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Indymedia Grenoble1Il y a ce sentiment qui est là : que cela se referme, que l'histoire se clôt progressivement, que les possibles diminuent. C'est déjà arrivé de
multiples fois, quand chacun et chacune sombrait dans le blues, avec cette idée que décidément les autres étaient trop embourbé-e-s, trop pris-es par leur quotidien, par leurs crédits, leur travail. Trop pris-es par le cours normal des choses, par une sorte de manque de recul. Comme si tout le monde était trop collé au présent pour imaginer autre chose que sa répétition.
Le constat, aujourd'hui, pourrait encore se faire.
Course après les nouveautés technologiques débiles, désertification des
sols, air et eau viciés, aliments pesticidés, un écran toujours allumé,
lucarne pour faire oublier le monde ou pour le rétrécir à volonté.
Consensus autour du travail salarié, horizons réduits, objectifs sans
intérêts, sourire, dynamisme, tristesse intime, pas de grandeur,
enfermement.
La politique loin, très loin, un jeu de parti, avec des gueules de
costard et de la com', des associations qui colmatent, des citoyen-ne-s
qui désirent plus que jamais aider l'État dans son œuvre d'éducation,
de gestion, de limitation des dérives.
Un espace pour circuler, pas d'arrêt, mesures de sécurité, d'hygiène,
de santé, rien à rajouter, pas assuré, des flics, des caméras, un
regard permanent, pas de cachettes, de recoins, de fissures pour
s'évader.
L'école dès deux ans, activité extrascolaire, projet personnel, collège
boutonneux, lycée gothique, fac branchée, jobs, fringues chères,
déception, voies de garages, on se range et on taffe.
Tou-te-s singulier-e-s et en même temps : mêmes avenirs, mêmes
médicaments, mêmes enfants laissés à l'État, mêmes relations, des
séries télés, des bons films, un moment d'éclate, un beau voyage, de la
mauvaise solitude, le sentiment de s'être trompé à un moment. Un blues.
Qu'est-ce que VOUS avez à proposer ? C'est TON choix, MOI je ne
pourrais pas. JE suis trop attaché à MON confort, j'ai peur de vivre à
plusieurs, ce n'est pas fait pour MOI. En même temps, c'est bien, il en
faut des comme TOI, parce que c'est vraiment terrible. Les
sans-papiers, les clodos, la pollution, le flicage permanent, la pub,
le sexisme, les prisons qui débordent, le spectacle politique
insignifiant, sans perspective, la liberté resserrée, la parentalité
débordée, le Prozac, les massacres chirurgicaux, les mots qui disent
leur contraire. MOI, ça me déprime. JE suis trop petit-e face à ça, JE
manque de courage. C'est trop gros, trop massif, trop puissant, trop
global, trop étouffant. JE préfère me construire un bon espace, une
bonne niche pour mon écologie intime, chercher mon petit bout d'utopie.
Il n'y aura DE TOUTE FAÇON pas de grand changement avant longtemps, il
faut bien s'aménager quelque chose dans tout ça. JE sais qu'AU FOND je
resterai le-la même. Et JE serai là s'il arrive quelque chose de grand,
je serai à VOS côtés quand cela arrivera.
En attendant...
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Et pourtant.
Tellement de signes que cela n'est pas bloqué, que tout n'est pas
fermé. C'est effectivement trop gros, trop étouffant. Trop criant
d'horreur, trop criant d'ennui. Des tours qui tombent ; fanatisme
contre fanatisme, désastre. Gênes, un mort, des dizaines de milliers
d'émeutier-e-s et l'effet carabine, désastre. Des nabots qui
gouvernent, leurs corps qui suent le fascisme post-moderne,
gestionnaires de la haine et de l'angoisse, désastre. Des vieux qui
meurent dans le silence caniculaire ; des caisses qui brûlent, on
demande plus de service public, désastre. Pickpockets, bagages
abandonnés, vigilance, désastre.
Méduses géantes, brasiers de volaille, désastre. Asthme, nosocomie, cancers, sauveurs du monde en combinaison blanche, désastre.
Désastre.
