Lu sur
le Plan B :
"Pour les candidats à la présidence, il s'agit à présent d'habiller le néant des programmes. Hors d'état d'enfanter le moindre projet, les partis de gouvernement sous-traitent la production d'idées à des clubs de réflexion. « La République des idées » compte au nombre de ces supermarchés de la pensée. Oracle au PS, omniprésent dans la presse, ce cercle de sacs-à-vent redessine une « gauche » qui caresse l'euro dans le sens des zéros.
Le constat est désolant, mais qu'y faire ? Les joies du capitalisme ne se vendent plus aussi bien que jadis. Finis les temps glorieux où Laurent Joffrin et Libération ululaient « Vive la crise ! » (1) sur un air californien pour fêter les restructurations industrielles. Finie l'époque, plus récente, où le plagiaire Alain Minc célébrait La Mondialisation heureuse (1997). Dissoute, enfin, la fondation Saint-Simon, où intellectuels, patrons, journalistes et hauts fonctionnaires militaient pour une « République du centre ». Cette fondation, expliquait Jean Daniel, « est née avec le présupposé que le déblocage de la société française passait par un capitalisme réel, assumé, mais régulé et moralisé par des gens de gauche » (2). Mission vite accomplie : « Nos idées – croyance dans l'économie de marché, l'Europe – sont au pouvoir », plastronnait en 1999 Michel Albert, membre de Saint-Simon.
Peu après le sabordage du club, son ex-secrétaire général Pierre Rosanvallon s'égayait avec Ernest-Antoine Seillière lors d'un dîner au Medef (3). Laissant ouvriers et employés s'exercer à la lutte des classes aux guichets de l'Assedic, le parti socialiste caressait la croupe fiscale de son nouveau « prolétariat » : « les membres du groupe intermédiaire, constitué en immense partie de salariés avisés, informés et éduqués, qui forment l'armature de notre société. Ils en assurent la stabilité » (Dominique Strauss-Kahn). Ces abonnés au Monde, aux Inrockuptibles ou au Nouvel Observateur multipliaient « les signes de leur attachement à l'"économie de marché" » (4). Tout allait bien.
Les caves se rebiffent
Mais, depuis le début des années 2000, les nuages s'accumulent. À leur tour, les classes moyennes cultivées subissent le contrecoup des politiques libérales. Les artistes se mettent en grève pour défendre le régime des intermittents, les chercheurs pétitionnent « contre la guerre à l'intelligence » (comprendre : contre la baisse de leurs crédits), les stagiaires se rebellent... Même les journalistes lèvent les gants de toilette mouillés qui leur servent de poings et votent des motions de défiance contre des directions trop ostensiblement inféodées aux actionnaires. Au printemps 2006, les professions intellectuelles intermédiaires défilent aux côtés des syndicalistes contre le contrat première embauche ; comme eux, elles ont voté « non » au référendum sur le traité de Constitution européenne. La vague de la précarité leur lèche à présent les doigts de pied.
Et le Parti de la presse et de l'argent frissonne. Louis Chauvel, un sociologue de la gauche molle, souligne la gravité de la situation : « Le portrait social d'une classe moyenne heureuse correspond-il aujourd'hui à 70 % de la population, ou plutôt à 10 % ? Tout semble indiquer que ce noyau central, idéalement situé aux environs de 2 000 euros de salaire mensuel, doit faire face à un vrai malaise et connaît, comme par capillarité, la remontée de difficultés qui, jusqu'à présent, ne concernaient que les sans-diplôme, les non-qualifiés, les classes populaires » (Le Monde, 3.5.06). Horreur : le « noyau central » menace de devenir instable ! Il pourrait cesser de voter pour le PS ou l'UMP, et prêter l'oreille aux discours critiques de la « gauche de gauche ». Certains de ces nouveaux extrémistes songeraient même à ne pas renouveler leur abonnement au Nouvel Observateur...
Rassurer les téléramistes
Sensibles aux émois de leur clientèle intellectuelle, des débris de l'ex-fondation Saint-Simon ont tôt senti le vent tourner. Au début de l'année 2002, ils créent « La République des idées », un nouveau cercle de réflexion social-libéral, dirigé par Pierre Rosanvallon. Objectif : récupérer les agneaux égarés dans la tourmente économique en accomplissant la « nécessaire refondation intellectuelle d'une gauche réformiste » (5). Une collection d'ouvrages est lancée grâce aux financements de grandes entreprises, confiés au premier trésorier de l'association, Jean Peyrelevade. La presse leur déroule un tapis rouge d'autant plus mœlleux que Rosanvallon, signataire en décembre 1995 de la pétition pro-Juppé, compte au nombre des éditorialistes associés au Monde. Chaque livre de « La République des idées » sera célébré par le quotidien vespéral et, jusqu'à son éviction en 2003, par son truculent directeur de la rédaction Edwy Plenel (6).
