--> le marché des médicaments psychotropes.
LA MISE AU POINT des médicaments psychotropes, au cours des années 1950, a indéniablement représenté un progrès dans la prise en charge de la maladie mentale: jusqu'alors, pour les malades les plus lourdement atteints (psychoses chroniques, délires, mélancolies)(1), le traitement consistait principalement en internement et thérapie de choc. Le paradigme inauguré par Claude Bernard, un organe = une fonction, donc une maladie = un traitement = la guérison, qui avait permis les progrès de la médecine somatique et de la chirurgie, allait, pensait-on, révolutionner la psychiatrie, vue dès lors sous l'angle de la biochimie cérébrale. Quel est le bilan aujourd'hui de cette « révolution »?
Des enquêtes épidémiologiques et statistiques révèlent a contrario une détérioration de la prise en charge des patients: augmentation du taux d'internements forcés, du taux de suicides chez les patients schizophrènes et de la mortalité générale des patients atteints de pathologies psychiatriques sévères (2). D'autres études ont montré que la population carcérale est constituée pour une large part de personnes atteintes de maladies mentales, qui se retrouvent en prison alors que leur place devrait être dans des structures de soins adaptées qui n'existent pas, ou plus, résultats d'années de destructuration de la psychiatrie institutionnelle et de fermeture de lits d'hospitalisation. Dans le même temps, la prescription et la consommation de produits psychotropes (antidépresseurs, anxiolytiques, neuroleptiques) ont explosé. Serait-ce que les conditions d'existence sont devenues si déplorables, si insupportables à nos contemporains? Ou bien ces nouvelles drogues vieiment-elles
en substitution d'anciennes drogues moins bien adaptées à nos nouveaux modes de consommation hyperindividualistes et « hédonistes » ? La compétition générale, la peur de ne pas être efficace et à la hauteur, la perte de l'estime de soi et des capacités d'empathie sociale ainsi que l'atomisation des individus qui caractérisent la société capitaliste marchande, génératrice d'angoisse et de frustration expliquent en partie cette situation pour continuer à jouer le jeu, de plus en plus de personnes font appel aux béquilles chimiques, et se retrouvent « accros » à la boîte à pharmacie. Mais s'il y a des « accros » , c'est qu'il y a des dealers! C'est le marché des psychotropes, le souk au produit miracle qui fait voir la vie en rose, et fait prendre les vessies pour des lanternes.
Au cours des 40 dernières années, la psychiatrie, en particulier sa partie psycho pharmacologique, s'est dotée d'un appareillage conceptuel basé sur la chimie du cerveau, où les relations entres les terminaisons nerveuses, assurées par des neurotransmetteurs, ont pris le dessus sur les relations entre soignants et soignés, qui elles sont portées par la parole. Cela bien sûr, au détriment de la prise en charge pluridisciplinaire, qui à côté de la thérapie par la chimie associe l'accompagnement au long cours du patient dans son évolution. Cette notion de neurotransmetteurs impliqués dans la maladie mentale, qui est peut-être intéressante, ne résume pas à elle .seule la maladie, loin de la (réductionnisme!), va servir de base au développement et à l'essor de la psycho pharmacie, essor financier et boursier s'entend!
A cet égard, le cas des antidépresseurs est exemplaire. Au début des années 1990, une grande compagnie pharmaceutique met au point une nouvelle molécule, pionnière d'une nouvelle classe de médicaments de la dépression appelés « inhibiteurs de la recapture de la sérotonine ». Elle est alors habilement présentée comme la panacée, la pilule du bonheur, censée rétablir en quelques semaines l'humeur des dépressifs les plus sévèrement atteints. Grâce a une habile campagne de presse, publicité déguisée, et à un matraquage marketing intense des médecins prescripteurs, c'est un succès... financier: le retour sur investissement est énorme, historique! Mais qu'en est-il réellement pour les patients? Tout d'abord, les études scientifiques les plus sérieuses ont montrés que seuls 50 % des patients vraiment dépressifs traités connaissaient une amélioration significative de leur état, résultat d'autant plus médiocre si on le compare avec les 40 % d'amélioration sous placebo(3). Plus grave, ces médicaments sont prescrits le plus souvent à des patients qui présentent un état de tristesse passagère, un coup de blues ou qui demandent un remontant à leur médecin, alors que de nombreux patients réellement déprimés ne bénéficient d'aucun traitement. Soumis au forcing publicitaire des firmes, contraints de faire du « chiffre » par leur mode de rémunération, peu et mal formés à la prise en charge psychologique, les médecins généralistes .sont devenus malgré eux, mais aussi par manque de discernement, les principaux alliés de Big Pharma dans sa conquête de parts de marché.
