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Lu sur : Réfractions « Sa première œuvre, parmi celles qui ont été conservées en tout cas, Ba Jin la publie en 1921. C’est une profession de foi ouvertement anarchiste et son titre, à lui seul, est déjà tout un programme : « Comment fonder une société véritablement libre et égalitaire ».
Ba Jin n’a que dix-sept ans (il est né en 1904) et il est à cent lieues de se douter que la célébrité le guette, et encore moins que c’est par la littérature qu’il va se distinguer. Il habite à Chengdu, sa ville natale (ses ancêtres sont originaires de Jiaxing, dans le Zhejiang), dans une famille mandarinale dont il racontera l’histoire dans sa trilogie du Torrent 1, fréquente depuis quelques mois l’école spéciale des langues étrangères du lieu, où il étudie l’anglais, et voilà près de deux ans qu’il s’inquiète des débats d’idées qui ont commencé d’agiter la Chine avec le tourbillon du Mouvement du 4 mai (1919) – lequel fut, lui, une authentique « révolution culturelle ». Dans le fatras des doctrines qui se déversent sur son pays, en provenance de l’Occident, Ba Jin, qui n’a pas lu grand-chose et n’a pas vécu beaucoup, se prend d’enthousiasme pour les écrits de Kropotkine (2) et ceux de deux autres auteurs, Léopold Kampf (1881- ?), un obscur chimiste polonais s’étant essayé au théâtre avec une pièce, le Grand Soir, qui apparemment a fasciné les anarchistes chinois, et surtout Emma Goldman avec laquelle Ba Jin entretiendra une correspondance et dont les articles sur l’amour et la famille, et enfin sur l’Union soviétique, connurent sur le coup un grand retentissement 3. C’est Emma, confiera-t-il, qui lui a révélé « les beautés de l’anarchisme »4 :
« Les articles de Goldman avec leurs arguments convaincants, leur logique serrée, leur regard pénétrant, leur riche érudition, leur style concis, leurs accents entraînants, subjuguèrent sans aucun effort l’enfant de quinze ans que j’étais. D’autant que, peu de temps auparavant, j’avais lu aussi deux brochures très fortes et que la vie familiale que je menais depuis plusieurs années m’avait inspirée une haine violente contre toutes les forces autoritaires et m’avait poussé sur le chemin de la libération. » 5
Ce serait néanmoins faire preuve d’injustice à son égard que de considérer que Ba Jin a découvert la question sociale seulement dans les livres. La question sociale, Ba Jin s’y est heurté d’abord dans son commerce avec les domestiques qui étaient en condition chez ses parents, ainsi que se le remémorera, soixante-dix ans plus tard, le vieillard malade qui égrène ses « Au fil de la plume » 6, cette suite en forme de « testament » 7 :
« Je revois la porterie et l’écurie de notre résidence de Chengdu. À la lumière d’une chandelle fumante, assis sur une vieille paillasse, j’écoutais sans fin les récits de vies blessées, humiliées, qui se terminaient pourtant toujours par la même phrase. “Le cœur de l’homme doit être pur !” Les porteurs de palanquin qui vivaient dans l’écurie ouvraient leur cœur au fils de famille que j’étais. […] J’en ai passé des soirées dans cette écurie sans chevaux, humide et sombre !
« Les gens de la porterie vivaient mieux que ceux de l’écurie. Oh ! Pas de beaucoup ! Je me sentais très à l’aise au milieu d’eux. Plus tard, j’ai compris que c’est dans cette porterie et cette écurie que j’ai rencontré les premiers hommes dont le cœur avait été purifié par la dureté de la vie. » 8
On pourrait également invoquer telle scène de son premier roman, Destruction, nourrie de réminiscences, où le héros, Du Daxin, décrit les soupes populaires qui, de loin en loin, était servies quotidiennement à mille ou deux mille personnes au yamen de son père, sous-préfet dans un district de la province du Sichuan 9.