Surgissement des structures, des logiques. Tout à nu. Plus tellement
besoin d'analyse quand tout est là, toutes les conséquences. Que l'on
tente de gérer. Comme si c'était seulement possible. Le cours du monde
prend une teneur abstraite, métaphysique, crue, blanche. Plus besoin
d'effort critique, quand chaque discours porte en lui-même sa propre
critique, ses propres limites, ses présupposés. On parle de croisade,
d'autres de flexibilité, de conjoncture, d'insécurité, de confiance en
soi : mots qui ne veulent rien dire, qui ne désignent rien d'autre que
la domination du vide qu'ils propagent et enregistrent.
Tout le monde sent cela, sent que cela ne convient pas. Mais on croit
que les autres y croient, qu'illes aiment ce monde. Comme si cette
sensibilité n'était pas partagée ; comme si elle ne devait pas surgir
aujourd'hui, telle une conséquence nécessaire de ce qui nous arrive.
Reste que le désastre fascine, comme la gigantesque machine d'une
apocalypse qui vient. On le prend comme le ciel, comme un au-dessus
nécessaire : fruit coupable de nos irresponsabilités individuelles, de
nos besoins d'argent, de nos besoins de gadgets qui rendent tout un peu
moins pénible. Bien malaisé de se rappeller que d'autres, il y a
longtemps, ont imposé ce monde, cette forme de monde, avec ses désirs,
ses besoins, ses limites. Et plus dur encore de cesser d'ignorer leurs
héritiers, toute la bande d'après-moi-le-deluge... encore plus
douloureux de sentir les parties de moi-même qui me trahissent, mes
laisser-faire meurtriers, mes cocons à balles réelles... Difficile de
se rappeller que c'est ce monde qui nous oblige à être irresponsable, à
toujours détruire quand nous voulons simplement survivre. Qu'il est
tout sauf un ciel : le simple produit de notre activité, de nos
quotidiennes participations, nos amours machinales.
Voilà bien ce que produit le désastre à l'intérieur de nos vies, ce
choix : vais-je accepter de répéter ces gestes qui me dégoûtent, ne
font toujours que nous précipiter dans le gouffre ? Le problème, c'est
qu'il est impossible de refuser de manière individuelle, que l'on ne
peut rien s'aménager. Il ne s'agit donc jamais d'un choix mais de
quelque chose dans lequel nous sommes poussé-e-s.
Ainsi devenons-nous, malgré tous nos beaux efforts, une part du désastre.
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Fin de la tristesse.
D'autres lignes, que nous oublions peut-être.
La situation est trop claire pour que rien n'en déborde. Et ça déborde
de partout. Ça fissure. Des refrains nous parlent de joie, d'anarchie.
Les facs, les ANPE sont remplies de celles et ceux qui veulent faire
durer ce moment où l'on ne s'engage pas pleinement dans le désastre.
Quand elles ne brûlent pas. Nous sommes tellement à retarder ce moment
que le chômage des jeunes est devenue une cause nationale, le grand
drame à propos duquel il faut se mobiliser. Ça se réjouit. Les drogues
circulent à l'échelle de l'ivresse, dans le silence des salons, dans le
bruit des teufs, à l'arrière des boîtes. Comme des expédients qui font
oublier et intensifient, parviennent à nous emporter, malgré tout.
Ça rigole, ça jouit, ça s'en fout, ça se moque des managers. Parfois ça
s'ennuie, mais ça rêve. Ça se rappelle les rêves adolescents d'îles
désertes habitées en commun, ça partage autant qu'il est possible : de
la bouffe, des tristesses, de la tise, des danses, des pieux, des
chants, des angoisses... du cri. Ça tente de s'exprimer malgré tout,
malgré la langue du psy qui évite de parler de soi, malgré la langue du
politique qui évite de parler de nous, malgré la langue du travail qui
évite de parler d'œuvre, malgré la langue de la pédagogie qui évite de
parler des mômes. Ça poétise, ça espère, ça s'emballe. Ça vit toujours,
même au fond du gouffre. Ça susurre d'espoir.
Alors parfois, il est possible de reprendre du souffle, de se dire
qu'au fond, c'est possible ; que cela ne peut pas que concerner celles
et ceux qui déjà font des choses. Trop tristes qu'illes sont — à
l'image du désastre qu'illes combattent. Manque de respiration ;
isolement de l'impatience.
