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Tu viens de publier aux éditions Page Deux La Préhistoire du capital. Tu y analyses le cheminement à travers lequel s’est formé le capital, ce rapport de production qui donne naissance au capitalisme. Pourquoi s’intéresser à un tel sujet ?
Alain Bihr : Il y a à cela essentiellement deux raisons. D’une part, cet ouvrage prend place dans une tétralogie consacrée à l’analyse de l’ensemble de ce que je nomme « le devenir-monde du capitalisme » : le processus historique par lequel le capitalisme s’est constitué, dans le mouvement même par lequel il a progressivement, bien qu’inégalement, soumis l’ensemble des formations sociales de la planète, l’humanité entière en définitive. Processus qui vient d’entrer dans une nouvelle phase depuis un bon quart de siècle avec ce qu’on nomme couramment mais d’une manière tout à fait confuse « la mondialisation ». La Préhistoire du capital constitue le premier volet de cette tétralogie, dans laquelle j’analyse la formation de ce rapport de production qu’est le capital, jusqu’au moment où il a été en capacité de se lancer, précisément, à la conquête du monde. D’autre part, il s’agissait pour moi de revenir sur cette préhistoire, sur cette histoire du capital d’avant le capitalisme, notamment pour régler une bonne fois son compte à ce que j’appelle la « légende libérale ».
En effet, tu démontes cette « légende libérale » de la formation du capitalisme, due en partie à Adam Smith. En quoi consiste-t-elle et quelles en sont les implications ?
Alain Bihr : Tout simplement dans l’idée que le capital comme rapport de production et que le capitalisme comme mode de production résulteraient pour l’essentiel simplement d’une expansion de la sphère de la circulation marchande. En gros, il aura suffi de laisser la dynamique des échanges marchands opérer pour que, tout naturellement, le capital se forme et que le capitalisme en résulte. Cette idée, en effet mise en forme par Adam Smith, constitue le viatique le plus commun de la pensée économique, notamment libérale et néolibérale, depuis deux siècles. Mais elle imprègne aussi encore très fortement les études historiques et sociologiques sur les origines du capitalisme, à quelques très rares exceptions près. Or cette idée est fausse de part en part. Elle méconnaît totalement l’originalité du capital comme rapport de production, fondée, comme l’a bien compris Marx, sur l’expropriation des producteurs, condition sine qua non pour que, non seulement la plus grande part du produit du travail social puisse prendre une forme marchande, mais encore pour que les conditions du processus de production lui-même - moyens de production et forces de travail -, deviennent marchandises. Or il s’en faut de beaucoup pour que cette expropriation puisse s’expliquer seulement par l’extension de la circulation marchande. Bien au contraire, loin que ce soit cette extension qui explique cette expropriation, c’est la seconde qui explique la première. C’est donc elle qu’il faut commencer par expliquer.
Précisément, cette explication, tu la cherches dans la comparaison entre les destins de trois civilisations : le monde asiatique, le monde méditerranéen antique et le monde européen médiéval. Quelles sont leurs différences du point de vue de la formation du capital ?
Alain Bihr : En fait, je n’ai fait que reprendre les indications laissées par Marx dans quelques passages épars de son œuvre, le principal étant le fameux développement qu’il consacre dans ses Fondements de la critique de l’économie politique aux “ formes ayant précédé la production capitaliste ”. Dans ce passage, il suggère nettement que, sur la base de la forme dite “ asiatique ” de production, l’expropriation des producteurs devait nécessairement rester limitée ; tandis que, sur la base de la propriété foncière antique méditerranéenne, cette expropriation pouvait assez largement se développer, mais en aboutissant non pas à la formation du capital mais à l’extension de l’esclavage, dont le blocage devait conduire à la décadence du monde antique. Ce n’est que sur la base et dans le cadre des rapports féodaux de production - une exception historique puisqu’elle n’apparaît en somme qu’en Europe occidentale et au Japon -, mais en conflit avec eux, que le capital pouvait pleinement développer ses présupposés et ses conditions.
Pourquoi ?
Alain Bihr : Impossible de répondre en quelques mots. Il me faut renvoyer à l’ouvrage lui-même, dans lequel je montre en quoi les principales caractéristiques des rapports féodaux de production, à savoir le servage, à la fois si proche et si différent de l’esclavage, l’émancipation des villes de l’administration économique et politique de la propriété foncière et du travail agricole, l’émiettement du pouvoir politique au sein de la hiérarchie féodale, ont été autant de facteurs qui ont favorisé, de manière contradictoire, l’émergence et le développement des conditions de la formation du capital comme rapport de production.