Cette conscience diffuse de la question sociale a provoqué chez l’adolescent qu’il est un sentiment d’insatisfaction :
« Nous avons où nous loger, mais cela ne nous suffit pas ; nous avons à manger, mais cela ne nous suffit pas ; nous avons de quoi nous vêtir, mais cela ne nous suffit pas ; nous avons des livres à lire, mais cela ne nous suffit toujours pas ! Parce que autour de nous il y encore beaucoup, beaucoup de gens qui n’ont pas où se loger, pas de quoi se vêtir, rien à manger et rien à lire. Or ces gens sont précisément ceux dont nous dépendons pour vivre. »10
Un sentiment d’insatisfaction et de honte, celui d’appartenir à la classe des exploiteurs :
« Nous voyons clair, nous ne pouvons pas ne pas voir que notre bonheur entier repose sur leurs épaules. Nous, nos pères et nos aînés avons été les uns et les autres des spoliateurs. »11
Et la conviction, parallèlement, que le bonheur doit être partagé par tous pour être savouré par chacun :
« L’obscurité, l’oppression, le malheur, la souffrance, s’étendent autour de nous. Au milieu de nos rires se mêle le bruit d’innombrables pleurs et gémissements. Nous savons désormais à quoi ressemble la société actuelle. Nous affirmons que nous devons sortir du cercle de notre bonheur pour aller vers le monde extérieur. Pour entrer dans la vraie vie ! Nous voulons faire quelque chose, quelque chose d’utile : pour éradiquer cette obscurité, cette oppression, pour éradiquer ce malheur et cette souffrance, pour réformer la société actuelle, pour aider tous les hommes qui nous entourent et qui souffrent. Nous voulons chercher notre propre bonheur dans celui de la masse. Nous ne voulons plus faire peser sur les épaules des autres le coût de notre vie. »12
Le malaise qu’il éprouve vis-à-vis de son extraction, Ba Jin l’épanchera auprès d’Emma Goldman. Celle-ci s’emploie à le déculpabiliser :
« Tu dis que tu es issu d’une vieille famille aisée. Cela est sans importance. Des révolutionnaires actifs naissent souvent au sein de la classe bourgeoise. En fait, dans notre mouvement, c’est le cas de la majorité des dirigeants : ils sont attentifs à la question sociale, non pas parce que eux-mêmes connaissent une situation difficile mais parce qu’ils ne peuvent pas supporter d’assister sans rien faire aux souffrances des masses. D’ailleurs, ce n’est pas de ta faute si tu es né dans une famille bourgeoise : nous ne choisissons pas le lieu de notre naissance. En revanche, nous pouvons organiser nous-mêmes notre vie ultérieure. J’ai remarqué que tu avais la sincérité et la passion qui siéent aux jeunes rebelles. J’aime cela. Ce genre de caractère est encore plus indispensable à l’heure actuelle alors que tant de gens sont prêts à vendre leur âme pour un petit profit – on rencontre de tel cas partout. Même l’intérêt qu’ils portent à un idéal social n’est que de surface et ils n’hésitent pas à l’abandonner à la première difficulté. C’est pourquoi je suis ravie de savoir qu’il y a parmi vous des jeunes gens comme toi qui réfléchissent sincèrement, qui agissent et qui aiment profondément notre bel idéal... »13
