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Quelques données historiques et politiques
L’histoire politique récente du Bangladesh illustre un climat de violence doublé d’une impuissance politique dans une corruption généralisée, qui, à la fois, favorise et dramatise les conditions d’exploitation. On a pu ainsi écrire que le Bangladesh était un pays maudit. Lors de la colonisation au XVIIIe siècle, la province de Dacca était une partie du royaume du Bengale. Celui-ci, d’abord détruit et pillé par les Britanniques, fut ensuite développé autour d’une monoculture industrielle, le jute, et d’une ville, Calcutta. La décolonisation et, en 1947, l’indépendance, sous la forme dictée pour une bonne part par l’ex-puissance coloniale, le Royaume-Uni, a entraîné une division basée apparemment sur des questions religieuses (hindouistes d’un côté et musulmans de l’autre) doublement absurde : au milieu l’Inde et, de chaque côté, deux morceaux, Pakistan occidental et Pakistan oriental, séparés par des milliers de kilomètres et ayant peu de choses en commun sinon la religion. Doublement absurde car le Bangladesh (Pakistan oriental) agricole était coupé de sa base industrielle, Calcutta, restée en Inde. De plus, tout comme certaines parties du Pakistan occidental, le Pakistan oriental comportait une forte minorité hindouiste qui supportait mal la domination d’un Pakistan résolument affirmé musulman et particulièrement brutal.
L’aboutissement fut une guerre civile et nationale, durement réprimée par l’armée pakistanaise, mais qui regroupa musulmans et hindouistes et entraîna une intervention armée de l’Inde et, en 1971, l’indépendance du Bangladesh. Un des paradoxes de la situation politique est que le Bangladesh doit en partie son indépendance à la lutte de la minorité hindouiste et à l’intervention de l’Inde et que, depuis, cette minorité (actuellement 12 % de la population) est l’objet d’une répression et d’un ostracisme (qui va jusqu’à leur élimination comme propriétaires terriens) de la part de la majorité politique musulmane et des extrémistes musulmans. Politiquement, deux grands partis se disputent le pouvoir, tous deux d’obédience musulmane : le Bangladesh Nationalist Party (BNP) et la Ligue Awami, l’un et l’autre éventuellement soutenus par de petites formations souvent plus radicales, de « gauche » pour la Ligue et musulmanes pour le BNP ; de plus, le BNP aurait le soutien de l’armée qui, après les dictatures militaires du début de l’indépendance, ponctuées de coups d’Etat, continue de jouer un grand rôle en sous-main.
Depuis 1991, des élections « démocratiques » portent ces partis alternativement au pouvoir. Mais l’histoire politique fut d’abord une longue histoire de dictatures militaires puis une « démocratie musclée » dans laquelle l’opposition (n’importe laquelle) joue le boycott parlementaire, la violence de rue et la grève contre la majorité du moment. Elle recourt à des journées de grève générale appelées « hartals », qui n’ont guère à voir avec des revendications ouvrières, et à la violence des « milices » politiques pour une participation par intimidation.
Ces « hartals » dégénèrent souvent dans des affrontements avec la police ou les milices adverses, laissant souvent de nombreux blessés, voire des morts. Elles paralysent l’activité économique : on a compté jusqu’à trente journées de « hartal » en une année. On peut penser, vu la concentration des industries dans des zones spéciales, isolées et bien gardées, que ces affrontements dans les rues de la capitale n’ont guère d’incidence sur l’activité des zones en question, mais seulement sur les autres activités.
Quelques données économiques et sociales
Difficile de dire si la ruine de l’agriculture et de l’industrie du jute entraînée par l’utilisation des fibres plastiques synthétiques a favorisé le développement de l’industrie textile, mais celle-ci, qui représente aujourd’hui 76 % des exportations, paraît vitale pour le Bangladesh, qui ne dispose que de peu de ressources énergétiques et assure difficilement sa subsistance alimentaire.
Pour faciliter l’implantation des industries, essentiellement de l’habillement, grosses consommatrices de capital variable et dont les conditions de vie de l’ensemble de la population et son importance garantissaient un approvisionnement constant en force de travail à bas coût, le gouvernement a créé en 1978, à l’image de la Chine et de bien d’autres pays, des zones économiques spéciales. Celles-ci, comme partout, pour attirer le capital mondial, offrent, outre les bas coûts de production, des « avantages » divers (exemptions fiscales et « facilités » encouragées par une corruption généralisée). Au Bangladesh, ces zones spéciales sont baptisées « Export Processing Zones » (EPZ).
