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L'En Dehors


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Comment vivre dans une société de consommation à outrance sans devenir con-sot-mateur ?

Lu sur :decroissance.info : Le stylo, toujours, fut considéré comme une arme de résistance. Tranchant. Incisif. Violent. Rageur, parfois. Il déstabilisa des tyrans, fit tomber des despotes, dénonça des injustices. La plume fut de toutes les batailles. L’est-elle encore ?

 

De la servitude publicitaire


 

I

Aujourd’hui, le marqueur semble s’être substitué au stylo. Utilisé par les taggeurs, il exprime l’art ou la révolte. Dans les mains des antipubs, il devient outil de contestation ; comme le stylo, il est tranchant, incisif, violent et rageur. Mais ses slogans sont brefs, ses revendications doivent toucher rapidement le spectateur, s’inscrire en lui, le marquer… comme la publicité.

Un siècle sépare ces deux modes de résistance : le stylo de Zola et le marqueur de l’antipub. Le premier laisse la raison s’exprimer, dans de longs développements qui demandent un effort à son lecteur. Tandis que le second ne permet que d’écrire gros des slogans qui s’imposeront dans l’âme de son destinataire, le marqueront même s’il ne prend pas la peine de les lire.

Pourquoi, en ce début de siècle, la plume est-elle délaissée au profit du marqueur ? Contre la publicité omniprésente, aucun discours sur celle-ci ne peut se faire entendre s’il ne fonctionne comme elle, s’il ne cherche le même effet émotionnel. Le marqueur, seul, est utile : un slogan sur une affiche sera lu, pas un livre enragé, perdu dans une librairie.

Qui sont ces antipubs, nouveaux rebelles aux mains tâchées par l’encre de leurs marqueurs ?


À 92 ans -il né en 1911 !- et après avoir réinventer le blues, Robert Johnson trouva le moyen de lancer le mouvement antipub. Impressionnant !

II

Les antipubs sont des jeunes gens pleins de contradictions. Voyez plutôt.

Un antipub, c’est l’histoire d’un type plutôt jeune, une vingtaine d’années, enfin peu importe, il se trouve perdu au milieu de nulle part dans un monde flottant, mouvant, il est pris dans des flux et ne sait ce qu’il y fait. Une publicité, d’un coup, lui saute au visage, elle apparaît sur un mur transparent, pris d’un désir de révolte profond, il écrit rageusement dessus.

Fermez la pub, ouvrez votre esprit. Au lieu de dépenser, pensez !

Là, un quadra dynamique en costume décontracté sort du mur transparent, il lui fait un grand sourire, lui tend la main et une promesse d’embauche dans une agence de pub [1]. Notre antipub ne peut refuser, et le voilà qui exerce sa rébellion, mais de l’autre côté, il a changé de camp, et pourtant, il est toujours le même.

Est-ce une contradiction ? Pourquoi les antipubs utilisent-ils les armes des publicitaires, et comment font-ils pour ne pas passer de l’autre côté du mur ?

Dessinons ce mouvement : une bande de rastas fumeurs de joints, qui vont dans le métro tagguer des pubs ; finalement, ils ressemblent à des publicitaires branchés chez qui la saleté serait réelle et non feinte. Ceci est une caricature, on rigole facilement de rebelles chevelus qui crient contre l’ordre publicitaire. Et si, au lieu de rire, nous les écoutions ? Et si nous cherchions les causes de cette révolte ?

Vous avez vingt ans, vous naissez dans un monde où le bonheur est fait de vestes en cuirs griffées, de Sicav performantes, de voitures puissantes ; à l’école primaire, le verbe être est inconnu, tandis que l’avoir est sacralisé.

Vous comprenez que ce bonheur ne sera accessible que par votre participation à une compétition permanente, une lutte de tous les instants ; à vingt ans, on commence déjà à vous parler de plan épargne retraite : « Cotisez, vite, sinon vous n’aurez rien et d’autres auront tout. » Evidemment, vous vous sentez insulté, et vous voulez exister, autrement que par des actes de consommation déshumanisants. Donc, vous taggez, en posant cette question, incessamment, au chaland : faut-il consommer encore, et encore ? Car la publicité développe une croyance chez ses épigones, c’est-à-dire tout le monde : la croyance selon laquelle consommer rend heureux.



