envoyèrent 3.000 représentants à l’assemblée, laquelle débuta avec une présentation faite par l’équipe municipale, avec des pancartes d’indices socio-économiques recueillis deux mois auparavant dans les hameaux. Des dizaines d’indices furent ainsi montrés, depuis les chiffres de production et d’éducation, jusqu’aux dénonciations de violation des droits de l’Homme dans la communauté. Ensuite, les membres de la communauté vérifièrent ces indices pour corriger de possibles erreurs. Puis, le groupe de représentants se divisa en sous-groupes pour travailler par thèmes (éducation, développement institutionnel, santé, culture, droits de l’Homme, famille et, conjointement, l’écologie et l’économie), et par commune (le district nasa est formé de quatre communes : Toribío, Tacueyó, San Francisco et les zones urbaines). Les 28 groupes de travail établirent des pré-priorités, déterminèrent les projets et soumirent leurs décisions à l’assemblée.
Il a été démontré que cette planification décentralisée est une méthode d’administration hautement efficace. Le Projet Nasa de Toribío - le plan général duquel fait partie le plan de développement- fut l’un des gagnants du Prix Initiative équatoriale de développement durable, octroyé par l’ONU le 19 février 2004 en Malaisie. Les prix ont été remis à six projets parmi les 600 plans de développement qui réduisent la pauvreté tout en conservant et en restaurant l’écologie. Les réalisations écologiques de ce processus sont évidentes pour qui voyage dans la région : les terres, après des années d’exploitation aux mains des patrons d’entreprises sucrières, de propriétaires terriens et de grands fermiers, sont maintenant reboisées et l’on a restauré leur usage productif.
Mouvements et contre-mouvements
En plus de souligner la situation paradoxale qu’expérimentent les Nasas, l’assemblée annuelle de planification du développement a donné l’opportunité de parler avec les familles des huit personnes de Toribío qui ont été capturées sommairement et emprisonnées sans aucun procès légal. Une femme de la commune de Tacueyó a expliqué que, le 29 janvier 2004, son mari a été « indiqué » par un homme en passe-montagne et a été emmené à Popayán par des policiers et des militaires armés. Toute la communauté le connaît : c’est Hugo Prado Orozco, mineur sans lien avec les guérillas. Ils passa quand même à la télévision nationale aux côtés de sept autres membres de la communauté, avec des armes qu’ils n’avaient jamais vues, pendant que l’armée se vantait d’avoir obtenu une importante victoire sur la guérilla avec la capture de ces commandants-clefs. Conformément aux lois antiterroristes de Colombie, ces personnes, aujourd’hui à la prison de Popayán, capitale du Cauca, n’ont pas le droit d’être confrontées à leurs accusateurs, de voir les preuves retenues contre elles ou d’avoir un procès avec jury. Le procureur de l’Etat décidera de leur destin, en privé.
Les familles ont réuni 3.000 signatures dans la communauté, dans un document où il est juré que ces huit individus n’ont aucun lien avec les insurgés. Contre eux, le procureur a le témoignage de l’homme masqué. Les huit personnes sont toujours enfermées, dans des conditions terribles, à Popayán.
Autre paradoxe : le même jour où le Projet Nasa gagnait le prix de l’ONU, les Nasas tenaint une assemblée de 6.000 personnes à Caloto. Cela fut un procès puisque, conformément à la Constitution de 1991, les indigènes ont le droit d’exercer la justice en accord avec leurs traditions quand il s’agit de crimes commis en territoire indien. Les Nasas se sont servis de ce droit pour juger la conduite de l’armée colombienne. Le 31 décembre, Olmedo Ui, membre de la communauté, a été assassiné en passant en mobylette près d’un poste militaire. Personne n’a été puni. Pour la communauté, l’affaire est claire : cet assassinat, ainsi que les nombreuses autres exactions commises par les militaires, ne serait pas arrivé si l’armée n’était pas sur leurs terres. En outre, les indigènes considèrent que ce crime est une punition parce qu’elle n’a pas voulu permettre que son projet d’autonomie puisse être utilisé dans le cadre de la stratégie contre-insurrectionnelle d’Uribe. Le crime a eu lieu deux semaines après que l’ACIN ait publié un communiqué dans lequel elle prenait ses distances avec la position du gouvernement. Les nouvelles du « procès » et du prix de l’ONU s’étalèrent en première page en Colombie et le commandant de l’armée, face aux caméras de télévision, déclara que les indiens n’avaient pas la droit de juger des militaires colombiens. Comme dans d’autres pays, la publicité contribue souvent à la protection de mouvements comme celui des Nasas. C’est pour cela que la communication avec d’autres mouvements, en Colombie et dans le monde entier, recouvre une telle importance pour les Nasas et pour toutes les organisations sociales colombiennes. La stratégie pour les détruire s’est basée sur la division et l’isolement, une stratégie que l’establishment maîtrise à la perfection dans ce pays de régions, de diversité ethnique -peuples indigènes, afrocolombiens et métisses- et avec des divisions urbaines, rurales et de classe. Ne représentant que 110.000 individus des 44 millions de Colombiens, les indigènes ne peuvent vaincre seuls les politiques d’Uribe, bien qu’ils aient beaucoup de choses à apprendre à d’autres mouvements pour ce qui est de la construction et de l’organisation d’un projet notable dans des conditions pour le moins défavorables. Cependant, ils ne sont pas seuls et, en entremêlant leur autonomie et leur résistance avec d’autres peuples, ils ouvrent des possibilités en Colombie et, peut-être, dans d’autres lieux également.
par
Justin Podur
15 octobre 2004
Source : Memoria (httpp//www.memoria.com.mx), n°185, juillet 2004.
Traduction : Cynthia Besnoit, pour RISAL (http://risal.collectifs.net).