Situées essentiellement auprès des réservoirs d’une main-d’œuvre prête à accepter toutes conditions pour la survie dans les bidonvilles des principales villes Dacca et Chittagong, les EPZ sont de véritables Etats dans l’Etat, entourées de doubles ceintures de barbelés, avec des entrées sévèrement gardées et contrôlées par la police et les services douaniers. A Chittagong, l’une d’elles regroupe 130 000 travailleurs dans 180 usines.
Aujourd’hui 2 500 000 travailleurs sont exploités dans 5 000 usines réparties dans ces EPZ.
Outre des négriers locaux, la plupart des entreprises, travaillant le plus souvent en sous-traitance, fonctionnent avec des capitaux asiatiques (notamment japonais et coréens) ; nombre de ces sous-traitants étaient hors EPZ et les salaires y étaient en général inférieurs de 25 % à celui des exploités de la zone. En 1993 le BEPZ, organisme central régulant l’ensemble des zones, avait décrété que les lois du travail (pourtant bien peu contraignantes) ne s’appliqueraient pas dans ces zones et que les syndicats en étaient totalement proscrits. Les entreprises de cette industrie du textile sont pour 65 % d’entre elles totalement dans les mains de capitaux étrangers ; 13 % sont des joint ventures ; les investissements locaux comptent seulement pour 22 %. Nous mentionnons par ailleurs les conditions dans lesquelles ces travailleurs sont exploités.
Les émeutes ouvrières
Les émeutes ouvrières qui ont éclaté fin mai et se sont poursuivies tout l’été ont touché essentiellement l’industrie de la confection, qui travaille en sous-traitance pour les multinationales du vêtement et de la grande distribution (dont l’américain Walmart et le français Carrefour). Les conditions d’exploitation, dignes de celles du début du capitalisme dans l’Ouest européen il y a un siècle et demi, garantissent, entre autres, des prix relativement bas de l’habillement courant dans les pays industrialisés et, pour les firmes intéressées et malgré ces bas prix, une accumulation de capital sans pareille. Dans ces pays industrialisés, la reproduction de la force de travail peut ainsi être assurée à moindre coût, ce qui permet de maintenir des conditions d’exploitation, notamment dans l’extorsion de la plus-value, au minimum « supportable », ce qui permet ici même une bonne accumulation pour le capital. Cette pression du capital est encore renforcée par l’utilisation des délocalisations vers des pays « en voie de développement » comme le Bangladesh (notamment dans l’industrie textile) à la fois par l’existence du chômage et le chantage à la répression face à des revendications.
Les émeutes dont nous allons parler montrent, par leur généralisation à une échelle nationale, que le prolétariat placé dans de telles conditions d’exploitation peut passer des résistances localisées dans une unité de travail à un mouvement de grande ampleur. Il est vraisemblable que les capitalistes comme les dirigeants des pays intéressés, par exemple en Chine ou en Inde, pensent à une telle éventualité, voire à leur extension à une échelle internationale. Même limitées à une échelle nationale, les conséquences de tels mouvements peuvent être importantes pour l’ensemble de la structure présente du capital.
D’un côté, ces luttes peuvent entraîner des déplacements d’investissements pour migrer dans des pays où ils seraient plus en « sécurité » c’est-à-dire garantissant de meilleures conditions d’exploitation. Le corollaire en serait inévitablement une déstabilisation sociale dans le pays abandonné où déjà, comme au Bangladesh, règne un certain chaos.
D’un autre côté, l’équilibre actuel des échanges mondiaux assurant, dans les pays importateurs de ces productions bon marché qui leur permettent de maintenir tant bien que mal un niveau de vie garant d’une certaine paix sociale, pourrait se trouver perturbé. Selon l’aveu même des capitalistes, le château de cartes de la production mondiale à flux tendus s’en trouverait affecté.