III

Les publicitaire, eux, ont mis quelque temps à réagir à ces attaques, ils s’en sont gaussés, puis ils ont réfléchi, et ils ont trouvé un défenseur en la personne de Robert Redeker, un philosophastre, dirait Schopenhauer.

Redeker signa un papier dans Le Monde en avril dernier [2]. Il accuse les antipubs d’être contre la gaieté, de plaider pour un retour à la grisaille soviétique et de détruire la belle diversité du capitalisme. Il les accuse des pires maux du système qu’il entend défendre. Ainsi, le bonheur et les couleurs chatoyantes des affiches furent opposés au noir des marqueurs.

Deuxième type de réaction, ils accusèrent les antipubs, contradictoirement, d’une part, d’avoir des « idées alternatives », celles-ci conduisant, c’est bien connu, « directement dans les camps de rééducation ou au goulag [3] » ; d’autre part, de n’avoir aucun système alternatif – justement – à proposer. Deux arguments fallacieux, le premier est une ode au conformisme, ou, pire, une condamnation, ni plus ni moins stalinienne, de toute pensée qui se trouve en dehors des idées officielles, car si les antipubs promeuvent des « idées alternatives », c’est bien que les publicitaires en défendent qui ne le sont pas, alternatives ; ils préfèrent le conformisme mou de la pensée unique, celle qui condamne a priori toute tentative réellement politique, c’est-à-dire subversive. Le second argument, justement, serait plutôt flatteur : les antipubs n’ont rien à proposer : ils ne vont pas venir avec un système clés en mains, avec le mode d’emploi d’une révolution, là, pour le coup, c’était Lénine, et on a vu ce que ça a donné.

Troisième type de réaction, le pire probablement : la récupération. E.Leclerc lança, au printemps 2004, une violente contre-offensive envers les antipubs, cette campagne reprenait leurs modes d’expression pour promouvoir une politique de réduction des prix. La publicité, bien qu’habituée à l’oxymore médiatique, n’était jamais allée aussi loin dans l’association des contraires : comme la représentation du mal dans les mauvais films de science-fiction, elle se nourrit de tout ce qui l’agresse. En quatre mètres sur trois, nous voyons une télévision rageusement barrée par des slogans écrits au marqueur noir qui demandent comment faire pour avoir aussi une tondeuse neuve. Nous lisons « No futur » ou « Trop, c’est trop ». Sur une autre affiche, E.Leclerc demande comment faire pour avoir une robe d’été et des jouets. Cette dérive populiste sera appréciée : que dire à celui qui permet au smicard de mieux vivre ? D’avoir plus de « choses » ? Plus récemment, E.Leclerc utilisa l’esthétique et les slogans de Mai 68, reprenant certaines des affiches connues de l’époque, il en détourna les revendications : « La hausse des prix oppresse votre pouvoir d’achat », « Il est interdit d’interdire de vendre moins cher. » Vu le parcours de nombre de soixante-huitard, passés du col mao au col rotary, notre génération serait en droit de se demander si cette campagne de publicité est réellement de la récupération, ou si ce n’est pas plutôt dans l’ordre des choses que l’esthétique révolutionnaire de nos aînés soit utilisée par l’ordre marchand. Quoi qu’il en soit, notons que, de l’héritage de Mai 68, c’est la critique radicale de la société de consommation qui a été oubliée, peut-être parce que ses épigones de l’époque s’en sont bien accommodés.

Ici, les antipubs se radicalisent. Pour ne plus être récupérables, ils se battront désormais, non seulement contre la publicité, mais surtout contre la consommation, qui contient l’excès en son principe : seule la surconsommation existe. Mais la récupération est aussi celle des thèmes, des idées ; les antipubs, certes, ne sont pas les tenants de l’écologie, du développement durable, comme on dit. Ces thèmes ont plutôt été inventés par les altermondialistes, qui se trouvent être souvent les mêmes. Ils ont été repris par les publicitaires pour se construire, à peu de frais, une éthique en toc, une morale de salon. Repensons au slogan de Carrefour : « Mieux consommer, c’est urgent. » Il était d’abord accompagné d’un message écologiste, puis promettait au consommateur, à des prix très bas, toutes les jouissances matérielles. Le slogan de Carrefour devenant, implicitement : « Consommer plus, c’est urgent, pour mon chiffre d’affaires. » 