Les préoccupations du jeune Ba Jin ne sont pas purement abstraites. Dès 1919, croit-on savoir, il cherchera à entrer en relation avec des compatriotes à lui convertis à l’anarchisme, au moins avec l’un d’entre eux, Zheng Peigang 14, un Cantonais qui s’est taillé une petite réputation en mettant sur pied, à la capitale, aux côtés de Ou Shengbai (1893-1973) et de Huang Lingshuang (?-1982), la Société de la vérité (Shishe), un cénacle qui peut s’enorgueillir d’avoir diffusé les thèses libertaires à l’intérieur du Mouvement de la nouvelle culture initié par les étudiants et les professeurs de l’université de Pékin 15. Son entrée en politique, toutefois, Ba Jin l’accomplit formellement dans une feuille publiée depuis peu par les anarchistes de sa ville, Banyue [la Quinzaine]. Il a raconté ses débuts de militant :
« Un an après le Mouvement du 4 mai [1919], nous avons publié un bimensuel. En réalité, ces propos sont quelque peu impropres, dans la mesure où je ne fus absolument pas un des fondateurs de la publication. La publication en était à peu près à sa dixième livraison quand j’adressai une lettre à la rédaction. Ils y répondirent, un membre de la rédaction se déplaça en personne pour venir me trouver, et nous devînmes des amis. Ils m’invitèrent à collaborer à la revue, et plus tard j’en devins un des rédacteurs. »16
Car Ba Jin n’est pour rien dans l’éclosion de Banyue. Sur sa rencontre avec le groupe éditeur, il s’est montré ailleurs plus précis 17. C’est à la lecture du numéro 14 de la revue que l’envie lui viendra de se faire connaître de ceux qui la confectionnent. La prise de contact aura lieu en février 1921, dans la deuxième quinzaine du mois, à une date on ne peut plus symbolique pour celui qui allait rendre ses œuvres en chinois puisque Kropotkine, dont la pensée orientera son destin, au moins jusqu’à la Libération, vient tout juste d’être inhumé à Moscou.
Parcourant cette livraison, datée du 15 février 1921, Ba Jin tombe sur un article, « Les Buts et le Programme de la Société de l’adaptation »18, qui le bouleverse, tant le langage qu’on y tient coïncide avec celui qu’il voulait entendre. On parle d’éradiquer le pouvoir et de faire table rase du système économique, d’instaurer en lieu et place un univers d’entraide, d’amour, de liberté et d’égalité, de bâtir en bref un monde conforme aux intérêts de l’humanité, une société commandée par le principe « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » :
« J’avais le cœur battant, je n’arrivais pas à retrouver le calme. Deux pensées contradictoires s’affrontèrent dans mon esprit durant un moment. Tard dans la nuit j’entendis le pas de mon frère aîné dans la grande salle. Malgré moi, je sortis du papier à lettre, l’étalai sur la table et tout en entendant le bruit du verre qui se casse j’écrivis au rédacteur de Banyue une lettre pour entrer dans la société, en le priant de me recommander. » 19
Le surlendemain, la réponse attendue arrive. Le responsable de Banyue, Zhang Jianchu, invite Ba Jin à passer le voir chez lui. Là, sont présentes trois ou quatre autres personnes, parmi lesquelles Wu Xianyou (voire Yuan Shiyao et Liu Yanseng 20). Ba Jin s’ouvre à ses interlocuteurs de ses souffrances et de son désespoir, et ceux-ci tâchent de le réconforter : la Société de l’adaptation (Shishe) existe uniquement à Chongqing mais il en existera bientôt une, sœur jumelle, à Chengdu, et ses nouveaux amis l’acceptent par avance dans leurs rangs. Ils le lestent de diverses brochures et lui communiquent les coordonnées de la société de Chongqing (il adressera le soir même un pli à son animateur, Chen Xiaowo 21). Après tant de pas perdus, il semble à Ba Jin que le point du jour est proche :