Cette situation, engendrée par la lutte de classe dans des termes semblables à ce qui se passe au Bangladesh, peut avoir des conséquences à court terme et à long terme bien que les deux termes puissent interférer l’un sur l’autre. A court terme la destruction temporaire d’un maillon vulnérable du processus de production peut sérieusement perturber un secteur productif ou un autre, mais le capital n’en sera pas menacé pour autant. A plus long terme, une disparition progressive, conséquence d’une lutte de classe dans des affrontements localisés ou généralisés, des approvisionnements à bas coûts provenant de l’exploitation d’une fraction importante du prolétariat mondial, peut modifier totalement l’équilibre économique et social mondial actuel et engendrer d’autres luttes dans l’ensemble des pays industrialisés.
Comment la révolte a éclaté
Les conditions extrêmes d’exploitation ont été depuis des années à l’origine de révoltes dont la liste serait fort longue, mais toujours restées localisées dans une seule entreprise et sans avoir de résultats bien précis, tant pour les travailleurs ayant mené cette lutte que pour l’ensemble des exploités des EPZ. Une bonne partie des grèves localisées concernent le paiement des arriérés de salaires, couramment de deux mois ou plus. Cette fois-ci, la lutte dépasse ce problème spécifique en étant unifiée à cause de la généralisation de l’abaissement du niveau de vie, même si chaque lutte part d’une entreprise dans des circonstances locales ; de fait, la révolte touchera l’ensemble du prolétariat, celui des usines et celui hors usines. On peut supposer, vu l’importance des licenciements de « meneurs », que des sanctions aient frappé au moins une partie de ceux qui avaient ainsi lutté.
Le 3 mai 2006, 1 500 travailleurs de la firme Ring Shine organisent une protestation contre une baisse des salaires dans l’EPZ de Savar (50 km au nord de Dacca). La direction appelle la police : 2 morts, 200 blessés. L’usine est attaquée et ravagée par les ouvriers : 6 sont arrêtés, 80 sont poursuivis pour déprédations. Quelques jours plus tard, un cartel de 8 syndicats - BGWUC - s’entremet et conclut un accord avec la direction qui paiera les soins des blessés, abandonne toute poursuite, paie les arriérés de salaires, indemnise les familles des tués (3 200 euros chacune), mais le cartel syndical s’engage à maintenir l’ordre dans l’usine de sorte qu’il n’y ait plus de conflit.
Le samedi 20 mai, une grève éclate à Sripur dans l’EPZ de Gazipur à 35 km de Dacca, dans l’usine FS Sweater Factory, où les travailleurs sont payés à la pièce. Auparavant, la direction avait réduit le taux payé pour chaque pièce, sans aucune justification ; les travailleurs protestèrent et tentèrent de négocier ; la direction déposa une plainte contre 80 travailleurs pour « violences » et la police arrêta trois d’entre eux. Le lendemain, à l’embauche matinale, 1 000 travailleurs se rassemblent, refusant de travailler tant que les trois travailleurs arrêtés n’auraient pas été libérés. Les dirigeants enferment alors les travailleurs dans l’usine et coupent l’électricité et l’eau (autrement dit, pas de ventilation et pas de boisson). Il fait dehors 40 degrés. La chaleur devient intenable. Des travailleurs tentent d’escalader le mur de clôture ; la police qui est sur les lieux, appelée par la direction, tire : un travailleur est tué ; son corps est mis dans un sac et évacué par les flics. A 11 heures, les travailleurs brisent les portes et se rassemblent sur l’autoroute de Dacca à Mymensingh (ville du Nord), près de l’usine. Ils sont rejoints par la population locale et bloquent l’autoroute avec une barricade pendant six heures, devant se battre avec la police (bien que 90 % des travailleurs de l’usine soient des femmes, la majorité des manifestants sont des hommes) : un tué, 70 blessés, y compris des flics et des journalistes.
Le lundi 22 mai, dans la Savar EPZ, les travailleurs de Universal Garments Limited se rassemblent devant l’usine pour demander le paiement de trois mois d’arriérés de salaires. Ils sont attaqués par le service d’ordre de l’usine. Ils vont alors devant les autres établissements de la zone pour chercher de l’aide et un soutien solidaire. D’usine en usine, le groupe de manifestants grandit. Ils sont bientôt plus de 20 000 et, dans l’après-midi, des travailleurs d’autres zones spéciales les rejoignent. Des centaines d’autres usines se mettent en grève. Deux usines sont incendiées, 100 autres mises à sac et devant 300 autres, voitures et camions sont incendiés. La route principale menant à Dacca est bloquée. La bataille prend de l’ampleur, la police tire sur la foule. Les nouvelles de ces émeutes se répandent. D’autres travailleurs les rejoignent. Pour se dégager, la police tire encore.
