Lu sur
refractions : Georgescu-Roegen1, le père de la bioéconomie, a été le premier à présenter la décroissance comme une conséquence inévitable des limites imposées par les lois de la nature (Georgescu-Roegen, 1979).
Si l’on veut saisir pour quelles raisons l’approche traditionnelle à la croissance économique, théorisée par les économistes néo-classiques et diffusée par les défenseurs de la globalisation et de la pensée unique, n’est pas soutenable, il faut partir de la critique de Georgescu-Roegen. Cette dernière s’articule en deux points, j’y ajouterai ma conclusion en proposant un parcours vers une économie soutenable (Bonaiuti, 2001).
1. La théorie traditionnelle de la croissance est basée sur une fonction agrégée de production néo-classique. En d’autres termes, la théorie néo-classique prône une parfaite substitution entre les ressources naturelles et le capital fabriqué par l’homme. Affirmation qui est à la base de la définition néo-classique de développement soutenable. Cela signifie, comme l’a soutenu Solow, qu’« il n’y a en principe aucun problème, le monde peut, en effet, aller de l’avant sans ressources naturelles » (Solow, 1974, p. 11). On peut démontrer toutefois que cette affirmation viole les lois de la thermodynamique. Si, et les néo-classiques l’affirment, la fonction de production n’est qu’une recette, Solow et Stiglitz 2 assurent que l’on pourra, avec une moindre quantité de farine faire une pizza plus grande en la cuisant dans un four plus grand (ou avec deux cuisiniers au lieu d’un). Cette formule, de toute évidence, ne respecte pas l’équilibre des matériaux : une lecture diverse de la loi première de la thermodynamique. 2. Depuis toujours, les économistes orthodoxes ont défendu la croissance des attaques des écologistes avec une multitude d’arguments dont le noyau théorique se base sur le concept de progrès technologique. L’idée fondamentale est que le progrès technologique consentira, comme il l’a fait par le passé, de « relâcher les liens », permettant de la sorte de produire une quantité majeure de biens en utilisant une quantité mineure de matière et d’énergie. Ce phénomène, appelé dématérialisation du capital, a suscité un vif intérêt chez les économistes qui en ont vanté les potentialités pour la new economy en particulier. Le parcours du capitalisme fordiste, avec ses usines enfumées, à la civilisation on line, comporterait selon ces auteurs, le passage définitif à une économie légère, à un processus productif propre, caractérisé par une très basse consommation de ressources naturelles et, partant, par une pollution extrêmement réduite. Je ne veux pas nier qu’il s’agit là d’un phénomène significatif.Toutefois la théorie bioéconomique a des objections soutenues sur ce point.
Il est certain que le secteur des technologies informatiques et plus généralement les secteurs impliqués dans la new economy sont en mesure de produire du revenu avec un moindre emploi de ressources naturelles. Malgré cela, nous nous demandons jusqu’à quel point les nouvelles technologies sont des substituts, ne représentent-elles pas plutôt des compléments aux technologies traditionnelles? En d’autres termes, un plus grand nombre de sociétés de logiciels ou de consultants financiers impliquera-t-il forcément une diminution de la production de voitures ou d’énergie électrique? Alors que la consommation de nombreuses ressources par unité de produit a effectivement diminué dans les pays les plus avancés, la consommation absolue de nombreuses ressources-clés continue à augmenter.
