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Lu sur le blog flegmatique d'Anne Archet : "J’ai heurté de front Normand Baillargeon sur son blogue samedi dernier. Aie. Moi qui ai eu à supporter les commentaires déplaisants de la planète entière sur mes blogues, voilà que je me suis bêtement jointe à la horde puante des trolls. Pas fort.
Résumons l’affaire. Dans un texte qu’il destine au Monde libertaire, le professeur Baillargeon reprenait les propos que l’illustre Noam Chomsky lui avait confiés au sujet de l’état de l’anarchisme contemporain. Ce que pense le célèbre linguiste du MIT peut se résumer en trois points :
Allez savoir pourquoi, je me suis sentie personnellement visée par ce texte. Dans ma réponse, j’ai fait remarquer que la stratégie de Chomsky était sociale-démocrate et pas anarchiste du tout :
« Ce que Chomsky dit en substance, c’est que l’anarchisme est un chouette idéal qui malheureusement ne se réalisera jamais en trois cents ans. Mieux vaut alors militer pour le renforcement de l’État (providence) et de l’entreprise (coopérative). Comme ça, les gens seront éduqués (peut-être) aux bienfaits de la vie libre de l’influence (bénéfique) de l’État et de l’entreprise. »
J’ai ensuite placé un lien vers un texte de Claude Guillon dont la critique de Chomsky m’apparaît des plus pertinentes.
En plus de souligner la contradiction étrange du raisonnement qui stipule que d’affronter l’État le renforce alors que de le renforcer l’affaiblit, j’aurais pu ajouter que Chomsky est, en fin de compte, un démocrate radical. L’État et la corporation lui conviennent dans la mesure où ces institutions sont gérées sur un mode participatif. Ce qu’il appelle de tous ces vœux, c’est un État-providence pacifiste et gentil gouverné par des conseils ouvriers qui abolirait la corporation capitaliste pour la remplacer par des jolies coopératives industrielles, ce qui permettrait de développer des technologies libératrices pour augmenter la productivité et nourrir cette masse humaine en constante expansion. Beau programme, mais je le répète, on est loin de l’anarchie. J’ai déjà expliqué ailleurs ce que je pense de la démocratie et je ne le répéterai pas ici. Je dirai simplement que la tyrannie de la majorité n’est pas nécessairement la plus douce et qu’elle vaut bien les autres. Et surtout, que les majorités sont si lentes et conservatrices qu’elles rendent toutes velléités de changement virtuellement impossibles. Je veux la liberté ici et maintenant, je veux me réapproprier ma vie, pas me sacrifier dans l’espoir bien hypothétique de libérer des générations futures qui, compte tenu de l’état actuel de la planète, risquent fort bien de ne pas naître.
Bref, le professeur Baillargeon a très mal pris mes commentaires. Il m’a traité d’arrogante — ce qui, en soit, est exact, car de tous mes innombrables défauts, c’est celui-là qui m’a poussée à remettre en question l’auguste parole de « l’anarchiste contemporain le plus connu et un des plus célèbres intellectuels vivants ». Évidemment, j’avais employé le ton qui est le mien et qui a le don de déplaire aux intellectuels humanistes, gentils et sympathiques. Il a ensuite dit que mon commentaire venait appuyer les arguments de Chomsky (au sujet du sectarisme et de l’incivilité, je suppose) et lui donnait envie de fermer son blogue — ce qui, je l’avoue, serait bien triste, car je l’aime bien, même s’il se résume la plupart du temps à de l’autopromo pour ses bouquins.
Ce qui m’agace dans cette histoire, ce n’est pas tant la position réformiste et sociale-démocrate de Chomsky, car on a bien le droit de l’être — mon amante est réformiste et sociale-démocrate et ça ne l’empêche pas d’être la meilleure lécheuse de fente au nord du Rio Grande. Non, ce qui me fâche, c’est l’injonction chomskienne aux anarchistes de s’entendre (avec lui), de s’unir et d’agir de concert. Voilà le problème. Si quelqu’un refuse de se joindre au consensus et de faire des compromis, si quelqu’un insiste pour maintenir sa différence, il sera inévitablement qualifié de dogmatique et de sectaire.