Un témoin déclare : « J’ai déjà été témoin de tels affrontements dans le passé, mais ce qui m’a frappé, c’est que cette fois, les vendeurs de rue, les tireurs de pousse-pousse ,etc... unis en une foule hostile commencent à jeter des pierres, à briser des voitures et à incendier les bus... »
Le mardi 23 mai, « Black Tuesday », la révolte s’étend encore à d’autre usines et de plus en plus d’ouvriers établissent des piquets de grève devant tous les centres d’activité. Dacca est paralysé par une grève générale qui s’étend à toutes les banlieues industrielles. Partout c’est le même cortège d’actions violentes : usines pillées, voitures détruites, bâtiments commerciaux attaqués et pillés y compris dans la capitale. Des revendications apparaissent : fin de la répression, libération des travailleurs arrêtés, augmentation du salaire minimum, un jour de congé hebdomadaire, paiement des heures supplémentaires, congés payés, congé de maternité pour les femmes, des toilettes séparées pour les femmes, paiement des arriérés de salaire... Toute la journée, ce ne sont qu’incendie d’usines, barricades routières, affrontement avec la police ; des photographes de presse sont molestés. Des policiers sont amenés de tout le pays, la police des frontières et 3 000 militaires appelés en renfort. Les patrons demandent au gouvernement de faire intervenir l’armée pour rétablir l’ordre.
Le mercredi 24, tout paraît se calmer à cause de l’imposant déploiement policier et militaire et parce que les patrons se montrent par quelques signes prêts à faire des concessions, tout en refusant la constitution de sections syndicales dans les entreprises. Il semble que cette revendication vienne plus des travailleurs de base que des directions syndicales. Pourtant, ce sont ces dernières qui sont amenées à négocier avec l’organisation patronale BGMEA. Pour celle-ci, il ne s’agit pas tant d’une rupture avec sa ligne anti-syndicale antérieure que d’une adaptation aux circonstances, des pourparlers pouvant calmer le jeu et des syndicats éventuellement se montrer utiles pour encadrer les travailleurs. La rencontre initiée par le gouvernement dure six heures et se termine par des « promesses » de satisfaire l’ensemble des revendications et la création d’un comité chargé de traiter la question épineuse des salaires (d’un salaire mensuel moyen de 940 takas [tk] [11 euros] la revendication porte sur 3 000 tk [35 euros]). Pour appuyer le tout, une lettre est adressée à chaque travailleur de l’EPZ de Dacca, précisant les « promesses » en question, pour les inciter à reprendre le travail.
Quelques jours plus tard, il est évident que les patrons n’ont nullement l’intention de respecter leur parole. Pendant tout le mois de juin, dans toutes les zones, l’agitation continue sur des points précis : annulation des sanctions contre les « meneurs », paiement des arriérés de salaires, refus d’appliquer les concessions faites uniquement pour entraîner la reprise du travail. L’une après l’autre, les usines débraient pour un motif ou un autre et les usines environnantes se joignent au mouvement dans des manifestations spontanées.
Les affrontements avec la police, l’armée, les milices patronales continuent. Certains patrons recourent au lock-out quand ils jugent que la situation est trop explosive. Parfois, c’est toute une EPZ qui est encerclée par la troupe et interdite aux travailleurs, ce qui est facile vu que chaque EPZ est une véritable forteresse. On ne peut qu’énumérer la multiplicité des luttes tout le long de juin, ponctuée à la mi-juin d’une nouvelle tentative d’« accord »pour endiguer le flot :
8 juin : reprise du travail.
11 juin : grève générale dans toute l’industrie de la confection ; 50 blessés ; toutes les EPZ sont fermées.
12 juin : nouvel accord tripartite sur les mêmes bases que le précédent mais cette fois avec la caution du BEPZ, bureau central régulant l’activité des EPZ.