Enfin, les publicitaires rigolèrent des antipubs, et se dirent qu’ils les aidaient bien, plus précisément, qu’ils leur faisaient de la propagande. Je fis récemment un stage dans une agence de publicité, pour voir de l’intérieur, je dois avouer que je ne fus pas déçu. Lors d’une réunion où fut présentée l’affiche d’une campagne quelconque, quelqu’un remarqua qu’elle serait taggée par les antipubs : il restait un petit espace blanc. Muré dans mon silence et me délectant de la scène, je ne fus pas surpris d’entendre le chef déclarer péremptoirement à une assistance médusée : « une pub taggée, c’est une pub qui marche. » Sur ce, il tourna les talons et quitta majestueusement la pièce.

Qu’est-ce qu’une « pub qui marche » ? Une pub qui fait vendre, qui marque, qui manipule ? Que pourrait être la manipulation publicitaire ? La transformation du désir en besoin ? l’injonction d’acheter ? l’atteinte au libre arbitre ?



IV

En 2005, chaque être humain des pays occidentaux – les habitants du Sud n’ont pas encore cette chance – subit, en moyenne, sept mille messages publicitaires par jour. Cela semble-t-il important ? Pourtant, ce chiffre vient d’Olivier Domerc, le rédacteur en chef de l’émission Culture Pub, spécialisée dans la critique consensuelle d’une publicité qui la fait vivre [4]. Comptons rapidement : les affiches, 40% seraient illégales à Paris ; la radio, 15 à 20 minutes de réclame par heure ; les journaux : même Le Monde aimerait que la moitié de son budget soit financé par la publicité ; le cinéma, nous y sommes, contrairement à la radio, attentifs à la pub ; la télévision évidemment, nous la regardons trois heures par jour en moyenne ; plus tout le hors médias (les prospectus qui inondent notre boîte aux lettres, les logos sur les vêtements, la publicité sur Internet, etc.) ; on arrive facilement à sept mille messages par jour.

Ce qui se joue ici, c’est un combat permanent entre les annonceurs et leurs aides de camps, les publicitaires, pour attirer le consommateur, le capter, et le conserver. Avec tant de sollicitations, permanentes, la concurrence est rude, et le champ de bataille – les publicitaires adorent les métaphores militaires – est, en parlant le plus strictement possible, notre cerveau, notre corps, notre âme. Nous sommes le lieu d’un combat de tous les instants entre les marques qui luttent chacune dans notre petite tête pour s’imposer le jour où nous accomplissons l’acte d’achat. Emile Coué avait construit sa théorie sur la répétition performative du mieux être pour construire le bonheur. Même si de nos jours, la méthode Coué nous fait bien rire, les publicitaires l’ont intégrée, c’est le premier niveau de manipulation : la répétition. Celle-ci « crée l’évidence », explique Philippe Breton, sociologue [5].

Mais là n’est pas le plus intéressant, si la publicité ne faisait que répéter pour manipuler, elle n’irait pas loin, elle doit surtout choquer. En effet, comme pour la drogue, lorsqu’un consommateur reçoit des milliers de messages par jour, il y est accoutumé, il lui en faut plus, quantitativement et qualitativement – façon de parler. Alors, on déshabille un peu plus les femmes, on associe tout et son contraire (pensez à Benetton), pour créer des stimuli, pour que l’on s’en souvienne. Et souvent, là est le problème, la critique ne porte que sur ces excès de la publicité : on feint d’être choqué par un sein ou une fesse dévoilée, mais c’est pour mieux accepter la pub en son principe, on ne la remet pas en cause, c’est à peine si elle est contestée quand les féministes se battent contre les pubs sexistes. Cela est nécessaire, mais pas suffisant.

Cet excès, ce trop plein de pub ont évidemment un destinataire : le consommateur, ou plutôt son cerveau.

Nous avons tous entendu parler de Patrick Le Lay, PDG de TF1. Il estime que « pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible » [6]. De l’aveu d’un grand représentant de la profession, la télévision manipule, au sens le plus strict du mot : elle s’insère dans le cerveau, elle le divertit pour le vider, le rendre disponible [7].

