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Lu sur Indymédia Paris : "CHAPITRE 1
07h30. C'était l'heure du réveil. Une douche, un café, une cigarette et j'étais paré pour embaucher une demi-heure plus tard. Comme tous les matins, en arrivant à l'usine je commençais par pointer. Ensuite j'allais aux vestiaires pour troquer mes fringues civiles contre mon bleu de travail floqué aux couleurs de mes exploiteurs de patron. La première chose qui allait changer aujourd'hui, c'est que cette fois, mon cerveau ne resterait pas dans mon casier, j'allais le garder avec moi.
Bien souvent, on regarde avec ses yeux et l'on croit que l'on voit. Alors qu'en fait, soit on ne voit rien, soit on voit partiellement, soit on a une image déformée de la réalité. Au moment présent, j'avais bien les mêmes yeux que d'habitude, mais ils ne voyaient plus la même chose. Avant, j'allais au taf sans me poser de questions. J'y allais sans passion, juste histoire que cela me procure de quoi subvenir à mes besoins. On peut dire que ça fonctionnait plutôt bien. Sur une semaine de 168 heures (7 x 24), je travaillais pendant quarante pour vivre comme un mollusque les 128 autres. Seules mes trois semaines de vacances à Arcachon l'été et mes quinze jours à la Bourboule l'hiver me donnaient l'impression de m'évader un peu.
Ce que je voyais, c'était la hiérarchisation à outrance. La division orchestrée à l'extrême pour servir un seul objectif : engraisser une poignée de nantis. Tout en bas, il y avait nous, les ouvrières et ouvriers. Juste au dessus, les contremaîtres. Ensuite, les cadres. Et pour finir, les patrons. Sans compter les éléments particuliers : les syndicats qui servent de fusibles, les créatifs qui vivent sur une autre planète et les actionnaires dont on ne sait rien de bien précis, en dehors du fait qu'ils préfèrent de loin exploiter de petites mains asiatiques plutôt que de nous exploiter un peu moins ici. Tout ce système reposait sur le stress que les uns infligeaient aux autres. Les cas de harcèlement moral et/ou sexuel étaient légion, mais c'était un sujet tabou que l'on se gardait bien d'aborder de peur que le dévolu du persécuteur ne s'abatte sur nous. Quand la grogne commençait à se faire sentir, c'est les syndicats qui entraient en action. J'ai déjà vu de grosses charognes dans ma vie, mais pas autant que ces organisations de vendus qui sont pires que des politicards assoiffés de pouvoir. Ce n'était même pas la politique du bâton et de la carotte, c'était juste la politique du bâton. Jamais je n'ai vu un bon travailleur se faire gratifier en récompense de ses efforts. En revanche, j'en ai vu beaucoup se faire sabrer parce qu'ils n'étaient pas jugés assez productifs.
Pas évident d'analyser tout ça. Tout le monde faisait comme moi, j'ai donc bien légitimement considéré que, jusqu'à présent, c'était ça la normalité si chère aux mondains qui vivent hors normes. Maintenant j'avais l'impression d'être comme David Vincent dans la série Les envahisseurs. J'avais l'impression d'être seul à comprendre ce qui se passait. Soit j'étais fou, soit c'était le monde entier qu'il l'était. C'est très flippant de se sentir parano. Heureusement, le malaise disparu très vite en repensant à mes lectures de la veille. Ce n'était pas que mon cerveau qui me disait que j'avais raison, c'était aussi mon cœur qui me poussait vers l'action. Dans ce cas, impossible de lutter contre soi-même, mieux vaut s'exécuter et suivre sa route.
C'est d'ailleurs ce que je fis. A quarante deux balais, je récupérai mon âme d'enfant et décidai de faire la première fugue de ma vie. J'étais attiré comme un aimant vers je ne sais quoi. Je n'arrivai plus à supporter la lourdeur du fardeau familial et professionnel. J'avais besoin d'oxygène. Sans rien dire à personne, je quittai mon poste de travail et me retrouvai tout ahuri dans la rue. Où aller ? Je n'en savais rien, alors j'ai suivi mon instinct.
La rue où se situait la sortie de l'usine n'offrait que deux possibilités : aller à gauche, ou à droite. Alors je suis parti à gauche [ah non, on n'est pas à la télévision ! Ici pas de héros qui virent à droite]. Ensuite, j'ai pris une rue, puis encore une autre jusqu'à m'arrêter devant un troquet qui m'avait l'air sympa.
