Printemps 1946, par une nuit sans lune, un petit bateau de pêche, après une première tentative infructueuse, la veille, due à une mer particulièrement agitée, débarquait discrètement sur une plage, entre Pasajes de San Pedro et San Sebastian, Antonio Tallez Sola, militant des jeunesses libertaires qui, pendant toute la traversée, caché sous une bâche, avait gardé son pistolet à portée de main n'ayant aucune confiance dans des contrebandiers qui pouvaient jouer sur tous les tableaux: vous faire payer votre passage et ensuite vous vendre à la Guardia civil. Tonio, qui ne négligeait aucun détail, était habillé de pied en cap de vêtements étiquetés en Espagne - combien d'autres camarades avaient été repérés par la Guardia civil à cause de costumes taillés en France - et n'avait même pas averti (organisation de son départ, afin d'éviter toute fuite. Pendant trois mois, il allait parcourir plusieurs régions d'Espagne - Madrid, les Asturies et la Catalogne - dans l'intention première d'y réaliser un film sur la guérilla et déjà avec cette volonté qui ne le quittera plus de sauver la mémoire des combattants antifranquistes, non pour en « faire des héros ou des martyrs, mais parce que ces lutteurs antifranquistes étaient des Hommes avec un grand H, ne méritant pas un silence qui serait le pire des crimes ».
Fils de cheminot, Antonio Tallez Sola est né à Tarragone le 18 janvier 1921 et émigre encore enfant avec ses parents à Soto de Rey aux Asturies où les événements d'octobre 1934 le marquent profondément. En juillet 1936, il est à Lérida où il adhéra à la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL). Après avoir vécu toute la période révolutionnaire à Lérida, Tarragone et Barcelone, il est appelé sous les drapeaux (classe dite des « biberons ») lors de l'avancée franquiste sur la Catalogne et de la Retirada de février 1939. Passé en France, il est interné, comme des milliers d'autres réfugiés, au camp de Septforids (Tarn-et-Garonne) réservé aux ouvriers spécialisés. En février 1940, il est envoyé comme ouvrier coffreur à la construction d'une poudrerie à Lannemezan (Hautes-Pyrénées). Après la signature de l'armistice de juin 1940, et pour éviter d'être renvoyé en camp, il s'enfuit et se réfugie dans le petit hameau de Cantaous-Tuzaguet où il travaille comme paysan jusqu'en septembre où il est arrêté et interné au camp d'Argelès-sur-Mer puis enrôlé dans la 321e Compagnie de travailleurs étrangers (CTE), envoyé en mars 1942 à Mande (Lozère) puis en février 1943 comme « fauteur de trouble » aux mines d'antimoine de Collet-de-Dèze. Dénoncé aux Allemands, il est transféré à Agde pour participer à la construction de fortifications. Après avoir saboté en mars 1944 la ligne de chemin de fer Perpignan-Béziers, il s'enfuit et se cache à Saint-Affrique dans l'Aveyron, où il travaille dans un hôpital. Menacé d'être déporté en Allemagne, il fuit à La Cavalerie où, en contact avec la Résistance, il organise l'évasion de prisonniers russes puis s'intégra à un maquis espagnol de la région de Decazeville et' participe en août aux combats pour la libération de Rodez avec la 9e brigade de FFI. En octobre 1944, comme de nombreux autres libertaires croyant à la chute imminente du régime franquiste, Antonio Tallez, sous le nom de « Tarra », participe à l'invasion du val d'Aran dans le cadre de l'opération Reconquista de Espana organisée par l'Union nationale espagnole (UNE) sous la direction du Parti communiste. Après l'échec de l'opération, il s'installe à Toulouse où, dans le cadre du Mouvement libertaire espagnol (MLE), il s'occupe de récupérer de l'armement pour les groupes qui partent en Espagne et rencontre la plupart des militants, Francisco Sabate Llopart « El Quico », José Lluis Facerias, Raul Carballeira Lacunza, Ramon Gonzalez Sanmarti, Ignacio Zubizarreta Aspas, et tant d'autres qui allaient laisser leur vie dans un combat incessant contre le franquisme.