15 juin : pas plus que le premier, cet accord n’est appliqué et l’agitation continue. Pour calmer de nouveau la situation, le gouvernement ordonne la libération de tous les emprisonnés, travailleurs et responsables syndicaux, prend des dispositions pour entamer des discussions sur les revendications et pour rassurer les patrons ordonne une enquête sur les causes des émeutes. Les premiers pourparlers sont engagés fin juin, entre le gouvernement, l’organisation patronale BGMEA et des représentant syndicaux (SKOP), ils forment un comité spécial chargé d’étudier la question centrale des salaires ; la revendication, si elle était satisfaite, porterait le salaire mensuel minimum de 940 takas (11 euros) à 3 000 takas (35 euros) ; mais les patrons résistent à toute proposition d’augmentation. Et l’agitation continue dans la plupart des usines.
21 juin : l’organisation patronale BGMEA demande au gouvernement l’installation d’une police spéciale pour protéger leur propriété contre tout trouble social. Le cartel des syndicats lance un nouvel appel parce qu’ils ne maîtrise rien, demandant aux patrons une application minimum des accords antérieurs.
Cette tâche, à ce moment, est assurée par une sorte de GIGN, le Rapid Action Batalion, qui intervient chaque fois que les travailleurs se déploient : en général, cela ne les amène pas à reprendre le travail, mais à se répandre dans et hors de la zone et d’encourager les autres travailleurs à se joindre à eux. Il serait trop long de décrire les alternances de lock-out, de reprise du travail et de nouvelles attaques des travailleurs. C’est presque un enchaînement sans fin tout au long du mois de juillet.
1er juillet : 64 morts dans l’incendie classique d’une usine. Pas d’émeutes, mais les travailleurs manifestent et bloquent les routes.
3 juillet : dans l’EPZ de Savar, près de Dacca, le bruit court qu’un travailleur a été tué dans la nuit de lundi ; une manifestation violente éclate alors à l’usine Irish Fashion : 100 blessés , 20 voitures incendiées. Les patrons décident la fermeture de l’usine et le lock-out indéfini. Le lendemain, les travailleurs se pointent à l’embauche pour trouver la porte de l’immeuble de sept étages fermée, avec une affiche sur la porte annonçant la fermeture ; les 6 000 ouvriers arrachent l’affiche et commencent à manifester, lançant des briques sur les fenêtres. La police stationnée dans l’usine n’intervient pas, gardant le silence. Toute la foule des manifestants se déplace alors vers les autres usines, que les patrons s’empressent de fermer alors que, en quelques minutes, leurs travailleurs se joignent aux premiers.
Craignant alors la répétition des déprédations, les autorités décrètent la fermeture des 50 usines de la zone voisine de Dacca EPZ pour une période indéfinie. Toutes les forces de police et des militaires sont déployés pour endiguer le mouvement.
6 juillet : près de 100 000 manifestants à Ashulia où les travailleurs sont lock-outés : 25 blessés.
8 juillet : 150 usines pillées et certaines incendiées.
9 juillet : une ligne de chemin de fer est bloquée à Uttora.
10 juillet : toujours à Uttora, 1 800 travailleurs manifestent lors de la réouverture de l’usine pour obtenir le paiement des salaires arriérés. De nouveau des barricades et siège du commissariat local. Les patrons veulent de toute évidence avoir le mouvement à l’usure : la misère et la répression policière et militaire peu à peu contraignent les travailleurs à reprendre. Mais comme, début août, aucun accord n’a encore été appliqué, tout continue d’une manière plus ou moins sporadique. C’est ainsi que le 15 août, 6 000 travailleurs sont de nouveau en grève dans treize usines ; que de nouveau une bataille rangée s’engage, avec la répression dans Dacca isolée pendant quatre heures : plus de 100 voitures incendiées, 50 blessés. Au départ de cette flambée, le refus par une entreprise de payer les arriérés de salaires, sauf à 49 jaunes.
Le 24 août, les mêmes leaders syndicaux lancent de nouveau un appel désespéré au patronat sur les risques d’explosion si un salaire minimum n’est pas rapidement fixé et respecté. Car malgré les engagements pris dès le 12 juin, 90 % des termes des accords sont restés lettre morte. Il est évident que les patrons attendent jusqu’au dernier moment pour fixer les termes d’un accord concernant les salaires. Tout en prétendant que si toutes les revendications prises en compte dans les accords étaient appliquées 75 % des entreprises textiles devraient fermer dans les six mois, ce qui, étant donné l’importance prise par cette industrie dans l’économie du Bangladesh, entraînerait un chaos social total.