J'ouvris la porte, puis après avoir lâché un bien timide « m'ssieurs, dames ! », je m'accoudai sur le magnifique comptoir en formica qui, vu son âge, avait dû voir passer quelques tonnes de viande saoule. Pas de patron à l'horizon, à l'exception d'un punk destroy qui devait avoir à peu prêt mon age avec plus de vécu, aucune âme qui vive. Il était attablé à quelques mètres de moi et me dévisagea de la tête au pied.
Toi tu as l'air complètement perdu… Tu es comme un mec qui vient de tout comprendre. me lança-t-il avec défiance
Ah ouais ? Et toi, tu vas me dire que tu as tout compris aussi ?
Of course ! Viens t'asseoir à ma table et partager ma bouteille.
J'acceptai son invitation, avec une certaine hésitation tout de même à l'idée de m'enfiler une horrible piquette par politesse. Je m'assis et le punk se leva afin de s'enquérir d'un verre pour ma modeste personne. Sans dire un mot, il le remplit, puis nous avons trinqué les yeux dans les yeux. Son regard serein et limpide me fit oublier que j'étais en train de porter à ma bouche un breuvage ignoble. Après la première gorgée, ce fut pour moi la surprise totale. Son vin était délicieux. Aussi je ne pus m'empêcher de m'exclamer :
Mais il est super bon ton vin !
Pourquoi serait-il mauvais ? Je ne sais pas de quoi demain sera fait. Je suis né avec une bombe à retardement en moi. Cette bombe s'appelle « mort » et je ne sais pas quand elle va exploser. Alors je profite du temps présent. J'ai organisé ma vie autour de ça.
Ce n'est pas un peu égoïste comme vision des choses ?
Non, pas du tout. La preuve, je t'ai offert à boire. Quand je travaille, je le fais toujours de gaîté de cœur. Quand je fais l'amour à une femme, je ne le fais pas par hygiène mais par goût de la chose. Quand je pars en voyage, je ne le fais pas pour la carte postale mais pour la découverte. J'ai plus de plaisir à chercher, découvrir, échanger, communiquer, festoyer… qu'à regarder la télé.
Tu es bien tout seul dans ton genre…
Pas du tout, on est beaucoup à vivre comme ça. Mais vu que cela ne se comptabilise pas, on ne sait pas combien on est.
Mais pourquoi vous ne faites rien pour nous, si vous êtes beaucoup ?
Son regard devint changeant. Il n'était pas agressif, mais comme rempli d'une force incommensurable. C'est alors que sa voix, auparavant posée, monta en volume et se transforma en une machine à gifler l'esprit.
Ah bon, on ne fait rien ? ! Ça fait plus de vingt ans que les punks prônent l'anarchy et la révolution. De tous temps, des humains libres ont dénoncé tous les excès et toutes les dérives de notre société. Les meilleurs d'entre eux ont d'ailleurs trouvé et testé des solutions viables pour que le monde tourne rond. Mais c'est peine perdue. Nous sommes noyés dans la masse. Nous ne pouvons rivaliser avec le flot d'informations trafiquées et la culture de supermarché que déversent sans discontinuer les sbires du capital. Notre seule chance d'arriver à quelque chose c'est… TOI !
Moâä ? ? ! ! !
Oui, Toââ ! Et puis aussi ta femme, tes gosses, tes collègues, tes amis… On a besoin de tout le monde pour que ça change. Si tu veux que ça marche. N'attend rien de moi, compte sur toi et tu verras qu'à la longue, les petits ruisseaux finissent toujours par former une grande rivière.
C'est bien la première fois que quelqu'un comptait sur moi pour faire quelque chose. Soit ce mec était fou, soit c'était une sorte de génie au sens mystique du terme. Toute cette philosophie de comptoir m'avait mis le gosier à sec… mais la bouteille était déjà vide. Je proposai donc à mon hôte de remettre ma tournée :
Tu m'as l'air fort sympathique. Je voudrais remettre ma tournée, où est le tavernier ?
C'est toi le tavernier. Tu es dans un bar autogéré. Les bouteilles sont là-bas, au passage tu mets cinq euros dans la caisse.
J'étais comme une poule qui vient de trouver un couteau. Au risque de paraître stupide, je demandai :
Mais où est le patron ? C'est toi ?
Quel patron ? ? ? Pas de gros mots ici, sinon tu sors direct ! Visiblement, tu as du mal à comprendre, alors je vais t'expliquer…
A suivre… et on va monter les BPM
Ce texte fait partie d'un ensemble qui traite d'autogestion par le biais de la fiction. Pour une meilleure compréhension du propos, il est plus que conseillé de commencer la lecture par les textes précédents celui-ci - au cas où vous ne les avez pas lu.
Vous pouvez les trouver dans l'ordre en cliquant les liens ci-dessous :