Dans ton analyse, tu accordes une grande importance aux luttes de classes. En quoi ces luttes étaient-elle différentes dans cette « préhistoire du capital » de ce qu’elles sont aujourd’hui ?
Alain Bihr : C’est là en effet un autre angle d’attaque de la légende libérale. Loin de voir la formation du capital comme le seul résultat d’un procès automatique et aveugle, j’essaie de montrer comment elle a résulté d’un processus de luttes sociales et politiques, d’ailleurs souvent extrêmement complexe et confus. Luttes que l’on ne peut qualifier de luttes de classes rétrospectivement qu’à la condition de bien comprendre que c’est aussi précisément ces luttes qui font émerger, très lentement, les différentes classes sociales, à commencer par la bourgeoisie, au sein de formations sociales qui se structurent encore pour l’essentiel en castes et en ordres. Telle est sans doute la différence majeure avec notre époque.
En quoi ton travail sur l’origine du capitalisme nous éclaire-t-il sur son état actuel et, éventuellement, sur ses failles ? Quel avenir du capitalisme sa préhistoire dessine-t-elle ?
Alain Bihr : Le rapport entre les deux n’est évidemment pas immédiat. Mon travail n’a, de prime abord, qu’un intérêt et une portée théoriques. Il n’est cependant pas non plus totalement déconnecté des enjeux politiques du moment. D’une part, là encore contre la légende libérale, il met en évidence que le capitalisme n’a rien de naturel ou de normal, qu’il n’est nullement l’horizon nécessaire et indépassable de l’histoire, qu’il est au contraire une longue et laborieuse construction sociale. Or ce qui a été construit peut aussi être déconstruit et, avec les matériaux accumulés, autre chose peut être construit à sa place. D’autre part, mon travail montre clairement toute la distance qui sépare la forme marchandise d’une part, du capital comme rapport de production d’autre part, en dépit du fait que le second emprunte la première. Cela ne me paraît pas moins nécessaire pour lutter contre les illusions réformistes qui fleurissent au sein du mouvement dit altermondialiste. Il ne suffit pas en effet de proclamer que “ le monde n’est pas une marchandise ” sans se demander ce qui fait que tout tend à y devenir marchandise, autrement dit sans poser la question des rapports capitalistes de production et, par conséquent, celle du régime de propriété des moyens de production que ces rapports impliquent.
Comment La Préhistoire du capital s’articule-t-elle avec ton précédent ouvrage, La Reproduction du capital, également paru aux éditions Page Deux ? Et quelle sera la prochaine étape de ton analyse ?
Alain Bihr : Comme je le disais précédemment, La Préhistoire du capital est le premier volet d’une tétralogie consacrée au « devenir-monde » du capitalisme. La prochaine étape sera donc consacrée à l’analyse de la première période de ce devenir-monde : après avoir montré comment les conditions de la formation du rapport capitaliste de production se sont accumulées au cours du Moyen Âge européen, il s’agit de montrer que le parachèvement de ces rapports a eu pour condition l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe qui se produit à partir de la seconde moitié du XVe siècle et qui conduit l’Europe à réorganiser autour d’elle et sous sa domination et dépendance une bonne partie du monde. Sans cette expansion, jamais ce que Marx appelle « l’accumulation primitive du capital », en fait le parachèvement des rapports capitalistes qui va aboutir à ce qu’on nomme ordinairement « la révolution industrielle », n’aurait pu avoir lieu, ou du moins aussi vite. C’est ce à quoi je travaille actuellement. Quant à la manière dont cette analyse du devenir-monde du capitalisme s’articule avec mon précédent travail, je dois renvoyer à la conclusion de La Reproduction du capital, où j’expose le programme théorique que j’ai élaboré à la suite de cette dernière. La tétralogie en cours sur le devenir-monde du capitalisme n’est elle-même que l’exécution d’une partie de ce programme. J’en ai donc encore pour quelques lustres !
[Propos recueillis par Laurent Scapin (Alternative libertaire 93)]
Alain Bihr, « La Préhistoire du capital », éditions Page Deux, octobre 2006, 450 pages, 38 euros.
Entretien paru dans « Alternative libertaire » de janvier 2007.
