Annie Le Brun a depuis longtemps rendu à Aimé Césaire, de son vivant, un bel hommage.
Et avec elle, on peut se demander, « Mais où sont les guetteurs » ?
Occulter en bloc l’authentique éloge qu’elle a donné à l’œuvre du poète, éviter à tout prix d’évoquer cette rencontre luxuriante, est la tendance majoritaire actuelle des arbitres du Tout-Paris « Césairement correct », auquel il faut opposer deux ouvrages : « Pour Aimé Césaire » et « Statue cou coupé », dont les résumés se trouvent sur les liens suivants :
http://www.jmplace.com/fr/livres/detail.cfm?ProduitID=808http://www.jmplace.com/fr/livres/detail.cfm?ProduitID=809 Les sordides tricheurs, champions de l’édulcoration, des « grimaces apprises » et des froides récitations, bande dérivée des « larbins jappeurs d’identités formelles »1, « ces pelletées de petits larbins sur le grand sauvage »2 qui « gavent de mensonges et gonflent de pestilences », font comme si certains cris de Césaire étaient à jamais scellés dans les tombeaux de leur pensée sectaires, rationnelles et occidentale, « tant est enracinée en Europe et dans tous les partis, et dans tous les domaines, de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’habitude de faire pour nous, l’habitude de penser pour nous »3.
Si les analyses critiques d’Annie Le Brun, dans leur lutte contre les idéologies d’un « nouvel exotisme », à propos des détracteurs et récupérateurs de l’œuvre d’Aimé Césaire, sont évitées systématiquement, de manière bien trop flagrante, c’est tout simplement qu’elles dérangent et se situent précisément là où le bât blesse…
Mais justement, « où sont donc les guetteurs ? »
Car la mort d’Aimé Césaire soulève des aménagements décoratifs, des mises en scènes médiatiques idylliques et superficielles dignes de ce nouvel exotisme de propagande restant extérieur et formel, très lointain de la « chaire rouge du sol » que le poète se délectait à célébrer.
On peut opposer à ces hauts lieux de la Culture bienséante, ce qui aux Antilles s’appelle « une tracée », c'est-à-dire un sentier, une voie rudimentaire de pénétration dans la forêt tropicale, là où se jouent les énergies essentielles vitalement préoccupantes. A l’encontre des célèbres bavards qui imaginent des spectacles grandioses, René Ménil oppose « le magicien des énergies humaines » et de leurs fantaisies, la parole de « l’homme poétique-critique qui produit un effet de foudre », et donne une image déformée de nos possibilités vivantes.
A la poésie de Césaire, s’opposent ces grands discours bien en règle et faits proprement dans un langage cartésien utilitaire, dans une pensée logique ethnocentriste, contraire à la parole en action et à la puissance du geste. Césaire le disait lui-même :
« Et venant je me dirais à moi-même : Et surtout mon corps aussi bien que mon âme gardez vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle »4.
Là où il y célébration, commémoration, toutes « plantations » de décor, Césaire oppose à cette colonisation et à ses techniques de stérilisation, l’excès et la luxuriance d’une poésie hautement subversive dans son « mouvement analogique » avec les métaphores d’éclaboussures, celles des forces de la nature, de la flore et de faune tropicale, misant sur le végétal, le volcanique et le sismique, sur ces images à travers lesquelles il y a « l’amorce d’un tremblement de terre »5.
Le « Césairement correct », nouvel exotisme abject s’acharne à vouloir donner une vision pittoresque d’un homme décoratif. Laissons donc à ces caporaux du Césairisme, soucieux de dompter l’autre, leurs calembredaines.
Pour ce qui est de l’érudition éruptive d’Aimé Césaire, « On n’enchaîne pas les volcans » comme le dit Annie Le Brun.
« Je lis bien à mon pouls que l’exotisme n’est pas provende pour moi […].
Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries.
Je défie le craniomètre. Homo sum etc.[…]
Ignorant des surfaces mais saisi par le mouvement de toute chose
Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
Chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde […]
Le gigantesque pouls sismique qui bat maintenant la mesure d’un corps vivant en mon ferme embrasement
Aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force […]
Et à moi mes danses
mes danses de mauvais nègre
à moi mes danses
la danse brise-carcan
la danse saute-prison
la danse il-est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-nègre
A moi mes danses et saute le soleil sur la raquette de mes mains »6
L’ébranlement du langage de Césaire a « pour seule arme la geste de la plus fondamentale révolte »7. Aimé Césaire reste un Troubadour bouillonnant (troba, trobador veut dire « trouveur » et « trouvaille »), mobile et subversif, sa « chanson de geste » reste scabreuse, n’est pas encourtoisée mais saline
La poésie de Césaire est une poésie de la catastrophe, de la dévastation, du désastre. Elle nous fait entrer dans les perspectives dépravées d’une gigantesque anamorphose qui nous souffle de voir les choses où elles ne sont pas ?
A l’encontre d’une « esthétique de la pleine vue », au antipodes de l’exotisme, en refusant de réduire à l’état de décor ce qui le dépayse8, dans sa lutte contre les asservissement de l’ethnocencentrisme, Césaire indique un point de non retour, un « voyage jusqu’au bout de soi qui nous fait découvrir l’ailleurs et le partout »9.
On peut rétorquer aux inquisiteurs de la vie et de l’œuvre d’un homme, à l’oppression culturelle ambiante de la dépersonnalisation de Césaire :
« Calmez vous de ne pas aimer la poésie
On n’aime jamais que ce qu’on mérite d’aimer »10.
Myriam Peignist
Références :Césaire Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Présence africaine poésie, 1983.
Le Brun Annie, Pour Aimé Césaire, Jean-Michel Place, 1994.
Le Brun Annie, Statue cou coupé, Jean-Michel Place, 1995.
Le Brun Annie, Perspective dépravée, La lettre volée, 1991.
Ménil René, Antilles déjà jadis, précédé de Tracées, Jean-Michel Place, 1999.