Mais comment, concrètement, les publicitaires font-ils pour exploiter notre cerveau ? Le neuromarketing est une invention récente de publicitaires qui ont rencontré des neurobiologistes. Ils s’entendirent très rapidement. Les neurobiologistes aident les premiers à trouver quels sont, dans le cerveau humain, les mécanismes des décisions d’achat, pour les actionner, et pousser encore plus à la consommation. L’Oréal, Coca-Cola, Camel, investissent dans ces méthodes depuis une dizaine d’années. « Il s’agit d’enregistrer l’activité du cerveau d’un échantillon représentatif de volontaires, pendant que sont présentées des images de produits (…). Les signaux, témoins de leurs préférences, sont repérés. La stratégie publicitaire vise alors à reproduire les activations cérébrales correspondant aux critères de plaisir. » [8]

Et il faut croire que toutes ces techniques marchent, les annonceurs ne cessent d’augmenter leurs budgets de communication, de lancer des campagnes, d’être présents sur le marché. En effet, tout le monde – au premier chef, les annonceurs et les publicitaires – constate un lien évident entre l’argent mis dans la publicité et l’augmentation des ventes d’un produit, cela paraît banal de le dire, mais ce constat est la meilleure preuve de cette efficacité de la manipulation publicitaire.

Et qu’en pensent les publicitaires ? Sont-ils conscients de cette manipulation ? De ce conditionnement dont ils sont les auteurs ?

Ils utilisent, ici, deux doubles discours, cela les trahit.

Premier double discours [9] : ils doivent montrer aux annonceurs, leurs clients, qu’ils sont capables de manipuler, de modifier les comportements des consommateurs, de leur donner des indications qu’ils suivront à la lettre, sinon, à quoi cela servirait pour un annonceur ? D’autre part, ils doivent montrer au grand public qu’ils le laissent libre de ses choix de consommation. Comment en sortir ?

Second discours contradictoire, s’ils manipulent pour le bien public, cela ne pose aucun problème. « C’est vrai qu’il y a, dans la publicité, le désir de transformer les comportements. Mais si je manipule les gens pour qu’ils arrêtent de fumer, je le fais pour de bonnes raisons… », dit Pascal Manry, directeur de la création chez J. Walter Thomson10. Alors, ils peuvent le faire pour de mauvaises raisons : pour vendre des produits en masquant leurs conditions de productions, leurs coûts écologiques, pour diffuser une idéologie, une politique, etc. Bref, la publicité ne serait qu’un instrument technique d’une efficacité remarquable pour façonner les gens, reste ensuite à savoir à quelle fin l’ordonner, souvent celle du client : un annonceur largement étranger à la misère du monde. [10]

La messe est-elle dite ? La publicité manipule. Point. Et les antipubs seraient les seuls à l’avoir compris. Cela serait bien trop simple, ce serait même faire insulte aux manipulés. Mais continuons notre chemin de la manipulation publicitaire.



V

Récemment, lors d’une action antipub dans le métro, alors qu’un activiste écrivait sur une réclame pour une marque de vêtements, que le bonheur ne se trouve pas dans un pull, même s’il ne coûte que 14€90, des gens vinrent le voir. Ils discutèrent quelques temps, ils étaient franchement hostiles à cette action. Et ils en arrivèrent à dire que la publicité était leur culture, et que c’était pour cela qu’il ne fallait pas y toucher. Observant cette scène, je me sentis perdu, évidemment, il ne faut pas toucher à la culture des gens, à leur identité, ce serait, encore une fois, leur faire insulte, d’autant plus si le militant leur explique que leur culture les empêche d’être libres, les manipule.

En fait, la manipulation n’est pas quelque chose d’aussi simple que ce que nous avons vu plus haut : ce n’est pas aussi unilatéral. Ce que nous allons tenter de faire à présent, c’est de déresponsabiliser partiellement les publicitaires, pour mieux sortir de la publicité.

