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J’aime la vie.
Je veux vivre, non mesquinement comme ceux qui ne satisfont qu’une
part de leurs muscles, de leurs nerfs, mais largement en satisfaisant
les muscles faciaux tout aussi bien que ceux des mollets, la masse de
mes reins comme celle de mon cerveau.
Je ne veux pas troquer une part de maintenant pour une part
fictive de demain, je ne veux céder en rien du présent pour le vent de
l’avenir.
Je ne veux rien courber de moi sous les mots « partie, Dieu,
honneur ». Je sais trop le vide de ces mots : spectres religieux et
laïque.
Je me moque des retraites, des paradis, sous l’espoir desquels tiennent résignés, religion et capital.
Je ris de ceux qui, accumulant pour leur vieillesse, se privent en
leur jeunesse ; de ceux qui, pour manger à soixante, jeûnent à vingt
ans.
Moi, je veux manger lorsque j’ai les dents fortes pour
déchirer et broyer les viandes saines et leurs fruits succulents,
lorsque les sucs de mon estomac digèrent sans aucun trouble ; je veux
boire à ma soif les liquides rafraîchissants ou toniques.
Je veux aimer les femmes, ou la femme selon qu’il conviendra à
nos désirs communs, et je ne veux pas me résigner à la famille, à la
loi, au code ; nul n’a droit sur nos corps. Tu veux, je veux.
Moquons-nous de la famille, de la loi, antique forme de résignation.
Mais ce n’est pas tout : je veux puisque j’ai des yeux, des
oreilles, d’autres sens que le boire, le manger, l’amour sexuel, jouir
sous d’autres formes. Je veux voir les belles sculptures, les belles
peintures, admirer Rodin ou Manet. Je veux entendre les meilleurs
opéras, jouer Beethoven ou Wagner. Je veux connaître les classiques en
la comédie, feuilleter le bagage littéraire, artistique qu’ont légué
les hommes passés aux hommes présent ou mieux feuilleter l’œuvre
toujours et à jamais inachevée de l’humanité.
Je veux la joie pour moi, pour la compagne choisie, pour les
enfants, pour les amis. Je veux un home où se puissent reposer
agréablement mes yeux après le labeur fini.
Car je veux la joie du labeur aussi, cette joie saine, cette joie
forte. Je veux que mes bras manient le rabot, le marteau, la bêche ou
la faux. Que les muscles se développent, que la cage thoracique
s’élargisse à des mouvements puissants, utiles et raisonnés.
Je veux être utile, je veux que nous soyons utiles. Je veux être
utile à mon voisin et je veux que mon voisin me soit utile. Je désire
que nous œuvrions beaucoup car je suis insatiable de jouissance. Et
c’est parce que je veux jouir que je ne suis résigné.
Oui, oui, je veux produire, mais je veux jouir ; je veux
pétrir la pâte, mais manger du meilleur pain ; faire la vendange, mais
boire du meilleur vin ; construire la maison mais habiter de meilleur
appartement ; faire les meubles, mais posséder l’utile, voire le beau ;
je veux faire faire des théâtres, mais assez vaste pour y loger les
miens et moi.
Je veux coopérer à produire, mais je veux coopérer à consommer.
Que les uns rêvent de produire pour d’autres à qui ils laisseront,
ô ironie, le meilleur de leurs efforts, pour moi je veux, groupé
librement, produire mais consommer.
Résignés, regardez, je crache sur vos idoles, je crache sur
Dieu, je crache sur la patrie, je crache sur le Christ, je crache sur
les drapeaux, je crache sur le capital et sur le veau d’or, je crache
sur les religions : ce sont des hochets, je m’en moque, je m’en ris…
Ils ne sont rien que par vous, quittez-les et ils se brisent en miettes.
Vous êtes donc une force, ô résignés, de ces forces qui s’ignorent
mais qui n’en sont pas moins des forces, et je ne peux pas cracher sur
vous, je ne peux que vous haïr…ou vous aimer.
Par-dessus tous mes désirs, j’ai celui de vous voir secouer votre résignation dans un réveil terrible de vie.
Il n’y a pas de paradis futur, il n’y a pas d’avenir, il n’y a que le présent.
Vivons-nous !
Vivons ! La résignation, c’est la mort.
La révolte, c’est la vie.
Albert Libertad, dans L’anarchie, 13 avril 1905.