Nous avons ces images de farandoles, de peuple, de repas en commun,
d'ami-e-s croisé-e-s au hasard, de belles choses que nous avons
construites, de sourires glanés par chance, de voyages en stop, de
victoires mêmes minimes sur des autorités absurdes.
Nous avons tou-te-s connu ces moments où la parole publique devenait
possible, nécessaire même, pour que cela avance ou pour comprendre. Ces
moments où elle revient. Nous savons que les murs pourraient se
redécorer de notre poésie, que les voitures pourraient s'arrêter de
rouler, que les vieilles pourraient cesser d'avoir peur, que nous
pourrions faire nos vélos à vingt places, construire nos maisons
nous-mêmes, que les flics, les juges et leurs prisons ne peuvent
protéger les beautés dont nous sommes capables ; nous savons qu'il nous
reste encore, même dans cette abîme, tant de forces, tant de désirs,
tant de rage pour en sortir, nous arrêter.
Et recommencer comme nous l'entendons.
Alors non, le monde ne se referme pas. Il se montre simplement dans son
extrêmeté, dans sa radicalité. Il se révèle comme n'étant le monde de
personne, comme le monde qui se produit lorsqu’ ont été vaincu en
surface, les désirs d'émancipation, d'une vie bonne, plus ajustée. Les
envies d'entraide, de solidarité, de partage continuent pourtant à nous
mouvoir, comme les seules choses qui pourraient enfin donner un sens à
ce merdier. Peut-être rêvons-nous encore trop en termes de Parti, en
terme d'utopies, en termes de valeurs. Autant de choses qui nous
éloignent de nous-mêmes, de ce qui nous ronge, nous prend.
Autant de manière d'attendre, encore et toujours, les autres.
Les autres pourtant, ne sont pas si loin. Nous-mêmes, n'avons-nous pas
déjà le sentiment de devenir autres que ce que nous devions être,
pris-e-s par l'emballement terrible de nos rencontres ?
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Aux mille visages et aux mille époques, lutter et résister comme l'élan
de ce que nous désirons vivre... Pourquoi tant de voies expérimentées
autour de nous qui tentent de déjouer les rets du pouvoir, tant de
personnes qui cherchent à déconstruire leurs propres chaînes de
pouvoir, fabriquent autour d'elleux une constellation de corps serrés,
tant de belles personnes qui s'allient dans un lieu collectif ou dans
un projet social, tant d'énergies qui refusent les évidences de la
domestication et construisent au hasard de leurs désirs communs ?
Toutes ces questions auxquelles les révolutions ne répondent pas plus
que les gouvernements qu'elles reproduiront. Toutes ces épines que l'on
oublie à mesure que l'on délègue nos envies aux professionnels du
renversement, au ventre de la majorité. Comment vivre ensemble nos
singularités sans nourrir le sommet des pyramides, comment simplement
vivre en commun, sans prolonger les frontières des isolements que nous
fuyons ? Les alternatives, les possibles, les contre-mondes se
diffusent et s'épaississent, ou recréent leurs normes à mesure qu'ils
grossissent...
Comment ne pas refermer le monde sur nos rêves, ne pas nous faire
avaler par les niches qui combattent déjà, ne pas nous laisser dépasser
par nos débordements ? D'où partir et où construire ? de moi, de ma
bande de potes, de cette lutte, dans un ghetto, sous un olivier, sur
les ruines du désastre ? Comment concrétiser une vie en commun solide
sans éventer nos emportements ? Le grand silence, le tabou
révolutionnaire qui ne veut pas dévoiler la vanité de l'objectif de la
lutte, ou qui voudrait qu'elle se nourrisse d'elle-même, et l'intense
sentiment de ne pouvoir combattre en y sacrifiant la légéreté des rêves
qui mènent nos regards : l'esprit de sérieux ne nous prendra pas
l'énergie de nos luttes; l'énergie de nos luttes nous conduira toujours
à la vie que nous souhaitons mener parmi celleux nous aimons. Nous ne
laisserons pas ce monde se refermer sur nos rêves,
et ce sera...
...la violence d'un projectile pour nos entraves,
et la force d'une danse pour nos désirs...
En commun.
Autonomes.