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Quand le bouffon est sanguinaire, comme dans les monarchies tyranniques, il n'y a pas nécessité que ses sujets soient des benêts, puisque ceux-ci sont tellement terrorisés qu'ils n'ont d'autre choix que ramper ou crever. La peur lovée au ventre de son public assure au despote le succès à chaque représentation. Il ne lui reste qu'à envoyer ses sbires toucher les taxes qui rempliront ses caisses et les denrées qui garniront ses magasins. Mais l'épouvante qui saisit les clients n'est pas un bon climat pour faire des affaires et le tyran se retrouve sans un sou, une fois pressurés ses sujets jusqu'à leur dernière goutte de sueur. Il lui faut alors battre tambour et faire la guerre pour piller chez les voisins ce qui manque chez lui. A ce jeu mauvais, il va souvent à l'échec, car ses soldats, pas toujours aussi bêtes qu'il en ont l'air, le laissent souvent perdre la bataille.
Ayant compris les mauvais effets de la terreur, les bouffons modernes ont troqué le bas de soie et la cuirasse contre le costume trois-pièces et la tenue de camouflage. Désormais ils se font une spécialité d'être applaudis par des foules de benêts tour à tour producteurs, consommateurs, électeurs, auditeurs et spectateurs. En tant que producteur, ce qui est sa fonction essentielle, le benêt remplit les mêmes tâches que l'esclave, moins les chaînes et le fouet. Il manifeste d'ailleurs son plus grand talent lorsque, privé d'emploi, il pleure pour qu'on lui accorde le privilège de retrouver sa place dans la cohorte des galériens (encore plus benêt, il s'imagine galérer quand il n'a rien à faire, comme si le travail était un repos pour l'esprit et le corps).
En tant que consommateur, le benêt est invité à choisir sur des étagères entre des produits d'égale nullité, dont la plupart ne lui apportent que des surcroîts de servitude. Alors qu'autrefois les esclaves portaient tatoué sur la peau, comme une flétrissure, le symbole de leur servitude, le benêt porte aussi la marque de ses maîtres, mais sur ses habits et il en paie le logo qu'il arbore avec fierté comme si c'était une décoration qu'il avait méritée.
A intervalles réguliers, le benêt devient électeur : on le convie à choisir ses maîtres de cérémonie parmi une liste de petits et moyens bouffons, eux-mêmes plus ou moins benêts. Chaque jour à l'heure du repas, on lui offre en spectacle la gesticulation des pantins supposés le représenter et il s'imagine prendre part à des mesures qui le ligotent chaque fois un peu plus dans ses fonctions de domestique. Car les véritables décisions qui concernent le monde, prises en secret par les super-bouffons de la finance, échappent aux élus. La démocratie réduite à l'Etat est en effet une mise en scène tantôt tragique, tantôt loufoque, qui empêche toute véritable démocratie, choix responsable par les gens des décisions qui les concernent réellement dans leur vie quotidienne, leur habitat, leur activité de production, leur loisir, leur consommation.
De temps en temps, on invite quelques benêts pris au hasard à choisir des réponses parmi un panel d'idées sans consistance, et on présente cette consultation comme résultat d'un sondage d'opinion représentatif de toute la population. S'il ne se retrouve pas dans les options proposées, le sondé est réputé « sans opinion » et n'a pas le droit de penser autrement. Mais la plupart du temps, le benêt ne voit pas que la réponse est déjà précuite dans la question.
Fabriquer du benêt est une des tâches essentielles de l'Etat moderne. Il y faut une certaine dose d'intelligence, mais pas trop. C'est pourquoi les experts, formateurs, consultants et autres remueurs de méninges participant à l'enseignement et à la recherche sont répartis en sections dûment labelisées, dont chacune n'a accès qu'à une partie de l'intelligence des rouages de la société et, surtout, n'a aucune idée de la façon dont on pourrait l'employer, autrement qu'en satisfaisant les besoins des bouffons qui se partagent l'essentiel des richesses du monde.
Lui faire croire qu'il est informé sur tout est un autre moyen de rendre le benêt plus niais encore. En l'abreuvant notamment de nouvelles sur les personnels qui assurent l'exercice du pouvoir, on lui fait croire en la puissance des bouffons. « Etre informé » se résume ainsi à connaître le visage des chefs, à savoir à tout moment où ils se trouvent et ce qu'ils ont déclaré à destination des naïfs qui décortiquent leurs paroles. Le benêt, accoudé au bar ou affalé devant sa télé, commente alors les propos qu'on lui a fait écouter, à la façon dont les supporters discutent les passes des footballeurs sans toucher le ballon.
Le monde, évidemment, n'est pas simplement divisé entre benêts et bouffons. Il ne manque pas de benêts qui jouent au bouffon et de bouffons qui se révèlent de vrais benêts. Tel employé docile, servile devant ses supérieurs, se métamorphose en tyran familial dès qu'il rentre le soir dans son appartement. Tel chef mafieux, rempli de suffisance et de morgue durant la journée, rampe le soir devant sa mère et les femmes de la maison. Tel dirigeant politique va chercher dans l'astrologie l'inspiration de ses discours. Niaiseries de princes, sottises de présidents, fadaises débitées par des intellos notoires, petites croyances ridicules de savants, bigoteries de maîtres d'armes, etc., sont autant de signes que les bouffons ne contrôlent rien de leurs domaines et sont souvent les benêts de leurs propres mensonges.
Benêts et bouffons, en fait, ne sont pas tant des personnes que des rôles, des personnages que nous sommes invités à jouer dans le spectacle navrant qui s'appelle « monde moderne », et dont on voit des extraits tous les jours à la télévision. Nous tous, êtres humains, supposés intelligents, nous possédons à notre matricule des costumes réservés de benêts et de bouffons dans nos loges de ma-rionnettes au service des pouvoirs. Mais personne ne nous force vraiment à monter sur scène. Il en est parmi nous qui préfèrent explorer les coulisses. On y rencontre plein de gens intéressants, gais ou tristes, encore vivants. Mais que de bruits déplaisants en provenance de la scène...