« Ce petit salon était devenu tout simplement un paradis pour moi. Ces deux heures de conversation avaient illuminé mon âme. J’étais comme un bateau abîmé par la tempête qui a trouvé un port. Je rentrai chez moi, enthousiaste et souriant de bonheur. » 22
Cette expérience, aussi infime soit-elle, pour reprendre ses termes, aura des répercussions ultérieures sur l’itinéraire de Ba Jin. Quant à sa trajectoire politique, d’abord : son adhésion à Banyue marque pour Ba Jin les prémices d’un engagement qui se prolongera sur plus d’un quart de siècle. Quant à sa carrière littéraire, ensuite, puisque l’intéressé prétend qu’il ne serait jamais devenu écrivain s’il n’avait pas été anarchiste – inversement, il affirmera que son évolution prouve a contrario qu’il n’était pas réellement anarchiste au départ 23. Dans les deux cas, Ba Jin croisera à Banyue des personnalités qui exerceront sur lui une influence considérable, et dont les silhouettes traversent certaines de ses œuvres de fiction :
« ... quelques-uns de mes amis avaient un esprit de sacrifice qui ne laissait pas de m’émouvoir. Un ami mettait souvent ses habits en gage pour la revue, et pour mettre en accord sa pensée et ses actes, il abandonna ses études pour se faire apprenti chez un tailleur. Le soir, il courait au siège de la revue, les doigts criblés de piqûres d’aiguilles. J’étais très impressionné par sa force morale. » 24
Cet ami, Wu Xianyou, Ba Jin a révélé un jour qu’il le tenait pour l’un de ses « maîtres »25, maîtres du point de vue des qualités morales s’entend, et qu’il lui doit d’avoir compris ce qu’étaient l’esprit de sacrifice et l’abnégation 26. Wu Xianyou, qui fréquentait le même établissement d’enseignement que lui, était aux yeux de Ba Jin le parangon du révolutionnaire, et Ba Jin confesse qu’il eût aimé régler sa conduite sur la sienne : « Moi aussi je voulais quitter ma famille, aller dans la société, au milieu du peuple, devenir un révolutionnaire qui cherche le bonheur du peuple. »27 Wu Xianyou, au reste espérantiste résolu, monta en 1925 une société de recherche sur l’espéranto à Chengdu, combinant des cours dominicaux et des stages accélérés d’été 28. Il a inspiré à Ba Jin un des protagonistes du Torrent, Zhang Huiru, le « Zhang Tel que Grâce » de la traduction française, l’ami du héros, Gao Juemin, « Gao Éveil du Peuple ».
Un autre des membres du groupe, Yuan Shiyao (1897-1928), servira de modèle à Ba Jin pour un deuxième personnage de sa saga, camarade pareillement de Juemin, Fan Jishun (Fan Héritier de la Vertu). Élève de l’école normale supérieure de Chengdu, Yuan Shiyao animait en outre un bulletin étudiant, Xuesheng shao [La Vague estudiantine]. Influencé, très tôt, par l’anarchisme, il adhéra au parti communiste chinois en 1925, avant de périr, peu après, assassiné par le seigneur de la guerre du Sichuan, Xiang Chuanyi.
C’est encore durant cette période, à l’hiver 1921, mais en dehors du cercle de Banyue et par le truchement de Chen Xiaowo, que Ba Jin fera la connaissance, épistolaire dans l’immédiat, de Lu Jianbo 29, futur pilier du mouvement anarchiste chinois, qui souhaite se documenter sur l’espéranto. Ba Jin et lui partageront le même toit à Shanghai, en 1925 30, et Ba Jin composera la postface d’un recueil de ses textes 31.