Premier volume d’une tétralogie consacrée au « devenir-monde » du capitalisme, l’ouvrage d’Alain Bihr fait la généalogie d’un système entré, depuis trente ans, dans une nouvelle phase de son développement, la « transnationalisation ». Contre une vision strictement « économiste » de l’histoire, il insiste sur la capacité des mouvements sociaux à peser sur le cours des événements.
Alain Bihr ambitionne de produire une théorie et une histoire du capitalisme qui mettent en cause le discours dominant sur la mondialisation. En effet, produire une théorie du capitalisme comme « devenir-monde », c’est, pour l’auteur, s’opposer à la théorie selon laquelle la mondialisation du capitalisme serait un phénomène récent, guère antérieur aux années 1970. Or, le capitalisme n’a pas le monde comme point d’arrivée, mais comme condition de départ. La notion de monde a deux sens, à savoir d’une part, l’espace planétaire, et d’autre part, le fait que le capitalisme soit une unité globale originale. La notion de « devenir » indique qu’il s’agit de saisir la totalité du processus qui a permis au capitalisme de s’universaliser et non pas de se concentrer sur la dernière étape. Il s’agit d’un devenir-monde, non pas du capital, mais du capitalisme, c’est à dire de l’ensemble des déterminations de ce mode de production, qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles.
Rôle de l’État
Alain Bihr est un sociologue « marxien », c’est-à-dire qu’il se réfère à Marx en dehors de la vulgate marxiste, dont il critique les excès économistes. Deux traits essentiels ressortent de l’introduction théorique de son ouvrage. D’une part, il insiste non sur la détermination de l’histoire par les forces productives (moyens de production et force de travail), mais sur le rôle moteur de la lutte des classes (les conflits sociaux). La conséquence en est l’insistance, dans sa théorisation matérialiste de l’histoire, sur les rapports sociaux de production - l’esclavage dans la société antique, le servage dans le féodalisme et le salariat dans le capitalisme. C’est un rapport donné de production qui conditionne la possibilité d’apparition du capitalisme. D’autre part, il accorde une place réelle aux institutions et aux conditions subjectives, réévaluant en particulier le rôle de l’État dans la formation du capitalisme en s’appuyant sur un manuscrit de Marx, les Grundrisse.
Homogénéisation, fragmentation, hiérarchisation
La théorie du capitalisme comme devenir-monde s’oppose à la thèse libérale qui fait du capitalisme une simple extension de l’échange marchand... et donc du capitalisme un développement naturel. Alain Bihr distingue trois périodes dans le processus de reproduction du capital : la période « anténationale » (1450-1800), la période « internationale » (1800-1975), la période « transnationale » qui commence en 1975 et qui correspond à ce qu’on appellerait, à tort, la « mondialisation ». Cette périodisation est déterminée par le rapport à l’État du procès de reproduction du capital.
Alain Bihr distingue en outre trois moments de structuration du monde capitaliste. Le moment d’« homogénéisation » serait la tendance du monde capitaliste à l’unification et à l’uniformisation. Mais parallèlement à cela, le capitalisme maintient une pluralité d’États et de formations sociales : il s’agirait du moment de « fragmentation ». Le dernier élément de structuration est le moment de « hiérarchisation », qui correspond aux inégalités de développement entre les différents espaces du monde capitaliste. Ce dernier moment peut être comparé aux rapports de « centre-périphéries » utilisés par les auteurs marxistes inspirés par Fernand Braudel, comme Immanuel Wallerstein [1]. Ces trois moments sont à l’œuvre, de façon simultanée, durant tout le procès de reproduction du capital.
L’intérêt de « La Préhistoire du capital », se situe dans sa démarche générale non dogmatique, qui étudie les faits historiques sans essayer de les faire adhérer de force au schéma marxiste. Les libertaires seront particulièrement sensibles à l’observation du rôle de l’État dans la reproduction du capitalisme. L’importance accordée, en outre, à la lutte des classes, et non aux forces productives, a pour conséquence, contre une vision économiste déterministe qui fait de la transformation sociale une simple conséquence de l’accroissement des forces productives, de donner un rôle central aux mouvements sociaux dans l’évolution historique.
[Irène (AL Montrouge)]
Alain Bihr, « La Préhistoire du capital », éditions Page Deux, octobre 2006, 450 pages, 38 euros.
[1] Les pages 62 à 73 de l’ouvrage sont consacrées à une discussion comparée entre la conception d’Alain Bihr et celle des « marxistes braudeliens ».