En 1945, Antonio Tellez est nommé au Comité national de la FIJL, en France, aux côtés de Benito Milla Navarro, l'Argentin Raul Carballeira Lacunza, Juan Alcacer Albert et Liberto Sarrau Royes. En avril 1946, il démissionne du CN de la FIJL pour effectuer une mission en Espagne et s'intégrer à la guérilla. Après trois mois passés en Espagne, il rentre en France en juillet 1946 par Irun. C'est lors de ce voyage de retour que, dans un hôtel de SaintJean-de-Luz, il croise une nuit le jeune militant Diego Franco Cazorla « Amador Franco » en route pour l'Espagne, et avec qui il va discuter une partie de la nuit, et même se disputer, Antonio tentant en vain de convaincre son camarade de ne pas emporter avec lui, en plus d'un émetteur radio, de pesants et encombrants paquets de journaux (Ruts, Solidaridad Obrera, CNT), parce qu'« qu'il est trop con de risquer sa vie pour des journaux ». Tonio sera l'un des derniers à voir Diego vivant: arrêté à Irun peu après son passage de la frontière, Diego Franco Cazorla est condamné à mort et fusillé le 2 mai 1947 aux côtés d'Antonio Lopez, un autre militant des Jeunesses libertaires envoyé par l'exil pour y renforcer l'organisation à Barcelone.
En juillet 1947, représentant de la FIJL, Tonio participe au Festival mondial de la jeunesse à Prague, puis à un voyage en Yougoslavie dont il fait le récit dans l'hebdomadaire de la FIJL, Ruta (n° 117 à 120). Il publie de nombreux articles, dessins et une sorte de bande dessinée (Las aventuras del senor Coleta, 1949) dans l'ensemble de la presse libertaire de l'exil et plus particulièrement les hebdomadaires Ruta, CNT et Solidaridad Obrera. Lié à un petit groupe d'artistes, dont Antonio Garcia Lamolla, qui se réunissaient régulièrement autour du peintre Maurice Vlaminck, et suivant le modèle au début du siècle du supplément littéraire du célèbre organe anarchiste français les Temps nouveaux, il est en 1954 l'un des fondateurs avec Fernando Gomez Pelaez du supplément littéraire de Solidaridad Obrera (1954-1961, 96 numéros).
En 1957-1958, pour tenter de mettre un terme à l'immobilisme des responsables du MLE, il participe à la fondation du journal Atalaya (Paris, 1957-1958, sept numéros), entreprise qui sera condamnée par les organismes représentatifs du MLE. Lassé des luttes intestines, il cesse dès lors de militer et se consacre à recueillir l'histoire des groupes d'action libertaires en Espagne pour, d'une part, les revendiquer en tant que résistants antifranquistes et, d'autre part, en perpétuer la mémoire.
Devenu journaliste au secteur international de l'Agence France-Presse (AFP), il sera l'un des rares anarchistes à travailler pendant les événements de mai 1968, arguant du fait qu'il est plus qu'important de transmettre dans le monde entier les dépêches concernant ces événements.
Parallèlement, il se montre solidaire de tous les jeunes militants (Mouvement ibérique de libération, GARI) qui, dans les années 1970, vont renouer avec la lutte concrète contre le franquisme.
Apatride jusqu'en 1978 où il récupéré sa nationalité, il voyage pour la première fois d'une manière légale dans son pays avec sa compagne Armonia Perez, en pensant que la chute du franquisme allait enfin permettre de faire sauter la chape de plomb qui s'était abattue sur l'Espagne depuis quarante ans, et de revendiquer au grand jour ces milliers d'hommes et de femmes qui avaient donné leur vie ou au mieux avaient passé de longues années derrière les barreaux des prisons et pénitenciers. Malheureusement, la transition se fait sur un compromis historique entre les anciens franquistes et les partis et organisations dites démocratiques, et elle a un prix
« le silence sur le passé ». Antonio enrage de cette situation, d'autant que même le mouvement libertaire organisé et renaissant à l'époque participe à ce silence, ne revendiquant toujours pas la fine fleur de sa militance qui avait laissé la vie dans un combat sans espoir contre le terrorisme d'État. La plupart des livres d'AntonioTellez sur le sujet, traduits dans de nombreuses langues, n'ont jamais, à de très rares exceptions, été annoncés ni même critiqués dans la presse libertaire tant de l'exil qu'en Espagne. À part les siens, rares ont été les articles consacrés à la résistance et à la guérilla parus dans des organes du mouvement anarchiste espagnol. Cela mettait Tonio dans une colère noire, surtout quand il constatait l'empressement des communistes à annexer et à s'accaparer cette résistance.
