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À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les anarchistes individualistes remettaient en cause, à la suite des socialistes utopiques, l’ensemble des institutions sociales, étatiques et religieuses qui encadraient les relations amoureuses : le mariage et la famille patriarcale, l’interdiction des comportements sexuels non procréateurs. Les militantes féministes y ajoutaient la nécessité de libérer la sexualité des femmes, l’encadrement des relations amoureuses étant un outil du patriarcat pour l’oppression des femmes.
Anarchiste et animatrice d’un orphelinat ouvrier, Madeleine Vernet écrivait en 1907 dans le journal individualiste L’Anarchie : « L’amour libre ne peut être de l’immoralité puisqu’il est une loi naturelle ; le désir sexuel ne peut être une immoralité puisqu’il est un besoin naturel de notre vie physique. » D’autres façons de vivre sont pensées.
En 1923, la féministe socialiste Madeleine Pelletier comparait les avantages du célibat et du mariage et en tirait une conclusion qui donna son titre à une brochure : Le célibat, état supérieur. « La femme affranchie n’a […] pas la haine de l’homme en tant que sexe, écrivait-elle ; elle ne déteste que la servitude et c’est pour y échapper qu’elle se refuse au mariage. » Pelletier imaginait même que « l’humanité de l’avenir vivra à l’hôtel ». Des hôtels dotés d’équipements collectifs et permettant de vivre célibataires mais pas seul-e-s : « Chacun vit chez soi et a des camarades de l’autre sexe. »
Selon Céline Beaudet, les « milieux libres », tentatives de vie communautaire anarchiste, essayèrent d’appliquer le principe selon lequel on devait faire « abstraction complète des sexes : on ne connaîtra que des individus libres ». Mais la mise en pratique s’avéra difficile : la jalousie persistait, les femmes manquaient (ou arrivaient en couple), et elles craignaient que la libération sexuelle ne tourne à leur désavantage et ne soit qu’un moyen d’assouvir les besoins masculins.
L’intellectuelle individualiste Sophie Zaïkowska, cofondatrice de la colonie de Vaux (Aisne) en 1902, se plaignait de cette mentalité : « La femme est […] prédestinée à l’amour, légalisé chez les gens comme il faut, libre chez les anarchistes. Son esprit peu cultivé est fixé sur ce seul point : il faut qu’elle plaise à tout prix. » Sophie Zaïkowska mena elle-même une expérience d’amour pluriel de 1913 à 1924, « ce qui nous permit à tous les trois d’être heureux, de nous améliorer et de faire un peu de bien », commenta-t-elle plus tard.
Cette approche accompagnera les évolutions qualifiées de « libération sexuelle » dans les années 1960 mais sera critiquée comme ne tenant aucun compte de la socialisation de la sexualité et de l’amour.
La commission antipatriarcat
• Anne Archet, L’amour libre, http://archet.net • Céline Beaudet, Les Milieux libres. Vivre en anarchiste à la Belle Époque en France, Éditions libertaires, 2006.
Le concept de couple semble irréductible. Il est pourtant possible de penser autrement.
La libération sexuelle des années 1960-1970 a été une libération de la parole et de l’admissibilité sociale des comportements sexuels non procréateurs, autrement dit le sexe en-dehors du mariage, l’homosexualité et la masturbation… En France, la légalisation de la pilule et de l’avortement, respectivement en 1967 et 1975, a permis une sexualité libérée du risque de grossesse non désirée. Des expériences de vie communautaire suivront.
Mais il n’y a pas, ni dans ces années-là, ni jusqu’à maintenant, de remise en cause collective et visible du concept de couple, considéré comme horizon indépassable de l’amour. Il en va de même pour la famille, qu’elle soit hétéro ou homoparentale. Toutefois, de petits groupes ou des individus s’interrogent et expérimentent d’autres formes de relations, basant leur critique du couple sur une cohérence avec les idées anarchistes. La critique porte sur l’exclusivité amoureuse, qui enferme chacune et chacun dans la nécessité d’être tout pour l’autre, qui fait qu’un nouvel amour doit forcément remplacer le précédent, qui oblige à choisir entre homosexualité et hétérosexualité.
À ces arguments défendant la liberté individuelle, on peut ajouter des arguments basés sur la remise en cause de l’ordre social. Dans notre société, le couple hétérosexuel, permet l’oppression et l’exploitation des femmes (il est aussi le lieu privilégié de la violence). Le couple est la base de la famille où se reproduit l’ordre social actuel par l’apprentissage de la hiérarchie et de l’autorité.
Une analyse originale de Vincent Cespedes dans son essai Je t’aime, est que l’amour exclusif survit parce qu’il sert le marché : « une fois les gens enferrés dans des couples minable, une routine dépravante, seule la consommation leur permet d’oublier ».
Le couple qui dure longtemps et dont les deux membres s’aiment est une invention récente . Longtemps, les relations amoureuses n’ont pas été codifiées, ont été multiples et brèves. Quand le couple durable s’est établi, il a été de convenance, imposé par les parents et l’amour n’y avait pas sa place. Pour des raisons économiques, le mariage a mis plus longtemps à s’imposer dans les classes sans richesses à transmettre. Si pendant longtemps et sans pression, les relations entre les hommes et les femmes ont été multiples et brèves, si les sentiments et le désir changeaient d’objets, on peut se demander comment on en est arrivé à l’amour exclusif pour une personne, avec l’ambition de le faire durer quarante ou cinquante ans.
Pascale Noizet, dans L’Idée moderne de l’amour et à travers l’étude des romans d’amour, émet l’hypothèse que cet amour a été socialement construit et imposé aux femmes pour permettre la mise en place d’un rapport de production particulier : la gratuité du travail ménager et de l’élevage des enfants. En somme, le rôle social de l’amour serait d’humaniser et de brouiller les rapports de sexe, rendant ainsi possible l’oppression grâce au consentement des opprimées.
La commission antipatriarcat
• Brochure Iosk, Contre l’amour, http://infokiosques.net • Collectif, Au-delà du personnel, éditions ACL, http://ateliber.lautre.net • Vincent Cespedes, Je t’aime. Une autre politique de l’amour, Flammarion, 2003. • Pascale Noizet, L’Idée moderne de l’amour. Entre sexe et genre : vers une théorie du sexologème, Kimé, 1998. • Jacques Attali, Stéphanie Bonvicini, Amours, histoire des relations entre les hommes et les femmes, Fayard, 2007.