A propos de Moishe Postone, " Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx ", trad. O. Galtier et L. Mercier, Mille et une nuits, Paris, 2009, 591 p., 28 € ; Isaac I. Roubine, " Essais sur la théorie de la valeur de Marx ", trad. J.-J. Bonhomme, Éditions Syllepse, Paris, 2009, 335 p., 24 €.
En prenant pour mot d’ordre l’affranchissement du travail, la sortie de
l’exploitation, les marxistes traditionnels ont négligé le fait que
Marx mène une critique non seulement de l’exploitation capitaliste,
mais du travail lui-même, tel qu’il existe dans la société capitaliste.
Dès lors, il s’agit non pas de remettre au centre le travail, mais au
contraire de critiquer la place centrale prise par le travail dans ce
système, où il régit tous les rapports sociaux. C’est là l’objet de la
relecture de Marx opérée dans " Temps, travail et domination sociale "
par Moishe Postone.
Il est parfois d’heureuses coïncidences dans l’édition. Ainsi, ce
printemps, la collection Mille et une nuits (Fayard) a publié la
traduction française de Temps, travail et domination sociale. Une
réinterprétation de la théorie critique de Marx de Moishe Postone,
publié aux Etats-Unis en 1993, tandis que les éditions Syllepse ont
republié les Essais sur la théorie de la valeur de Marx d’Isaac I.
Roubine, dont l’édition russe remonte à 1924 et l’édition française
précédente (chez Maspéro, et épuisée depuis très longtemps) à 1978.
Ainsi, le public francophone a tout d’un coup à sa disposition deux des
jalons les plus importants – on pourrait presque même dire le point de
départ et le point d’arrivée provisoire – d’une relecture de Marx basée
sur la critique du travail abstrait et du fétichisme de la marchandise
. On ne saurait pourtant imaginer vies aussi dissemblables que celles
de ces deux auteurs : tandis que l’Américain Postone, après des études
de philosophie en Allemagne auprès des héritiers d’Adorno, coule des
jours paisibles comme professeur à Chicago, participe à de nombreux
colloques sur Marx et voit son livre traduit en plusieurs langues, la
vie du Russe Roubine a été dramatique : né en 1885, il adhère à la
Révolution et devient professeur d’économie à Moscou. Arrêté en 1930 et
condamné comme « menchevik » à cinq ans de déportation, il est arrêté à
nouveau en 1937, quand la terreur stalinienne est à son comble, et
disparaît – on ne sait même pas exactement où, quand ni comment. Il
était alors inconnu en Occident. Par les mystérieux cheminements de
l’histoire, un exemplaire de son œuvre principale arriva trente ans
plus tard dans les mains du militant d’extrême gauche américain Freddy
Perlman, qui le traduisit en anglais et le publia en 1969 chez sa
fameuse maison d’édition, Black ans Red. Cette traduction en anglais
servit de base aux éditions publiées ensuite dans plusieurs langues
européennes, et quelques autres livres de Roubine furent même par la
suite dénichés et traduits. Cependant, avec la baisse générale
d’intérêt pour une lecture rigoureuse de l’œuvre de Marx après les
années 1970, il tomba à nouveau dans l’oubli.
Trente ans plus tard, tous les médias sont d’accord : Marx est de
retour. Sa « mort », proclamée vers 1989, ne fut qu’une hibernation qui
n’a duré guère plus d’une décennie. Aujourd’hui, Marx est à nouveau à
l’honneur dans les colloques ; il a été élu « plus grand philosophe de
l’histoire » par les auditeurs de la BBC ; le Pape le cite et des
millions d’électeurs votent pour des partis qui se réclament de lui.
Mais qu’est-ce qui se cache derrière cette étonnante résurrection,
inexplicable pour les suiveurs de Popper, de Hayek et de Furet ? La
réponse semble évidente : les ravages que produit le marché déchaîné,
le clivage entre riches et pauvres qui croît à nouveau, la crise
économique qui menace de nombreuses existences, même dans les pays
« développés ». Marx apparaît alors comme celui qui l’avait toujours
dit : la société moderne n’est absolument pas harmonieuse, mais se
fonde sur l’antagonisme de classe, le travail est toujours exploité par
le capital, et ceux qui ne possèdent que leur force de travail ne
peuvent résister qu’en s’associant en vue d’obtenir une régulation
politique du marché. Une telle critique du capitalisme ne peut aboutir
qu’à appeler de ses vœux un nouveau modèle de régulation du type
social-démocrate et keynésien (dont la réalisation reste assez
improbable). La critique du capitalisme se fait le plus souvent au nom
du travail : il faut surtout que ceux qui travaillent reçoivent en
échange une juste somme d’argent.