Les procédures de mise sur le marché d'un nouveau médicament sont complexes. Le fabricant doit apporter les preuves de son innocuité et de son efficacité, à l'aide d'essais aux modalités standardisés et scientifiquement validés: or ces procédures sont longues et très coûteuses, et les conclusion parfois négatives. Aussi, les industriels n'hésitent pas à arranger la présentation des résultats d'études dans le sens qui favorise l'autorisation de commercialisation. Des scandales récents, mettant en lumière ces pratiques ont récemment attiré l'attention des médias: des médicaments ont été retirés après que des effets secondaires graves sont survenus, effets qui avait été délectés lors des essais préliminaires, mais dissimulés aux autorités de contrôle, lesquelles autorités ne sont pas exemptes de reproches quant à leurs modes de fonctionnement et aux influences lobbyistes auxquelles elles sont sournises. Afin d'accroître les chiffres de vente, et de pallier à l'absence d'innovation thérapeutique, les firmes étendent les indications des médicaments: tel médicament, initialement destiné au traitement de la dépression, se trouve doté de propriété anxiolytique, puis est efficace dans la phobie sociale ou dans le syndrome dit stress post-traumatique: on lie traite plus une maladie mais un trouble du comportement. La médicalisation des faits existentiels conduit à ces aberrations, coûteuses pour la collectivité, et dangereuses pour les patients, car ces drogues ont des effets secondaires notables, dont la dépendance n'est pas le moindre! Parmi ces effets secondaires, on a mis en évidence les risques suicidaires accrus chez les enfants et les adolescents sous antidépresseurs, et des risques cardiaques avec les traitements pour le syndrome d'hyperactivité, avec même des cas d'arrêt cardiaque. On va jusqu'à inventer des pathologies: le syndrotne d'hyperactivité associé au trouble de l'attention chez l'enfant en est un exemple caricatural: des critères cliniques larges et flous, une culpabilisation des parents et des «campagnes d'information » auprès du corps enseignant et hop! toute une génération d'enfants turbulents sous médicament. Cette approche a été baptisé « façonnage de maladies » (en anglais disease-mongering) : en décembre 2007, des affiches étaient placardées dans les rues de New York sur lesquelles ont pouvait lire le message suivant: » sans suivi médical et traitement, votre enfant sera un otage de sa maladie psychiatrique » ! Selon les promoteurs de cette campagne, discrètement financés par les laboratoires pharmaceutiques, 20 % des enfants états-uniens seraient atteints de troubles psychiatriques! Des chercheurs en marketing s'activent pour transformer des situations banales en maladie à traiter par médicament: l'impuissance est devenue trouble érectile, la timidité s'appelle désormais phobie sociale, et ainsi on trouve des milliers de personnes, qui jusque là présentaient un symptôme gênant, transformés en malades. Plus dramatique, et toujours aux États-Unis, où une campagne pour la détection de la maladie bipolaire (4) chez les enfants bat son plein, une petite fille de 4 ans est décédée après avoir été traitée pendant 2 ans par 3 drogues psycho actives pour cette « maladie ».
L'approche exclusivement biochimique des maladies mentales, supportée par l'industrie pharmaceutique, et dont les fondements scientifiques sont encore très largement discutés, associée aux visées mercantiles et strictement financières des firmes a conduit à cette situation de déshumanisation de la médecine psychiatrique. Et on arrive à cette situation oû voit des patients réellement malades mal soignés ou laissés sans soins car démunis et des personnes qui pourraient se passer de médicaments être l'objet des attentions intéressées de Big Pharma. La psychiatrie est désorganisée par le manque de personnel et de places d'accueil, des situations d'urgence de plus en plus fréquentes (tentatives de suicide, délires, agitations ou prostrations) auxquelles les réponses ait coup par coup restent insuffisantes. Les approches pluridisciplinaires, replaçant le patient dans son contexte social et culturel, en position de sujet et non d'objet sont délaissées car non rentables; des enfants sont gavés de drogues au lieu d'être écoutés et accompagnés par des adultes responsables et aimants. Avoir du chagrin, être triste, timide, turbulent en classe, passer par des moments de fatigue existentielle ça n'est pas être malade, c'est être vivant. Si la chimie peut parfois être utile, elle ne saurait remplacer la parole et l'écoute empathique, seules à même d'aider l'individu a se rétablir dans son humanité et sa complexité d'être social.
Moriel
1 : La mélancolie, littéralement « bile noire », est la forme la plus grave de la dépression
2: D'après une étude menée au Pays de Galles mais dont les conclusions sont valables pour l'ensemble des pays industrialisé,
3 : Un placebo est une sui bstance inerte dépourvu de propriété pharmacologique intrinsèque, clin s'il est prescrit comme nu médicament chez un patient ignorant l'absence de substance active va entraîner des modifications positives, mais transitoires, sur les symptômes.
4: La maladie bipolaire: alternance de phases de dépression et d'excitations motrices et psychiques à type de délire d'exaltation et de toutes puissances; l'existence de cette maladie chez l'enfant est jusqu'à présent très douteuse.
La rédaction de cet article s'inspire du compte rendu de la conférence « Le marché des psychotropes, histoire d'une dérive », publiée le 77 janvier 2008 sur le site Intemet de la revue médicale Prescrire, une des rares revues médicales de haut niveau indépendante des laboratoire pharmaceutique et uniquement financée par ses abonnés.
Les idées abordées ici seront reprises et développées au cours d'une prochaine émission de « La santé dans tous ses États », qui est diffusée tout les 3e lundi du mois à 78 heures sur Radio Libertaire (89,4 MHZ et intemet).
Le Monde libertaire #1506 du 28 février 2008