C’est seulement le 12 septembre, dernier jour du délai imparti, qu’une des organisations patronales (BKMEA - tricot) avance enfin, avec des chiffres et des dates, un plan d’augmentation des salaires en trois étapes (salaires mensuels) :
1) pour les grades de 7 à 1, 1 604 tk à 2 400 tk immédiatement (de 32 à 48 euros) (pour mémoire, le salaire moyen de base est, en principe de 900 tk [18 euros]) ;
2) pour les mêmes grades, de 1 890 tk à 5 725 tk au 1er juillet 2007 (38 à 115 euros) ;
3) de même, de 2 117 tk à 6 060 tk au 1er juillet 2008 (de 42 à 120 euros).
Mais ces concessions doivent être compensées par des avantages consentis par l’Etat : subventions de 10 % de leur montant aux exportations, taux d’intérêt bancaire limité à 7 %, fourniture continue d’électricité et service accéléré dans les ports (ces dernières revendications patronales donnent une idée du niveau de l’économie et de la corruption). Personne ne sait si les patrons, individuellement, appliqueront ces « recommandations » qui n’ont aucune force légale. On peut penser que l’épuisement économique et la répression auront eu raison - provisoirement - de cette révolte ouvrière, mais que tout reste latent.
Un autre facteur important peut aussi avoir une incidence sur le cours de ces luttes, entretenant une grande confusion chez ceux qui spontanément s’étaient insurgés contre la misère extrême de leur exploitation. Peu à peu, pour dévier cette révolte de tout son contexte économique, des accusations de « conspiration » se sont fait jour, entretenues par le patronat et par les politiques au pouvoir. Ont été ainsi incriminés : le pays voisin, l’Inde, les extrémistes musulmans, le parti d’opposition, la Ligue Awami et ses alliés. Même si cela peut effectivement être vrai, une révolte ouvrière d’une telle dimension ne peut jamais être la création de quelques bandes de nervis. Une des observations avancée pour expliquer la prétendue intervention de « provocateurs » stipendiés par des organisations visant à déstabiliser le Bangladesh pour des raisons économiques ou politiques est la présence d’une majorité masculine dans les manifestations alors que la main-d’œuvre exploitée dans les usines de confection est féminine à près de 90 % (même les 10 % restant formeraient une masse de 250 000 manifestants).
Mais indépendamment de ces accusations habituelles, plus important est, dès le mois de juillet, le développement de manifestations fréquentes et souvent violentes de l’opposition dans la capitale, Dacca, autour de la réforme d’une loi électorale et la surenchère politique pour les prochaines élections. On retrouve là une voie traditionnelle de l’escamotage de revendications sociales derrière des conflits politiques, ce qui ajoute à la confusion et au chaos ambiant.
En septembre 2006, la situation en est à ce point. Le 14 juillet, le BGMEA dressait un bilan de près de deux mois d’émeutes ouvrières ; 4 000 usines touchées par la grève à un moment où un autre, 16 usines incendiées, des centaines d’autres pillées et vandalisées, d’innombrables affrontements avec les forces répressives, trois morts officiels, des milliers de blessés, plusieurs milliers de travailleurs emprisonnés.
On peut s’interroger sur l’impact réel de l’ensemble de ces « troubles » sur l’activité économique, à commencer pour celle du textile : en août, intox ou pas, le BGMEA annoncera que ses exportations textiles ont augmenté de 24 % (il n’est pas dit par rapport à quoi) ; étant donné d’une part, le fonctionnement chaotique « normal » de cette activité, entre les « hartal », les coupures de courant, les grèves localisées, etc., et d’autre part la misère poussant à des reprises peut-être intermittentes de travail, cela peut paraître vraisemblable.