À leur imitation, Ba Jin s’instruit et milite. Lors du 1er mai 1921, il contribue aux cérémonies de commémoration et distribue dans la rue des tracts prônant la révolution sociale 32. Il collabore également aux activités de la Société Égalité (Junshe), une association secrète d’étudiants proche de Banyue, et prend part notamment à la discussion d’un « Manifeste », dont la mouture originelle est de Yuan Shiyao, qui s’étalera dans le numéro 21 de Banyue et où l’on peut lire :
« De chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins. […] Tous doivent avoir les mêmes droits et assumer les mêmes devoirs, il faut abolir les classes de nobles et de vilains, de maître et d’esclave, de dominant et de dominé. »
Et, avec des arguments qui recoupent en gros la teneur du discours que Ba Jin place dans la bouche de Li Jingshu au chapitre x de Destruction 33 :
« Nous croyons que le monde est fondé par l’amour et non pas par le crime, autrement dit le monde est fait de coopération et non pas de compétition, l’amour est la disposition naturelle de l’humanité, c’est le facteur essentiel de l’évolution du monde, il faut le développer au maximum. Le crime est un phénomène maladif, il menace l’évolution, nous devons l’anéantir […]. Nous devons réaliser avec nos forces d’amour individuelles le futur monde d’amour. » 34
Ba Jin ne se contente pas de se mêler à la vie du groupe et à sa besogne ordinaire, il intègre le comité de rédaction de Banyue : son nom, en fait son prénom véritable, Feigan, sera inclus dans la liste de l’équipe dès le mois d’avril. Conçue initialement comme une « revue du Mouvement de la nouvelle culture », Banyue était déjà une revue anarchiste lorsque Ba Jin la rallie – la transformation remonte au numéro 12 35 –, et c’est bien de cette façon que Ba Jin se définit alors 36. Ils sont une poignée à s’en charger, une dizaine de jeunes gens, guère plus vieux que lui 37. Rétrospectivement, Ba Jin minimisera son concours : il n’aurait pas déployé pour elle toutes les forces de son industrie, et son apport au contenu de Banyue demeura modeste 38.
Sauf erreur, en dehors de celui qui nous occupe ici, et qui fut inséré dans le numéro 17, d’avril 1921, Ba Jin n’a rédigé que deux textes pour Banyue 39(on recense un quatrième article de lui à l’époque, mais dans un périodique de Chongqing 40).
L’un concerne « Les Caractéristiques de l’espéranto », il date de mai 1921 41. À Banyue, on est adepte de la langue universelle, Wu Xianyou, Yuan Shiyao et Liu Yanseng à tout le moins 42. Or, si nous ne savons pas exactement ce qu’il en était pour eux, Ba Jin, lui, ne possédait à cette heure qu’une intelligence très approximative de l’idiome inventé par Zamenhof, et la description qu’il en offre ici est comme la méthode simplifiée de trompinette élaborée par Boris Vian, « absolument insuffisante ». C’est qu’il ne dispose même pas d’un manuel d’initiation et qu’il tient ses renseignements de deuxième main, d’un article relevé dans une revue de Shanghai. Il lui faudra attendre 1924, lors de son séjour à Nankin, pour s’entraîner sérieusement à l’espéranto 43.
L’autre s’intitule « Les IWW et les travailleurs chinois », il date de juin 1921 44. Ba Jin n’y tarit pas d’éloges sur le syndicat américain :
« Ce dont les travailleurs chinois ont le plus besoin aujourd’hui, c’est d’une organisation composée exclusivement de travailleurs […], un grand regroupement de travailleurs révolutionnaires qui détruirait le système de l’« État », du « gouvernement », de la « loi », renverserait la capitalisme, qui est le principal ennemi des travailleurs, et redonnerait aux travailleurs la propriété des organes de production et de leurs produits. » 45
Selon Ba Jin, Banyue, bien que déficitaire au bout du compte, avait acquis une audience non négligeable :
« Notre revue se vendait assez bien à l’époque. Chaque numéro était épuisé en moins de quinze jours. Mais les comptes n’étaient pas faciles à tenir et c’est pourquoi numéro après numéro nous perdions de l’argent. De sorte que pour chaque numéro, nous ne pouvions faire imprimer qu’un millier d’exemplaires et que nous n’avions pas les moyens de procéder à des réimpressions. » 46
Mais les choses vont tourner court. En juillet 1921, tandis qu’à Shanghai, soit dit en passant, est institué le parti communiste chinois, Banyue – qui avait déjà essuyé les foudres de la censure 47 –, sera définitivement interdite, alors qu’elle s’apprête à fêter son premier anniversaire, au motif qu’elle a « prôné les cheveux courts pour les femmes »48. Deux articles, du même auteur, traitent du problème, et s’en prennent au contrôle des forces féodales et religieuses sur les femmes en critiquant la défense qui est faite à celles-ci de se coiffer à leur convenance : « En quoi est-ce que cela peut nuire aux mœurs que les filles se coupent les cheveux ? ce n’est pas plus choquant que quand les hommes ont coupé leur natte et quand les femmes ont cessé d’avoir les pieds bandés. »49 Ils sont complétés par le témoignage d’une femme du Sichuan, qui a montré l’exemple en sacrifiant sa toison. Banyue sera, en conséquence, la première des revues issues du 4 mai à être proscrite au Sichuan.