En effet, ce qui se joue dans la publicité, c’est une forme de « nouvelle servitude volontaire [11]. » Les consommateurs adhèrent, ne serait-ce qu’implicitement, à la publicité. En consommant, justement. Et ce terme de servitude volontaire est tout sauf un paradoxe. C’est une servitude, un esclavage, car on reste toujours pris entre les mailles du filet publicitaire, nous l’avons vu, elle manipule. Mais, elle est volontaire car nous l’acceptons, nous voulons être manipulés, cela facilite nos actes, nos pensées, nos réflexions. Evidemment, personne ne dira que la publicité influence son comportement, mais, de fait, certaines réclames nous font rigoler, comment l’oublier lors de notre acte de consommation : on se dit bien qu’on achète parce qu’on a vu la publicité, donc on culpabilise un peu, mais cela nous fait doucement rire, et finalement, on achète, en pleine connaissance de cause.

La servitude volontaire est le concept le plus efficace pour comprendre la publicité et ses doubles discours contradictoires. Contre la prétendue liberté du consommateur opposée par les publicitaires aux antipubs, répondons par la vraie liberté de l’esclave auteur de sa condition. En dépensant, le consommateur se fait serf – de la croissance, de l’emploi, du moral des ménages – et valide par là même le système capitaliste qui promeut ces valeurs au titre d’horizon indépassable de l’être humain.

D’aucuns disent que la publicité est une nouvelle forme de propagande, qu’elle impose ces valeurs, contre le consentement de celui qui est sommé d’y adhérer, de les faire siennes. C’est oublier que la propagande « ne mord que s’il y a du répondant chez le propagandé [12]. » Les systèmes totalitaires n’ont fonctionné que parce qu’ils avaient le soutien des masses. La comparaison entre ceux-ci et la publicité n’a pas à être poussée plus loin, mais observons seulement que la publicité ne mord que si le consommateur y adhère, par lui-même, en se la réappropriant culturellement. Et si l’individu, acteur de ce processus, choisit librement cet esclavage, il a aussi le pouvoir, la liberté, de ne pas le choisir. Nous examinerons ce point, mais, admettons pour l’instant que nous acceptons et redemandons de cette nouvelle servitude volontaire, qui est là, comme un tuteur, pour nous aider dans notre vie quotidienne.


Un déversement antipub à Rodez

VI

Kant, en 1784, dans un texte de philosophie politique d’une importance capitale, expliqua ce que sont les Lumières [13]. « Les Lumières, dit-il, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On [en] est soi-même responsable. (…) Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes (…) restent toute leur vie dans un état de tutelle. » Kant poursuit en décrivant plus concrètement cet état de tutelle : l’homme se choisit des tuteurs, qui l’aideront à penser, à vivre, qui un livre, qui un philosophe, qui un maître, qui un homme politique. Pour lui, le XVIIIe siècle annonçait la fin de cette servitude volontaire, il pensait que l’homme allait enfin se libérer, avoir la force de penser par lui même : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. »

Il semble, justement, que personne ne l’ait entendu, surtout pas les publicitaires, ou les vieux nouveaux philosophes qui empruntent aux premiers leurs méthodes marketing pour promouvoir leurs livres. Ceux-ci fournissent aux masses des pensées brèves, des réflexions chocs, du prêt-à-penser, bref, ce sont, au sens où Kant l’entendait, des tuteurs. En effet, il est bien plus simple, aujourd’hui, de se laisser guider, de ne pas mener de longs raisonnements. Plus haut, le stylo de Zola était opposé au marqueur des antipubs, celui-ci est la réponse aux armes de la société du spectacle qui ne réfléchit pas ; malheureusement, les antipubs, jouent sur le même terrain que les publicitaires, ils écrivent comme eux des slogans, mais ils n’ont pas le choix, car personne n’a le temps ou le courage de sortir de cet état de tutelle.

Cette aide, cette tutelle, nous en avons besoin en permanence, même pour nous dire quand il faut aider les autres.



VII

L’humanitaire est un secteur florissant de la publicité. Le malheur du monde paie bien. L’agence de publicité dans laquelle je fis un stage était spécialisée dans le secteur caritatif et associatif. Son nom ? « NON PROFIT » Ces deux mots sont apparemment la négation même du capitalisme. Cette agence semble appliquer à elle-même les critères moraux de ses clients, elle paraît refuser tout profit… Et pourtant, la jeune femme qui m’accueillit au début de mon stage me prouva le contraire. Jeune, belle, toute droit sortie de Sciences Po, et ouvertement de gauche, elle me lança du coin de l’œil, comme pour me rassurer : « On s’appelle NON PROFIT, mais en fait, on fait un max de profits. »

Evidemment, mes illusions ne durèrent pas longtemps, comme l’observait Flaubert, la publicité est une « source de fortune » [14], quelle qu’elle soit, même si ce qu’elle promeut semble, au premier abord, être dénué de conscience marchande, ou être purement philanthropique.