La lutte de classe détournée dans des affrontements politiques
La situation décrite précédemment s’est prolongée tout au long des derniers mois mais à la lutte des travailleurs s’est substituée une lutte politique dans les violences de rue traditionnelles et la situation d’une bonne partie des travailleurs de la confection ne s’est guère améliorée. Après les émeutes de tout l’été et le refus d’une bonne partie du patronat d’appliquer les promesses tenues seulement pour obtenir la reprise du travail, un dernier accord a été conclu début octobre qui ne concernait que les salaires minimums et aucune des autres revendications. Le salaire minimum mensuel a été porté - sur le papier - à 1 642 takas ( 32,8 euros) alors que la revendication d’origine était de 3 000 takas. Ce salaire de base s’applique à une échelle hiérarchique de 1 à 7, l’échelle 7 prévoyant 5 140 takas (103 euros) ; mais les apprentis peuvent n’être payés que 1 200 takas (24 euros). Comme pour les précédents, il est difficile de dire où il est réellement appliqué car, encore en octobre, des révoltes ponctuelles avec des usines vandalisées et incendiées ont encore éclaté mais localisées et ne se généralisant que dans l’immédiat environnement. Il semble également que le patronat ait tenté de contraindre les travailleurs de revenir au travail à n’importe quelle condition en les affamant avec des lock-out sélectifs et même en manipulant les coupures d’électricité ( il y a eu des grèves et manifestations contre ces coupures). Mais ce que l’on ne peut que considérer comme une défaite ouvrière a été masqué ( volontairement peut-être mais en tout cas avec cet effet) par de violents affrontements politiques, l’opposition déclenchant une sorte de grève générale dont les patrons se sont plaints qu’elle bloquait leurs possibilités d’exportation.
Ces violences politiques sont venues à point mais elles étaient le résultat d’un processus électoral normal, et pas du tout un soutien aux émeutes de l’été : le mandat de l’assemblée parlementaire dominée par l’un des partis, le BNP étant expiré, une période de trois mois préélectorale doit être gérée par un médiateur. Celui-ci, désigné par une haute autorité, était contesté par l’opposition politique de la Ligue Awami qui a déclenché toute cette série de violence ( considérées comme plus importantes que celles qui avaient fait chuter la dictature militaire en 1990). Un accord est finalement intervenu et “ le calme rétabli ” , mais, pour le moment, l’effet essentiel semble avoir été d’avoir réduit, autant par la misère que par les manoeuvres patronales, le potentiel de lutte que représentait la généralisation et la violence des luttes de l’été dernier.
Si l’essentiel reste de savoir si les entreprises appliqueront le peu qui a été « gagné » sur les salaires et si les travailleurs se satisferont de ce peu, une autre question se pose : celle de la concurrence internationale et de la fin du contingentement imposé à la Chine dans ce domaine. Contrairement à ce qui avait été pronostiqué, le contingentement de la production chinoise avait entraîné un essor sans précédent des commandes au Bangladesh. D’où la pression exercée par les entreprises sur leurs exploités pour honorer cet afflux de commandes, sans leur concéder bien sûr une augmentation quelconque tout en accroissant la tension et les horaires de travail. Il est possible, comme cela fut avancé, que cette situation fut également une des causes de la révolte.
Le marché des « sweatshops » est ouvert dans le monde entier et d’autres facteurs que les bas salaires jouent dans une concurrence féroce. Le Bangladesh peut offrir dans cette compétition les plus bas salaires du monde. Les dirigeants d’entreprises, outre ce plan d’augmentation étalée dans le temps, parlent de parer à la perspective d’une concurrence accrue par une augmentation de la productivité, ce qui signifierait le passage pour le moins partiel d’une forme d’exploitation (plus-value absolue) à une autre (plus-value relative).
Cela soulèverait des problèmes d’investissement (dont jusqu’ici personne ne s’est soucié vu le délabrement des usines) et d’autres problèmes dans les relations de travail, dont la timide ouverture syndicale. D’autre part de nombreux autres éléments, dont l’amélioration de toute l’infrastructure économique et des relations politico-sociales. Cela paraît difficile à concevoir car l’accumulation de la plus-value engendrée par la surexploitation du prolétariat se fait pour l’essentiel ailleurs qu’au Bangladesh, et cela promet d’autres révoltes ouvrières.