Même si l’augmentation de la consommation absolue est due en partie à la croissance de la population, le modèle fonds/flux de Georgescu-Roegen nous suggère une intéressante interprétation de ce phénomène. Les nouvelles technologies demandent, comme toute forme de capital (fonds), un flux de ressources pour être maintenu « dans des conditions d’efficience ». Mais, peut-on se demander ce que la production de capital au contenu technologique élevé (qui est aussi et surtout un capital humain) demande en termes de ressources pour son propre maintien. Il est fort probable qu’un ingénieur occidental, employé dans une société produisant des ordinateurs utilise directement moins de capital naturel que n’en utilise un travailleur indien employé dans un établissement pour la production de colorants. Toutefois combien de capital naturel demande la production sociale d’un ingénieur, et des technologies informatiques en général? Peut-on produire des ordinateurs sans se rendre en voiture à son travail ou sans disposer d’une maison pourvue de tous les conforts ? Les infrastructures et les institutions nécessaires aux démocraties avancées promotrices d’innovation technologique ne demandent-elles pas, elles aussi, un montant significatif de capital manufacturé, humain et naturel pour pouvoir s’auto-maintenir? De plus, peut-on imaginer que les pays moins avancés puissent arriver à utiliser les nouvelles technologies (si tant est qu’ils y parviennent) sans passer par une phase prolongée d’industrialisation? Autrement dit la production de technologie avancée implique un flot continu d’inputs 3 provenant des processus de transformation de type traditionnel, qui demandent à leur tour des quantités croissantes de ressources naturelles. Enfin, même si le progrès technologique peut effectivement réduire les quantités d’énergie employées dans certains secteurs (information, services), il est fort improbable que ce processus puisse être étendu à tous les secteurs de production et encore moins au niveau global. Pour conclure, la critique de Georgescu démontre, d’une part, qu’il n’est pas possible de faire abstraction des ressources naturelles (en les remplaçant par du capital produit par l’homme), d’autre part, que le progrès technologique considéré dans son ensemble ne comporte pas une réduction de l’impact sur les écosystèmes, mais bien au contraire une augmentation de la consommation absolue des ressources. Il faudra donc miser sur une autre voie.
Il faut se rappeler que lorsqu’on aborde le rapport décroissance/écosystèmes, Georgescu considère la production en termes rigoureusement physiques alors que les économistes néoclassiques se réfèrent à la production en termes de valeur. La valeur implique les prix, et ces derniers l’utilité associée à des biens et services déterminés. On peut (et j’ose dire, l’on doit) critiquer les prémisses utilitaristes sur lesquelles se fonde la théorie néo-classique, mais il faut pour autant être conscient du fait que considérer la production en termes de valeur porte la question sur un plan totalement différent. Alors que Georgescu-Roegen se réfère aux possibilités de substitution entre ressources naturelles et technologie pour produire le même bien (par exemple une voiture), les auteurs néoclassiques se réfèrent aux possibilités de substitution qui se présentent pour produire un niveau d’aisance déterminée. Il est évident que l’on peut obtenir le même service (utilité) que l’on se déplace à cheval ou en automobile mais le déploiement de ressources naturelles et de technologie ne sera pas le même. Les lois de la thermodynamique, et en particulier la loi de l’entropie, nous enseignent que la décroissance de la production est inévitable en termes physiques. Cela ne veut pas dire et ne doit pas nous porter à croire que ceci implique nécessairement une décroissance du produit mondial brut ou encore moins du bonheur des personnes. Se faire le champion de la décroissance, qui certes sera inévitable en termes de quantités physiques produites, risque de passer pour une euthanasie du système productif privant de la sorte la voie de l’économie soutenable du consensus nécessaire.
Le projet d’une économie soutenable requiert plutôt une révision profonde des préférences et de la façon de concevoir la production de la valeur économique. Elle doit produire des revenus tout en utilisant moins de matière et d’énergie. En effet, une politique écologique basée uniquement sur une forte réduction de la consommation créerait (au-delà d’un probable échec final), vu la distribution actuelle des préférences, une forte réduction de la demande globale et donc une augmentation importante du chômage et du malaise social. (J’essaie quelquefois d’imaginer ce qui adviendrait si l’Occident s’adaptait soudainement au niveau de la consommation moyenne de mes amis de la consommation critique. Cela serait une bénédiction pour les écosystèmes mais une catastrophe pour les revenus et pour l’emploi).