Ce « retour de Marx » sur la scène médiatique et électorale s’est donc
révélé être surtout un retour du marxisme le plus traditionnel, à peine
reverni. Mais d’autres formes de critique sociale inspirées par la
pensée de Marx se développent également. Depuis vingt ans, on assiste à
l’élaboration d’une critique du capitalisme centrée sur les concepts de
marchandise, de travail abstrait et du fétichisme qui en résulte. En
Allemagne, la mouvance de la « critique de la valeur » s’est formée à
partir des revues Krisis (depuis 1987) et Exit (depuis 2004). Son
auteur le plus connu est Robert Kurz . Moishe Postone a développé dans
les mêmes années, et pour son propre compte, une lecture de Marx
souvent similaire. Les 600 pages denses de Temps, travail et domination
sociale représentent visiblement la réalisation d’une vie, une œuvre à
laquelle l’auteur a consacré deux décennies de réflexion. Très
rigoureux, ce livre reprend continuellement ses thèmes centraux,
assumant le risque d’une certaine répétitivité. Peu soucieux de la
joliesse de ses formules, il est toujours d’une clarté parfaite et
n’escamote pas aucun des problèmes qu’il soulève. Par rapport aux
écrits de Robert Kurz, le livre de Postone a un objet plus restreint :
la réinterprétation de la théorie de Marx (qui a néanmoins, bien sûr,
des conséquences plus vastes). Mais sur ce sujet, il est déjà devenu
une référence incontournable, surtout dans le monde anglo-saxon : les
marxistes « traditionnels », pris à partie presque à chaque page de son
livre, se sont vus obligés de discuter longuement ses thèses et tenter
de les réfuter .
La vraie critique marxienne du travail
Où est le scandalum du livre de Postone ? Son interprétation de Marx
est souvent à l’exact opposé de celles proposées pendant plus d’un
siècle par presque tous les marxistes (même s’il installe un dialogue,
cependant très critique, avec Georg Lukács, Roubine, l’École de
Francfort et Lucio Colletti). Sa reconstruction du « cœur » de la
critique marxienne du capitalisme – que Postone distingue de la
critique que le même Marx a adressée aux formes empiriques que le
capitalisme a pu assumer au XIXe siècle – se fonde sur cette thèse :
pour Marx, le travail ne constitue pas le point de vue à partir duquel
critiquer le capitalisme : il est lui-même l’objet de la critique. En
se fondant presque exclusivement sur la critique de l’économie
politique formulée par Marx dans ses œuvres de maturité – surtout les
Grundrisse et Le Capital – Postone affirme que Marx n’a pas tenté
d’établir des lois générales du devenir historique. Ses analyses ne se
réfèrent qu’au seul mode de production capitaliste : « L’idée que le
travail constitue la société et qu’il est la source de toute richesse
ne se réfère pas à la société en général, mais à la seule société
capitaliste (ou moderne) » (p. 17). Ce n’est que dans la société
capitaliste que le travail devient la médiation sociale générale, parce
que ce n’est qu’en elle que le travail possède une double nature, à la
fois travail concret et travail abstrait.
A cause de la grande confusion qui règne à ce sujet même parmi les gens
considérés comme des marxistes attitrés, il faut souligner que le
« travail abstrait » au sens marxien n’a rien à voir avec le « travail
immatériel » et que le travail abstrait et le travail concret ne sont
pas deux genres de travail distincts, ni deux phases du même travail.
Dans le capitalisme, tout travail a deux aspects : d’un côté, il est
l’un des nombreux travaux concrets, qui produisent une des nombreuses
valeurs d’usage, chacune différente des autres. Mais tout travail est
en même temps une simple dépense de temps de travail, d’énergie
humaine. Ce temps dépensé ne connaît que des différences
quantitatives : tantôt on a travaillé une heure, tantôt trois heures.
C’est cette dépense de temps qui détermine la valeur d’une marchandise.
La valeur se présente sous la forme d’une certaine quantité d’argent.