Ba Jin et ses camarades ne sont pas disposés à obtempérer sans réagir, et ils font imprimer clandestinement un ultime numéro 50 dans lequel, par la plume de Yuan Shiyao, sont relatés tous les détails de l’affaire.
Voilà donc les rédacteurs de Banyue privés de tribune. En août, des gens de Chengdu qui projettent de créer un mensuel, mais ne savent pas comment s’y prendre, leur offrent de s’agréger à eux. Wu Xianyou, Zhang Shiqian, et Ba Jin s’embarquent dans l’aventure 51 avant de s’aviser qu’on tente de les manipuler. Jingqun [les Masses en alerte] n’ira pas au-delà du numéro inaugural, de septembre 1921, qui contient néanmoins un article de Ba Jin sur le patriotisme, largement imité de Bakounine 52. En octobre, Ba Jin se retire de l’entreprise. Quelque six mois s’écoulent, et une nouvelle publication voit le jour, toujours à Chengdu, à peine moins éphémère que la précédente, dont Ba Jin est cette fois le responsable et qui est domiciliée chez lui. Il s’agit de Pingmin zhi sheng [la Voix des gens du peuple], et Wu Xianyou est de la partie. Le premier numéro sera interdit à la vente. Ba Jin y donnera, en mars, un article sur Tolstoï, de son propre aveu un « montage de citations 53», qui se poursuit sur deux livraisons et sera plus ou moins caviardé. Le dernier numéro sera intégralement consacré à un hommage à la figure héroïque du panthéon anarchiste chinois, Liu Shifu 54. Y sont reproduits les fameux douze interdits de la Société du cœur (Xinshe)55.
Déjà, Ba Jin s’exprime ailleurs. Au cours des années qui vont de 1921 à 1923 (intervalle durant lequel il quitte Chengdu pour Shanghai puis Nankin), et de 1923 à 1927 (à la veille de s’embarquer, à la mi-janvier, pour la France), sous son identité véritable ou sous des identités d’emprunt 56, Ba Jin disperse ses écrits : des poèmes, un genre auquel il renoncera par la suite, dans des revues dont l’implantation est principalement circonscrite au champ littéraire, et des textes politiques confiés aux revues libertaires chinoises les plus importantes du moment 57, comme Minzhong [la Cloche du peuple], une publication cantonaise dont la longévité fut exceptionnelle 58, Xuehui [Confluent du savoir 59] ou Chunlei [Orage de printemps] (1923-1924), le porte-voix de la Société de la réalité (Zhenshe) du Guangdong. Il participe, avec Lu Jianbo et d’autres, au lancement de Minzhong [les Masses], en septembre 1925, une revue de Shanghai qui est un nœud de communication entre les libertaires du Sud, propose des articles de vulgarisation et fournit des informations sur les organisations autochtones ou étrangères 60. En vrac, une chronologie de Osugi Sakae (1885-1923), le théoricien anarchiste japonais, des études sur les martyrs de Chicago ou ceux de Tokyo, sur les nihilistes russes. Ba Jin, de surcroît, traduit énormément : Kropotkine, Emma Goldman, Alexander Berkman, Proudhon, Errico Malatesta ou bien Rudolf Rocker 61.