(Cela dit en passant, pour être sectaire, il faut faire partie d’une secte et comme l’a si bien dit Groucho, je ne ferais jamais partie d’un club qui m’accepterait comme membre.)
Chez certains anarchistes — et je soupçonne que c’est le cas du professeur Baillargeon —, la recherche du terrain d’entente finit souvent par devenir obsessive et pousse à rejeter les conflits pourtant réels et nécessaires, même entre « gens de bonne volonté». L’obsession de l’unité est d’ailleurs fort caractéristique de la gauche, pour qui un front commun du prolétariat, des exclus, des opprimés a toujours été hautement valorisé et recherché. Parce que la plupart des anars sont essentiellement des gauchistes antiétatistes (et encore, dans le cas de certains comme Noam Chomsky et le presque regretté Murray Bookchin, l’antiétatisme n’est pas toujours clairement décelable), ils sont convaincus que seul un front uni est en mesure de s’attaquer efficacement au capitalisme et à ses institutions de pouvoir honnies. Autrement dit, pour lutter contre cette société qui nous assemble et nous agence perpétuellement contre notre gré, au mépris de nos désirs et de nos singularités (en faisant de nous des contribuables, une main d’œuvre, un électorat, des consommateurs et ainsi de suite), nous devons remiser nos désirs et nos singularités et nous rassembler pour la cause commune.
Le problème, c’est que lorsqu’on se donne corps et âme à une cause commune, on se voit forcé d’accepter le plus bas dénominateur commun d’analyse et de moyens de lutte — qui s’avère la plupart du temps la création d’organisations militantes, le réformisme et la sociale démocratie. Les fronts unis qui sont créés de la sorte ne sont de fausses unités qui doivent leur existence à la suppression des désirs et des passions des individus impliqués. Faire front commun à tout prix, c’est non seulement se plier à des désirs qui ne sont pas les nôtres, mais c’est aussi accepter d’être transformé en hommes et femmes de la masse.
De telles unités sont de même nature que celles nécessaires à faire fonctionner les usines. Elles ne diffèrent en rien du consensus social qui permet aux autorités de se maintenir au pouvoir. Autrement dit, l’unité de la masse, parce qu’elle repose sur la réduction de l’individu à un simple élément d’un tout qui le dépasse, ne peut pas être la base de la destruction de l’autorité sous toutes ses formes; pire, elle ne peut qu’être le soutient de l’autorité.
À mon (si peu) humble avis, la base de la destruction de l’autorité — et vous ne serez pas surpris de l’apprendre si vous me connaissez un peu — ne peut être que l’individu. Pas l’individu abstrait, pas le concept philosophique : les êtres uniques, de chair et de sang, vous et moi. Ce qui va abattre l’État, le capitalisme, le patriarcat, c’est ma vie avec toutes ses passions et ses rêves, mes désirs, mes rencontres. Ma cause est la mienne; je ne fais cause commune avec personne, mais je rencontre fréquemment des gens avec qui j’ai de l’affinité et avec qui je développe des liens affectifs, passionnels. Cette affinité est possible si vos désirs et vos passions correspondent aux miens; elle est la seule base d’une unité authentique entre des êtres uniques, une unité qui est par nature éphémère, car elle repose sur la nature fluctuante du désir. Évidemment, le désir de la destruction de l’autorité peut créer des mouvements insurrectionnels à grande échelle, mais jamais un mouvement de masse. Ce genre d’insurrection ne peut naître de la réduction démocratique de nos désirs et de nos idées à un niveau ou tous peuvent être d’accord; il naît plutôt de l’acceptation de l’unicité de tous les individus, une reconnaissance qui embrasse les conflits et les affrontements créateurs qui existent entre les individus comme faisant part de l’incroyable richesse d’interactions humaines que le monde aura à nous offrir lorsque nous nous serons débarrassés de ce système social qui nous a dérobé nos vies.
Proudhon et Bellegarrigue avaient raison : l’anarchie, c’est l’ordre. Mais c’est aussi le conflit et l’affrontement — il faudra bien un jour être réalistes et l’admettre.
Anne Archet