"Les gestionnaires actuels n'ont aucun intérêt à laisser modifier un système social, politique et technicien qui leur est grandement profitable. » (Michel Bounan)
« Naïvement, nous pensons que la catastrophe écologique à venir est redoutée par les hyper riches. [...] Mais non ils la souhaitent, ils aspirent à l'exacerbation, au désordre, ils jouent à se rapprocher toujours plus de la limite invisible du volcan, ils jouissent de l'excitation que procure un comportement si évidemment asocial. » (Hypothèse d'Hervé Kempf)
L'hypothèse de la catastrophe devient réalisteComment les riches détruisent la planète: le titre résume bien le propos de ce livre d'Hervé Kempf paru en janvier aux éditions du Seuil. C'est un cri d'alarme, accablant: on consomme davantage de ressources écologiques que la planète n'en produit. Les écosystèmes ne pouvant plus répondre aux demandes des générations futures, on peut craindre un seuil au-delà duquel des phénomènes irréversibles s'enclencheront. Et avec cette crise écologique, c'est toute la civilisation qui est menacée, car le changement climatique n'est qu'un volet de la crise globale, qui se manifestera (ou se manifeste déjà) par des épidémies, des migrations, un chômage toujours plus élevé, des guerres, etc. Et l'auteur de nous démontrer point par point quel est le désastre écologique annoncé, ses causes, et les seules solutions possibles pour le limiter.
S'ensuit la question suivante: pourquoi rien ne change? Balayant d'une phrase le leurre du « développement durable », il affirme que si rien ne bouge, « c'est parce que les puissants de ce monde le veulent » - diffusant pour cela une idéologie dominante (la croissance), relayée complaisamment par les médias. Et il le prouve, rappelant au passage que la misère augmenté et se mondialise, que les inégalités progressent, au profit d'une oligarchie mondiale. Mais pour réduire la pauvreté, il n'y a qu'une solution: « abaisser les riches ».
S'appuyant sur les travaux d'un économiste trop peu lu, Thorstein Veblen et sa Théorie de la classe de loisir publié en 1899 aux États-Unis, l'auteur montre clé quelle façon les puissants de ce monde déterminent les modes de vie de leur époque et poussent à la consommation. Dans un chapitre qui serait hilarant si les conséquences n'en étaient tragiques, il nous décrit comment les « ploutocrates » dépensent leur argent. Or les besoins ne sont pas infinis... et ce sont les pauvres qui subissent prioritairement les effets de la crise écologique. Nous sommes entrés dans un monde où le rendement augmente sans cesse et pourtant les masses laborieuses travaillent plus que jamais, car le besoin de consommation peut être étendu à l'infini.. L'auteur préconise donc la « décroissance des biens matériels » , seule solution capable d'éviter l'épuisement des ressources terrestre. Pour Veblen, déjà, « la croissance n'est pas la solution ».
Évidemment, à la fin de la lecture, on se demande: que faire? La solution proposée par Kempf dans une boutade paraît assez timide
instaurer un « RMA » - revenu maximal admissible... L'essentiel n'est pas là, mais dans l'affirmation de la nécessité de renverser le rapport de forces. Et il y a urgence, . car le risque est grand: « La ruse de l'histoire serait même qu'un pouvoir autoritaire se targue de la nécessité écologique pour faire accepter la restriction des libertés sans avoir à toucher à l'inégalité ».
Crises écologique et sociale deux facettes d'un même désastre Rien de bien nouveau, sans doute, pour les lecteurs et lectrices du Monde libertaire, sauf que Kempf aborde tous ces sujets (épuisement des ressources planétaires, catastrophes écologiques, inégalités sociales, répression des pauvres, surveillance intégrale, attaques contre les libertés publiques...) en les mettant en relation. Il a le mérite d'articuler avec talent « la préoccupation écologique » « à une analyse politique radicale des rapports actuels dé domination ». Dans une démonstration logique et implacable, il montre comment l'oligarchie dominante n'a plus besoin de la démocratie, cherche à se débarrasser des libertés publiques et édicte l'état de guerre permanent contre les pauvres.
Une telle approche transversale est originale et, qui plus est, dans un petit bouquin (148 pages, avec des références claires), écrit dans une langue claire et s'appuyant sur des faits précis, loin de toute polémique.
Rares sont en effet les analyses qui allient pensée écologique et pensée sociale - sauf (trop rarement encore!) dans les colonnes du Monde libertaire. Et ne parlons même pas du petit monde de la politique française, où la croissance et le productivisme ne sont (presque?) jamais remis en cause. On. ne peut que regretter l'absence de pensée écologiste authentique chez les militant.e.s d'extrême-gauche, et le manque de perspective sociale chez les partisan.e.s de la décroissance - sans parler de ceux que Kempf nomme les « écologistes niais » (« Candides camarades, il y a de méchants hommes sur terre. Si l'on veut être écologiste, il faut arrêter d'être benêt »!) Son livre est un double appel: « aux écologistes, de penser vraiment le social et les rapports de force, à ',I ceux qui pensent le social, de prendre réellement la mesure de la crise écologique qui conditionne aujourd'hui la justice ».
"Et renaît l'envie de refaire le monde... "Certain.e.s, peut-être, diront que l'auteur n'est pas révolutionnaire: sans doute, mais qu'importe puisque son propos l'est! Actuellement journaliste au Monde - qu'il épingle au passage -, Kempf s'est spécialisé depuis plus de vingt ans dans l'écologie. C'est une des forces de ce I,I livre: l'auteur n'était pas un convaincu d'avance, juste un journaliste honnête qui fait son travail et qui tire les conclusions qui s'imposent des faits qu'il recense. Un esprit logique, en somme, et libre.
Certainement, tout le monde pourra s'y retrouver: des militant.e.s d'ATTAC, qui y verront un appel à taxer les capitaux, aux anarchistes pour qui seule une révolution sociale pourrait changer l'ordre des choses. Et si l'auteur n'appelle pas à la révolution, il n'en reste pas moins que son livre met à l'ordre du jour deux messages clairs: partage des richesses et décroissance des biens matériels. Le tout avec des références utiles, un peu d'optimisme, et pas mal d'humour. Alors ne boudons pas notre plaisir et sautons sur l'occasion de lire et faire connaître ce livre, en espérant que le message soit entendu dans des cercles plus larges que les milieux rouges et verts.
Et pour ceux et celles qui souhaitent prendre du recul, il y a l'excellent dernier ouvrage de Michel Bounan, la Folle Histoire du monde (paru en 2006), qui, sur le même thème, propose une approche différente, annonçant lui aussi « une guerre civile à l'échelle de notre mondialisation moderne » et - ce qui n'est pas fréquent chez Bounan - conclut également sur une note, sinon optimiste, du moins pas totalement désespérée.
Et comme « un révolutionnaire ne peut pas poser des limites à son désir de lucidité » (selon les mots de Castoriadis, dans l'Institution imaginaire de la société, cité sur le site internet des Renseignements Généreux), c'est là le genre d'ouvrage que tout.e militante se doit d'avoir en mains.
Caroline Granier
Groupe La Rue de la Fédération anarchiste
Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, le Seuil, 2007, 148 p, 14 euros
Michel Bounan, la folle histoire du monde, édition Allia, 2006, 153 p, 9 euros
Le Monde libertaire #1468 du 8 au 14 mars 2007Entretien avec Hervé Kempf dans l'émission
Là bas si j'y suis