Il nous faut donc miser sur une distribution différente des préférences afin qu’à la décroissance des quantités physiques produites ne corresponde pas nécessairement une décroissance de la valeur de la production. Cela implique évidemment une transformation profonde de l’imaginaire économique et productif. Je me limiterai dans ce qui va suivre à indiquer un parcours possible vers cette transformation.
Transfert de la demande vers la production de « biens relationnels »Par cette expression j’entends ce type particulier de « biens » dont on ne peut jouir isolément mais uniquement en relation entre celui qui offre et celui qui demande, comme par exemple les services aux personnes (soins, bien-être, assistance) mais aussi les services culturels, artistiques et spirituo-religieux. Il faut en somme favoriser le déplacement de la demande de production de biens traditionnels à impact écologique élevé vers les biens pour « lesquels l’économie civile possède un avantage comparatif spécifique c’est-àdire les biens relationnels. Dans les sociétés avancées, il y a une demande spécifique de qualité de la vie. Mais cette demande ne peut être satisfaite à travers la production d’une plus grande quantité de biens traditionnels » (Zamagni, 1998).
C’est plutôt une demande d’attention, de soin, de connaissance, de participation, de nouveaux espaces de liberté, de spiritualité. La production de ce type de biens comporte la dégradation de quantités fort modestes de matière/énergie. Ils peuvent en tout cas soutenir en perspective une part importante de la production future en termes de valeur. Dans les pays moins avancés, cela signifie avant tout éviter la destruction des liens sociaux, des réseaux néo-claniques (Latouche, 1991) au nom d’un développement qui ne pourra jamais, pour des raisons écologiques et économiques, assumer les caractéristiques du développement occidental. De nombreux services fournis généralement par des structures publiques ou privées pourront dans le futur se développer dans le cadre de l’économie civile : il suffit de penser au secteur de la
connaissance/information (école, centres de formation universitaire, professionnel, cinéma, télévision, radio, livres, édition). On peut sous certaines conditions y faire entrer les services touristiques, hôteliers, et de la restauration. Le lien entre l’écologiquement soutenable et l’économiquement et socialement soutenable n’a jamais été aussi clair. L’expansion de l’économie civile à travers la production de biens relationnels crée non seulement une valeur économique là où l’on peut réduire au minimum la dégradation de la matière/énergie mais constitue aussi une voie puissante vers la réalisation d’une économie juste, réduisant l’accumulation des profits et donc l’inégalité sociale et le chômage : la décroissance matérielle sera une croissance relationnelle sociale et spirituelle ou ne sera pas.
Mauro Bonaiuti1. Père du concept de bioéconomie dans les années 1970. Il a, par ailleurs, dénoncé l’illusion du recours aux mathématiques qui transforment des concepts classiques en notions « arithmomorphiques » c’est-à-dire qui prennent une forme arithmétique. « Cette position, écrit-il, rappelle celle de l’Église catholique [suivant laquelle] la pensée divine ne peut être exprimée qu’en latin. » Extrait de Nicolas Georgescu-Roegen, la Science économique, ses problèmes, ses difficultés, Dunod, Paris, 1970, p. 28.
2. Joseph E.Stiglitz auteur récemment de la Grande Désillusion, Fayard, Paris, 2002, 330 p.
3. Expression d’origine anglo-saxonne signifiant intrant, c’est-à-dire l’ensemble des consommations intermédiaires nécessaires au processus de production (par exemple les matières premières).
Bibliographie
– Bonaiuti, M. (2001), La teoria bioeconomica. La nuova economia di Nicholas Georgescu-Roegen, Carocci, Roma.
– Georgescu-Roegen (1979), Demain, la décroissance, Lausanne et Paris, éditions Pierre-Marcel Favre. 2e éd., Sang de la terre, Paris, 1995.
– Latouche S. (1991), la Planète des naufragés. Essai sur l’après-développement, La Découverte, Paris.
– Solow R.-M. (1974), « Intergenerational Equity and Exaustible Resources », Review of Economic Studies.
– Zamagni, S. (Ed.), (1998), Il non profit come economia civile, Il Mulino, Bologna.