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Avoix autre : "En brandissant le 20 septembre 2006 à la tribune de l’ONU un exemplaire du livre du linguiste libertaire Noam Chomsky, « Hegemony and survival », Hugo Chavez créait l’événement. Mais un tel hommage est cependant d’un goût plutôt douteux. Cela fait déjà un bon moment que l’on assiste à une instrumentalisation tous azimuts de Chomsky.
En brandissant le 20 septembre 2006 à la tribune de l’ONU un exemplaire du livre de Noam Chomsky, « Hegemony and survival » [1], Hugo Chavez créait l’événement. Certes ce n’était pas le premier coup d’éclat du président vénézuélien et chef autoproclamé d’une révolution bolivarienne aux contours encore bien flous. Mais ce coup sortait de l’ordinaire : le livre grimpait subitement à la première place des ventes d’Amazone et son auteur se voyait assailli par des milliers de courriels. On peut toujours se féliciter du regain, même ponctuel, de la popularité de Noam Chomsky et de ses prises de position critiques à l’égard de l’impéralisme états-unien dans son propre pays - provoqué par l’hommage qui lui a été rendu à cet occasion.
Venant de la part d’un personnage comme Hugo Chavez - dont le prestige révolutionnaire acquis ces dernières années est en grande partie redevable à la flambée du prix du pétrole - un Chavez qui s’affiche volontiers aux côtés de la vierge Marie devant ses concitoyens qui viennent de le réélire triomphalement -, un tel hommage est cependant d’un goût plutôt douteux. Hugo Chavez a d’ailleurs cru bon de préciser qu’il regrettait de ne pas avoir connu l’auteur du livre lorsqu’il était encore en vie. Cette gaffe, au-delà de l’anecdote, me semble emblématique des rapports ambigus qui se sont établis depuis longtemps entre Chomsky et ceux qui invoquent ses prises de position politiques, tout en ignorant, ou faisant semblant d’ignorer, en méprisant voire en combattant par ailleurs, les idées et les principes avancés par le linguiste nord-américain. Cela fait déjà un bon moment que l’on assiste à une instrumentalisation tous azimuts de Chomsky dont la position éthique, les références idéologiques et la démarche politique sont à mille lieues sinon à l’opposé des références idéologiques et des démarches politiques de nombre de ceux qui s’en réclament.
Pour s’en rendre compte il suffit d’ouvrir un de ses livres. Prenons le dernier paru en français, le troisième volume de « Comprendre le pouvoir », qui vient d’être édité par Aden à Bruxelles. Le ton est donné dès le premier chapitre intitulé « L’intelligentsia capitaliste-léniniste » où il expose sa vision du socialisme libertaire en rappelant la justesse des prévisions de Bakounine et en procédant à une critique cinglante de ceux qui aspirent à devenir les « managers de la société » au nom de l’intelligence de la situation dont ils s’estiment les dépositaires. « Ce sont les mêmes brutes communistes, les brutes staliniennes d’il y a deux ans, qui dirigent maintenant des banques » et qui sont « les acteurs enthousiastes de l’économie de marché », écrivait-il à propos du pays issu du coup d’Etat bolchévique d’octobre 1917, coup d’Etat responsable à ses yeux de l’élimination des structures socialistes émergentes en Russie. Ce n’est pas la nature des gens qui expliquent cette évolution, mais le fait que ceux qui ne jouent pas le jeu sont rejetés, tandis que ceux qui le jouent s’en sortent, poursuit Chomsky. Ceux qui sont impitoyables, brutaux et assez endurcis pour prendre le pouvoir sont ceux qui survivront. « Ceux qui essaient de s’associer à des organisations populaires et d’aider la population à s’organiser elle-même, ceux qui assistent les mouvements populaires de cette façon ne pourront simplement pas survivre dans de telles situations de pouvoir concentré. » (pp. 7-11)
Faut-il préciser que si Chomsky se situe résolument dans la deuxième catégorie, nombre des marxistes (-léninistes), des populistes et des politiciens se réclamant du développement durable qui l’invoquent et s’emparent de certains de ses arguments sont davantage préoccupés par la prise du pouvoir, son exercice et sa conservation que par l’aide à appporter à la population pour s’organiser elle-même ?