Après avoir pris sa retraite en mars 1986, Tonio s'installe près de Céret (PyrénéesOrientales) et collabore à la nouvelle presse libertaire espagnole (Cultura Libertaria, Historia Libertaria, Polemica, etc) tout en continuant son travail de mémoire sur la résistance en Espagne et l'aide apportée à des dizaines de chercheurs, historiens, militants intéressés par le sujet. Également membre du Centre international de recherches sur l'anarchisme (CIRA), Antonio Tellez a activement participé à l'élaboration et à la conception de deux des bulletins édités par l'annexe de Marseille: Les anarchistes espagnols dans la tourmente (1989) et La presse libertaire espagnole pendant la clandestinité (1995).
Antonio, dont certains craignaient les colères, était d'une générosité sans limites et pratiquait un humour ravageur, mais il ne supportait pas que l'on manque à une parole donnée. Il se faisait un point d'honneur à répondre sur-le-champ à n'importe lequel de ses nombreux correspondants, à leur envoyer tout document ou photo pouvant les aider dans leurs recherches, bref à partager son immense savoir, toujours dans ce but obsédant que la mémoire fait partie du présent et du futur. Pour lui, les révolutions ne pouvaient être une réalité que s'il existait des révolutionnaires. Et si aujourd'hui il n'y en avait pas, alors il fallait créer des consciences libres pour que le peuple se soulève. Ses livres devaient aussi servir à entretenir cette petite lueur d'espoir.
Antonio Tellez, dont les forces déclinaient depuis l'été dernier, mais qui, jusqu'aux derniers jours, assuma son travail d'historien, -rédigeant. des fiches pour un dictionnaire biographique des guérilleros et résistants antifranquistes sur lequel nous travaillons depuis plus de dix ans, est mort le 26 mars 2005 à Perpignan où il a été incinéré le mardi 29. Il nous laisse orphelins, nous pour qui il était plus qu'un frère, un compagnon, un ami, un anarchiste pur comme il y en a si peu.
Je pense à vous, Moni sa compagne, Juan Busquets Verges avec qui il était retourné, il n'y a pas si longtemps, retrouver les ruines du Mas Tartas qui servait à l'époque de base de départ pour les guérilleros libertaires, Patrick à Barcelone, Micha, Moska et Moustique, fidèles parmi les fidèles et me duele el alma.
Rolf Dupuy
Oeuvres :
Un album de dessins en couleurs (1948, non paru); La querrilla urbana, Facerias (Ruedo Iberico, 1974) ; El guerrillero Agustin Remiro Manero y el batallon de Ametralladoras C (inédit); Apuntes sobre Antonio Garcia Lamolla y otros andares (Vitoria); La lucha de] movimiento libertario contra el franquisme (Éd. Virus, 1991) ; Historia de un atentado aereo contra el general Franco (Éd. Virus, 1993) ; El MIL y Puig Antich (Éd. Virus, 1994) ; La red de evasion del grupo Ponzan: anarquistas en la guerre secreta contra el franquisme y el nazisme, 1936-1944 (Éd. Virus, 1996) ; A guerrilla antifranquista de Mario de Langullo « 0 Pinche » (Éd. A Nosa Terra, Vigo, 2000) ; Sabaté, guerrilla urbana en Espana, 1945-1960 (Éd.Virus, 2001); 30 alios de Ruta en el exilio 1944-1975 (inédit); Facerias: guerrilla urbana, 19391957 (Éd. Virus, 2004) ; Garcia Tella, apuntes para un eventual biografia (inédit); et de très nombreux articles parus dans la presse de l'exil et en Espagne ainsi qu'une collaboration très active à de nombreux ouvrages et émissions de télévision traitant de la guerre d'Espagne et de la Résistance.
Le Monde libertaire #1394 du 14 au 20 avril 2005