Le côté purement temporel, abstrait du travail n’est donc pas une
simple opération mentale, mais devient réel dans le prix qui décide
finalement du destin d’une marchandise. Dans la société capitaliste, le
côté abstrait, et donc monétaire, prévaut entièrement sur le côté
concret, comme l’utilité ou la beauté d’un objet, ce qui signifie aussi
que c’est l’aspect temporel du travail qui domine. Dans la société
capitaliste, les hommes sont ainsi dominés par des abstractions.
Selon Postone, Marx avait conçu son analyse du travail abstrait, de la
marchandise, de la valeur et de l’argent comme une vigoureuse critique
de ces catégories qui constituent la base du capitalisme – et de lui
seul. Cependant, les marxistes traditionnels ont cru voir là la
description d’un fait ontologique et transhistorique, valable
universellement, et ne se sont dès lors plus intéressés qu’à la
distribution de ces catégories, et donc à la répartition de la
survaleur . Le marché et la propriété juridique des moyens de
production, avec la structure de classe inégale qui en découle,
représentent pour le marxisme traditionnel le niveau le plus profond du
système capitaliste, un niveau qui se cacherait derrière l’égalité
apparente qui règne dans l’échange des marchandises.
La critique de Marx, selon Postone, est bien plus radicale : Pour Marx,
le marché et la propriété juridique des moyens de production sont des
phénomènes relevant de la sphère de la distribution. Or, sa véritable
critique regarde la production. La caractéristique principale de la
production dans le régime capitaliste est d’être structurée par la
double nature du travail. La critique marxienne vise donc à dépasser le
rôle même du travail dans la société moderne. Dans les sociétés
précapitalistes, le travail est création de richesse matérielle par
l’action de l’homme sur la nature, et cette richesse est ensuite
redistribuées selon des relations sociales établies sur d’autres bases
que le travail (ces bases n’étant cependant pas nécessairement justes,
ou rationnelles : elles peuvent par exemple être issues de la tradition
ou de hiérarchies établies elles-mêmes par la force). La richesse
matérielle, prise en elle-même, « ne constitue pas les rapports entre
les hommes ni ne détermine sa propre distribution. L’existence de la
richesse matérielle en tant que forme dominante de richesse sociale
suppose l’existence de formes non déguisées pour les rapports sociaux
qui la médiatisent » (p. 230).
Dans le capitalisme, le travail est en plus créateur de valeur, donc
d’une manière de mesurer les apports des producteurs particuliers. La
valeur est un rapport social exprimé à travers des marchandises, et les
relations entre les marchandises dépendent du rapport social qu’elles
incarnent. C’est ce que Marx appelle le « fétichisme de la
marchandise ». La production de richesse matérielle et de valeur ne
coïncident pas tout à fait : les augmentations de la productivité, dues
à la technique, font qu’une quantité croissante de richesse matérielle
est produite en moins de temps. Elle contient donc moins de valeur,
parce que celle-ci est déterminée exclusivement en fonction du temps
dépensé, et elle contient donc aussi moins de survaleur et moins de
profit.
Dans une société postcapitaliste, le travail ne serait plus la mesure
de la richesse sociale, donc ne structurerait plus les rapports
sociaux. Une telle révolution est effectivement rendue possible
aujourd’hui, selon Postone, par le remplacement du travail humain par
les machines, qui fait que désormais la richesse matérielle n’est
produite qu’en petite partie par le temps de travail direct. Cet écart
toujours plus large entre production de richesse matérielle et
production de valeur et la cause profonde de la crise du capitalisme.
Celui-ci devient simplement anachronique quand sa base, le travail qui
crée la valeur, perd son importance. « En d’autres termes, le
dépassement du travail concret effectué par le prolétariat » (p. 51) de
façon que « le surproduit n’est plus créé d’abord par le travail humain
immédiat » (p. 67). Pour le marxisme traditionnel, au contraire, le
travail est toujours, dans toute société, le principe qui structure la
vie sociale. Dans le capitalisme, ce rôle du travail serait occulté,
tandis qu’il appartiendrait au socialisme de le dévoiler au grand jour.
Il s’agirait donc, dans cette vision, de faire triompher le travail,
conçu comme éternel rapport du travailleur avec la nature, sur ceux qui
parasitent de l’extérieur, en tant que propriétaires des moyens de
production. Dès lors, on a pu en venir à penser que la collaboration
mise en place dans les usines constituait un modèle pour la société
communiste, et qu’il s’agissait simplement d’affranchir le travail de
son exploitation par les capitalistes.
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