Quand il rentre de France, en 1928, où il a aidé, derechef, à la naissance d’une publication, une revue libertaire d’expression chinoise basée à San Francisco, Pingdeng [l’Égalité] – c’est lui qui en rédigera l’éditorial de présentation 62 –, il vient d’achever Destruction. Dorénavant, Li Feigan s’effacera devant l’écrivain Ba Jin. Pendant près de deux décennies, le propagandiste libertaire et le romancier vont cohabiter.
Les lignes qu’on va lire n’appellent aucun commentaire particulier : «... à l’époque, a précisé leur auteur, je n’étais qu’un enfant qui aimait exprimer ses sentiments, j’y niais audacieusement, en me fondant sur ma seule intuition, l’existence de tout le système social actuel... » 63 Sur son intuition, mais encore sur Kropotkine dont il cite un mot et dont on aperçoit l’ombre se profiler en maints endroits : ainsi, les notions de « vraie égalité » et de « vraie liberté », qui constituent la trame du texte, paraissent sorties tout droit de Aux jeunes gens. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Ba Jin, qui a revendiqué l’héritage du prince anarchiste 64 – dont il se fit expliquer la biographie et la philosophie par Max Nettlau (1865-1944) en personne 65 –, a souvent évoqué le choc produit sur lui par cet opuscule. Il en réalisera même une version chinoise 66, en tête de laquelle sont placés les mots que voici :
« Nous nous préparions à marcher vers le monde extérieur, à marcher vers la vraie vie. Mais de nombreuses routes s’ouvraient devant nous, et sur chacune de ces routes se trouvait un travail qu’il nous était possible d’accomplir. Alors, placés à la croisée des chemins, nous avons hésité. Personne ne venait nous montrer la route à suivre. Nos pères et nos aînés étaient déjà étendus sur leur lit de mort.
« C’est alors qu’une brochure est apparue sous nos yeux, comme un ami proche elle nous a tout expliqué, avec des paroles que nous pouvions comprendre et qui ne recelaient aucune tromperie. En la lisant, nous avons senti un rayon de lumière illuminer nos cerveaux. » 67
Et s’il a depuis minimisé cet ascendant, arguant de ce qu’il était davantage un enfant du 4 mai qu’un enfant de Kropotkine 68, c’est bel et bien comme un kropotkinien qu’il se définira longtemps :
« Nous, les anarchistes, n’avons pas de chefs spirituels, nous ne sommes pas les disciples d’un homme quel qu’il soit, parce que l’idéal anarchiste n’est pas la création d’un individu en particulier. Mais, en gros, je veux bien qu’on me tienne pour un kropotkinien. [Naturellement, il arrive que je sois en désaccord avec l’opinion de Kropotkine sur telle ou telle question particulière.] Ce qui veut dire que je crois aux principes de l’anarchisme tels que Kropotkine les a exposés. C’est pourquoi si après avoir lu ce livre certains ont l’impression qu’il y a des différences, voire des oppositions, entre mon anarchisme et la plupart des publications anarchistes chinoises, je leur en demande pardon car je ne suis qu’un kropotkinien. » 69 »
Angel Pino
Commentaires :
johan |
question pratiqueEst-ce qu'on peut encore trouver de ses oeuvres quelque part (maison d'édition, librairie, ...) ? j'ai bien fait une recherche sur les commercants de l'internet. Sans résultats.
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Anonyme 14-09-04
à 18:38 |
Re: question pratiqueEssaye chez cet éditeur (Sans en faire sa pub…) spécialiste « Chine »
http://www.eklectic-librairie.com/RechercheApprofondie2.asp Petite liste exhaustive http://raforum.apinc.org/article.php3?id_article=1355 Répondre à ce commentaire
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johan 14-09-04
à 20:23 |
Re: Re: question pratiqueMerci, en plus je cherchais à "Ba Jin", alors que ses écrits sont signés "Pa Kin"
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à 11:05