Des livres à l'aspect militant, des titres à sonorité « critique »... mais des conclusions tout droit sorties d'une dissertation d'Alain Duhamel : le gouffre qui sépare la façade des cuisines explique les succès de « La République des idées » auprès des journalistes – et la déception des lecteurs ! Côté façade, les auteurs harponnent l'abonné à Télérama en ciblant les problèmes posés par le libéralisme : Les Désordres du travail (Philippe Askenazy), L'Insécurité sociale (Robert Castel), Le Ghetto français, L'Égalité des possibles (Éric Maurin)... Si alarmistes qu'ils soient, « ces constats ne doivent pourtant pas conduire à condamner le marché. “Condamner le marché ” est une expression qui n'a d'ailleurs aucun sens, gronde Castel. Il n'y a pas de modernité possible sans marché. » (7) On l'a compris : côté cuisine, les fagotins de « La République des idées » jurent que tout problème engendré par le libéralisme continental trouve sa solution dans le cadre d'un libéralisme tempéré. Le problème des accidents du travail se résout en incitant financièrement les entreprises à se préoccuper de la santé de leurs salariés, celui de la ségrégation sociale dans les banlieues en incitant financièrement les bobos à s'y installer, celui des inégalités en donnant « la priorité à l'égalité des possibles plutôt qu'à l'égalité de fait » (8), etc. La tartuferie se dévoile entièrement quand Pascal Lamy, directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, plaide pour la démocratie-monde ; ou lorsque Jean Peyrelevade, ex-PDG du Crédit lyonnais sorti de sa retraite dorée, fustige les excès du Capitalisme total sous les fous rires de ses amis patrons du CAC 40 ! Se reclasser « à gauche » quand l'air du temps l'impose, cela vaut bien quelques sacrifices.
Boîtes à idées
Parce qu'elle reconditionne le logiciel libéral dans un emballage moins décati que la grenouillère balladurienne, cette « nouvelle critique sociale » délecte les candidats socialistes et les médias de centre gauche. Les premiers piochent leurs idées dans les petits livres avant de débattre dans la presse avec leurs auteurs. « Que veulent pour le pays les candidats à l'investiture du PS ? », s'interroge l'hebdo de Laurent Joffrin. « Réunis par La République des idées et Le Nouvel Observateur, des experts les questionneront chacun à leur tour sur un sujet crucial » (21.9.06). Premier auditionné, Dominique Strauss-Kahn, dont le programme cite à six reprises les auteurs de « La République des idées » (9), dialogue avec l'un d'entre eux. Pour faire bonne mesure, Le Nouvel Observateur brode un dithyrambe à Daniel Cohen, ancien de la fondation Saint-Simon mais aussi « senior advisor » à la banque Lazard et éditorialiste associé au Monde : il publie dans la collection de Rosanvallon Trois Leçons sur la société postindustrielle. Trois jours plus tôt, Libération détaillait sur une double page l'« histoire d'un parcours intellectuel » (18.9.06), celui d'un Pierre Rosanvallon encore ruisselant des coups de langue reçus dans Télérama (13.9.06) ; la lecture de ce portrait était aussitôt recommandée sur France Inter par Nicolas Demorand.
Le tintamarre n'a pas échappé à Ségolène Royal. Son document de travail mis en ligne au printemps dernier sur son site « Désirs d'avenir » emprunte tant à l'écurie rosanvalonienne que Le Parisien-Aujourd'hui soupçonne le plagiat : « Ségolène Royal a pioché allégrement dans une bibliothèque à idées. Pas n'importe laquelle. Sept chercheurs, des sociologues, des philosophes et des économistes, cités au fil des paragraphes, appartiennent tous au même réseau, à la même « école » : la République des idées [...]. La candidate socialiste a même repris à son compte le titre de l'ouvrage de Philippe Askenazy, Les Désordres du travail, comme intitulé de son deuxième chapitre ! » (6.6.06). Puisque le néant attire le néant, « nos travaux sont faits pour servir à la réflexion des responsables politiques de tous bords », explique le secrétaire général de « La République des idées », Thierry Pech (Libération, 7.6.06).
Portés par le suffrage de toutes les incompétences médiatiques, ils tentent surtout de circonscrire la vie intellectuelle à un affrontement bien fait pour canaliser l'éventuelle radicalisation des classes moyennes cultivées : la rosanvallonie, patrie du métissage culturel et du libéralisme mou, contre les « nouveaux réactionnaires », sécuritaires, adeptes de George W. Bush et du libéralisme intégral, qui puisent leurs idées dans les notes de l'institut Montaigne lancé par le patron d'Axa, Claude Bébéar (10). Royal contre Sarkozy, en somme. C'était compter sans la Sardonie, territoire intellectuel libéré par les lecteurs du Plan B.