Si tant de personnes épousant des convictions politiques aussi diverses sinon antagonistes peuvent se réclamer avec une telle nonchalance des déclarations de Chomsky, c’est aussi parce qu’elles se prêtent à cela, ou parce que leur auteur ne fait rien pour les en dissuader. Jusqu’à un certain point, cette objection est justifiée par la relative discrétion obervée par le linguiste nord-américain à propos par exemple de l’autoritarisme rampant des sandinistes au pouvoir dans les années 1980 au Nicaragua, et surtout de la dictature castriste à Cuba depuis plusieurs décennies. En effet, parmi les victimes de cette dernière, on trouve des personnes qui ont beaucoup de points communs avec les militants anti-impérialistes et procubains du reste de l’Amérique latine, libertaires compris.
Certes regrettable, parfois condamnable, cette discrétion n’est pas moins la conséquence inévitable de la démarche critique de Chomsky dans ce qu’elle comporte de plus original et de plus estimable sur le plan éthique par les temps qui courent. En effet, Chomsky s’engage contre les injustices qui prévalent dans ce pays et, par conséquent, également les injustices générées par ce pays à l’échelle de la planète. Avec une persévérance parfois déconcertante, il se tient à cette ligne, ce qui le conduit à faire passer à l’arrière-plan les considérations idéologiques et à établir une sorte de graduation parmi les injustices dénoncées selon le degré de dangerosité des cibles de la critique. S’agissant d’un Chavez, par exemple, il se refuse d’épiloguer sur ses frasques ou dérives à venir et préfère rappeler l’implication des USA dans la récente tentative de coup d’Etat au Venezuela et l’épisode de l’essence vendue moins cher aux habitants des quartiers pauvres nord-américains laissés pour compte à la suite du geste généreux du caudillo vénézuélien. Il agit ainsi par souci non seulement d’efficacité, mais aussi et surtout pour être conséquent avec lui-même et avec la ligne de conduite qu’il s’est fixée. Et force est de constater que l’écart est énorme entre, d’une part, les dégâts causés en Amérique du Sud par la puissance des USA, relayée sur place par une bourgeoisie particulièrement arrogante, et d’autre part, le danger que peut représenter l’accès au pouvoir de populistes parfois moins arrogants et cyniques.
Précisons enfin, si besoin est, que ceux qui reprennent les arguments de Chomsky contre l’impérialisme yankee se montrent plus réticents, par commodité ou par opportunisme, lorsqu’il s’agit de dénoncer les formes de domination propres aux pays où ils se trouvent. De ce point de vue aussi, indépendamment des divergences idéologiques, ils se situent aux antipodes de la démarche de Chomsky.
[Nicolas Triffon] dans Le Monde libertaire, hebdo de la Fédération anarchiste, du 21 au décembre 2006 au 10 janvier 2007
[1] « Dominer le monde ou sauver la planète ? L’Amérique en quête d’hégémonie mondiale », 10/18, 2005. En France,les éditions Acratie furent les premières à publier les « Textes politiques » (1977 - 1983) de Noam Chomsky en 1984. Pendant plusieurs années, celivre a été le seul disponible sur le marché francophone. La fortune éditoriale de Chomsky en France est plus récente, puisqu’il aura fallu attendre le début des années 2000 pour que plusieurs éditeurs le publient à leur tour. En 2001, les éditions Agone (à Marseille) et Comeau et Nadeau (à Montréal) ont publié « De l’espoir en l’avenir : entretien sur l’anarchisme et le socialisme », avec P. Jay et K. Doyle