Dans cette démarche du capital (accroître les conditions d’exploitation sur place en les modifiant ou en transférant l’industrie dans des lieux plus propices au maintien du niveau présent d’exploitation) se pose un dilemme. Les multinationales du textile et de la distribution, par souci de leur image commerciale de marque et pour pouvoir continuer ainsi à engranger la plus-value née de la surexploitation de ces travailleurs, doivent faire semblant de se plier à une « moralisation » de l’exploitation : mais ils ont sans aucun doute tout intérêt au maintien des conditions qui leur assure ce profit maximum, c’est-à-dire à soutenir la répression qui frappe cette révolte et les gouvernements qui l’exerce.
Ce mouvement prendra-t-il d’autres formes ? On peut répondre à cette question de deux façons.
Beaucoup considèrent que l’émeute serait une faiblesse organisationnelle du mouvement. Au contraire, l’attaque contre la propriété autant que la grève, l’extension du mouvement à la fois par la recherche d’une solidarité de lutte et la réponse immédiate à cette demande de solidarité, en raison d’une communauté d’exploitation et de lutte quotidienne, sont précisément la force organisationnelle. C’est une classe qui échappe à la division en unités de production (et encore avec les forteresses économiques des EPZ en partie créées pour un enfermement des révoltes éventuelles) et qui s’organise en marchant. La destruction des instruments de leur exploitation, que l’on pourrait apparenter aux luddites, témoigne tout autant que dans l’extrême de leur révolte, ils savent que c’est ce monde qu’ils doivent détruire. Nous ignorons comment s’est faite concrètement l’organisation de la lutte. Le fait qu’elle n’ait pas dépassé un certain stade vient de la double répression policière et des « promesses » de céder aux revendications. Dans un univers national clos, l’impératif de survie, au bout d’un certain temps obligeait de « perdre sa vie à la gagner » et mettait un terme à la révolte ouvrière - provisoirement.
Partout dans le monde, et notamment dans tout l’Est et Sud-Est asiatique, dans des nations différentes, des centres de surexploitation se sont développés, avec des conditions de travail qui ne diffèrent pas sensiblement d’un pays à l’autre. La révolte ouvrière du Bangladesh, par sa dimension et sa durée, est certainement le modèle de ce qui peut se produire ailleurs. En Chine notamment, le pouvoir est particulièrement attentif à ce que les révoltes locales (et elles sont nombreuses) ne s’étendent pas et ne se fédèrent pas en un mouvement puissant. Au-delà , les barrières nationales sont-elles un obstacle à une telle extension au-delà des frontières à cause de cette unité d’exploitation ? Les innombrables migrations tant intérieures qu’extérieures peuvent-elles véhiculer la connaissance de ces révoltes et de l’identité d’un prolétariat dominé par le grand capital dans une unification dictée par la recherche effrénée de la plus-value maximum ?
Plus qu’autrefois cette unité d’exploitation pourrait, par-delà toutes les barrières et à l’insu de toutes les propagandes donner une réalité au mot d’ordre éternel du communisme : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. »
H. S.
Janvier 2007
Le Bangladesh Superficie : 143 000 km2, soit un quart de la France. Le pays, ancien Pakistan oriental, est devenu indépendant en 1971. Il est enclavé dans l’Inde. Population : 143 millions d’habitants (2 fois et demi la population française). Densité au km2 : 1 006, soit 10 fois plus que la France (110). Population urbaine : 24 millions (20 % de la population totale). Les deux plus grandes villes : Dacca, la capitale, 10 millions d’habitants, et Chittagong, le principal port, 4 millions. Population rurale : 80 % (Chine 40 %) ce qui signifie un réservoir important de main-d’œuvre. Peu de ressources minières sauf de gaz, de charbon et d’uranium, mais elles sont peu exploitées en raison du manque de capital, de l’instabilité politique et d’oppositions locales (voir récemment une révolte paysanne qui bloque l’ouverture d’une mine dans le Nord du pays). Dans le PNB, la production se répartit ainsi : l’agriculture 22 %, industrie 26 %, services 52 %. Le PNB par tête est un des plus bas du monde : 440 dollars en 2005 (Inde 620 dollars, Chine 1 290, France 30 100). 36 % de la population vit avec moins de 1 euro par jour. Les exportations vont vers l’Union européenne pour 45 % et vers les Etats-Unis pour 35 %. Le textile représente 75 % des exportations et emploie 40 % de la main-d’œuvre salariée. |