Lire la suite du dossier dans la version papier du Plan B, un reportage exclusif au cœur de la République des idées.
http://www.leplanb.org/page.php?sommaire=4
Notes :
(1) Écouter à ce sujet l'émission « Là-bas si j'y suis » intitulée Vive la crise , http://www.la-bas.org/article.php3?id_article = 956
(2) Le Nouvel Observateur, 1.7.99 ; idem pour la citation suivante.
(3) « À la table du Medef, des intellectuels goûtent à la refondation sociale », Le Monde, 14.6.00.
(4) Dominique Strauss-Kahn, La Flamme et la Cendre, Grasset, 2002, p. 52.
(5) Pierre Rosanvallon dans Le Monde, 22.11.02.
(6) Lécher à ce sujet notre scintillante vitrine universitaire, Acrimed : « Les rapports entre journalistes et intellectuels : cul et chemise ? ». www.acrimed.org/article1809.html
(7) Robert Castel, L'insécurité sociale, La République des idées – Le Seuil, 2003, p. 91-92.
(8) Éric Maurin, L'Égalité des possibles, La République des idées – Le Seuil, 2002, p. 13. Exemple d'« égalité des possibles » ou d'« égalité des chances » : les lycéens de la banlieue parisienne ont une chance d'intégrer Sciences-Po depuis que cette école leur réserve quelques places chaque année. Ils ne devront donc s'en prendre qu'à eux-mêmes s'ils ne la saisissent pas, même si leurs chances de réussite sont mille fois inférieures à celles des enfants de BHL. Lire « La loterie pipée de “l'égalité des chances” » Le Plan B, n° 2, mai 2006, p. 7. www.leplanb.org/page.php?article=31
(9) Dominique Strauss-Kahn, Pour une égalité réelle. Éléments pour un réformisme radical, note de la fondation Jean-Jaurès n° 41, juillet 2004.
(10) Lire « Marketing idéologique à Grenoble »,
SOMMAIRE (numéro 4, 06/10/2006)
Petits tourments de « grands électeurs » (p. 3)
Les notables qui cadenassaient la IIIe République étaient appelés «
grands électeurs ». Aujourd’hui, les journalistes ont pris leur place :
avant chaque scrutin, ils pré-sélectionnent des candidats agréés par la
classe dirigeante. Face à cette prétention, comment réagit la gauche ?
>>
Lire (extrait gratuit)
La grande peur des sociaux-libéraux (p. 4-6)
Hors d’état d’enfanter le moindre projet, les partis de gouvernement
sous-traitent l’élaboration de leurs programmes à des clubs de
réflexion. La « République des idées » compte au nombre de ces
supermarchés de la pensée. Oracle au PS, omniprésent dans la presse, ce
cénacle de sacs à vent redessine une « gauche » qui caresse l’euro dans
le sens des zéros.
Du cake dans la barbiche (p. 4-6)
Dresser un journaliste ? C’est facile avec le guide pratique du Plan B en huit leçons.
La chasse aux malades du travail (p. 7-8)
Miracle ! Le nombre d’arrêts-maladie baisse tandis que les souffrances
au travail augmentent. Le Plan B enquête sur les dessous d’un
marchandage entre la Sécurité sociale, les patrons et les médecins
libéraux.
Bayrou, Besancenot… (p. 10-11)
Lequel est centriste mou ? Lequel est communiste révolutionnaire ? Analyse croisée de deux prestations médiatiques.
Les robinets picards arrivent à pied par la Chine (p. 12-13)
Reportage sur les prodiges de la mondialisation : dans le pays du
Vimeu, serrureries et robinetteries avaient façonné une terre de bas
salaires et d’anarcho-syndicalisme. Aujourd’hui, ce tissu se déchire.
Frappes médiatiques sur le Liban (p. 14-15)
Quand une guerre éclate entre une puce et un éléphant, les alliés
médiatiques de l’éléphant connaissent la musique. Il leur faut à la
fois humaniser le pachyderme et diaboliser le plus faible, forcément
plus fourbe, en particulier s’il est arabe.
Journalistes embrigadés par Thierry Breton (p. 16-17)
Comme en Corée du Nord, le ministère des Finances mobilise des
journalistes pour chanter ses louanges. En dépit d’une résistance
héroïque opposée par Claude Perdriel, propriétaire du Nouvel
Observateur et de Challenges.
Le Monde, droit dans le mur de l’argent (p. 18)
Allié avec Lagardère dans le Sud-est, le quotidien vespéral prépare le
lancement d’un « gratuit » en partenariat avec Bolloré. Analyse d’une
stratégie industrielle.
Faut-il interdire la presse bourgeoise ? (p. 19)
Tel est le grand débat citoyen lancé par les communards en 1871.
Le procès de Jacques Marseille (p. 20)
«…Vous êtes l’historien économiste préféré de Sarkozy, des médias et du
Medef » lance le juge. Frétillant sur son banc, l’accusé s’asperge
d’eau de Cologne et entame sa défense…
Et plein d’autres pépites à découvrir…
Prochain numéro : 8 décembre 2006