Le problème, révélé par la simple existence de l’agence « NON PROFIT » et de ses profits faramineux, est que même le non marchand doit se plier aux exigences discursives de la publicité pour toucher son public et susciter des dons.

Il se joue, nous l’avons vu, dans le cerveau de chaque individu, une concurrence entre les représentations de différentes marques. Si les ONG veulent obtenir des dons, elles doivent participer à cette lutte et choquer plus que d’autres entreprises, humanitaires ou non.

Un publicité pour une ONG quelconque, voilà quelques années, provoqua des larmes lors de sa diffusion dans un cinéma, juste après que Nike ou Nescafé provoquèrent du rire ou de la stupeur. Cette réclame mettait violemment en scène des enfants africains faméliques, ils étaient exactement sur le même plan que la paire de baskets Nike : en sortant de la salle, le consommateur évalue ce que lui coûteraient ces chaussures et le don pour l’ONG, ensuite, il fait son choix. Vaut-il mieux être à la mode ou aider des enfants ? Il est absolument contestable qu’une telle question mette en concurrence un vulgaire produit avec la vie d’êtres humains. Cela est dû à l’extension discursive du mode de pensée publicitaire à tous les champs de la société : politique, humanitaire, associatif, etc.

Le tsunami du 26 décembre 2004 peut nous donner une nouvelle illustration de cela : c’est la représentation médiatico-publicitaire de cet événement qui a fait naître en nous de la pitié [15] et a suscité nos dons.

Nous avons ainsi vu fleurir des affiches particulièrement choquantes : dans le métro, une réclame vendait un CD au profit de l’Asie du Sud-Est : nous y voyons des victimes du tsunami lever les bras vers nous, comme des oisillons le bec vers leur mère. Voilà une représentation des rapports Nord-Sud qui n’arrangera pas la donne : un publicité du Nord montre le Sud comme ne pouvant vivre sans nous, comme étant dans notre dépendance. Cela bloque notre regard sur la réalité, il faut s’en défaire.

Comment ?


Tranformer les pubs acrrochées au plafond des rames de métro en oiseaux militants , par Lulucifer

VIII

Nous parlions plus tôt de servitude volontaire. Cela peut paraître choquant aux yeux de certains militants, car il est bien plus facile de dire que la publicité manipule, unilatéralement. Mais cette conception de la servitude volontaire respecte la liberté profonde de l’individu. « L’homme est condamné à être libre [16] », disait Sartre. Si l’individu choisit l’esclavage, il peut aussi choisir la liberté.

C’est ce que remarquait La Boétie : « La seule liberté les hommes ne la désirent point, non pour autre raison, ce me semble, sinon que s’ils la désiraient, ils l’auroient, comme s’ils refusoient de faire ce bel acquest seulement parce qu’il est trop aisé. » Donnons-nous les moyens de faire ce bel acquêt, il est à notre portée, de l’aveu même de ceux qui pensent nous maintenir dans la servitude.

Revenons à M. Le Lay, la phrase citée plus haut sur la mise en disponibilité du cerveau des téléspectateurs a été partout reprise, en effet, elle fait pencher la balance du côté de la manipulation unilatérale des consommateurs, elle fait fi de la liberté et permet de simplifier la réflexion sur le sujet. Pourtant, le PDG ajoute que « Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. » Ainsi, aux dires même de l’envahisseur, l’être humain résiste, encore et toujours. L’espoir est là, dans cette déclaration sublime d’humour involontaire où, grâce au sérieux de M. Le Lay, on ne peut que faire confiance en cette résistance infime de l’individu face au pouvoir, dans l’usage permanent, par l’homme, de sa liberté. Cet usage est un art, celui de « l’inservitude volontaire, de l’indocilité réfléchie [17] », disait Michel Foucault. Mais, si cette tâche de mise à disposition du cerveau humain est si difficile, le peuple est-il, comme le pense Baudelaire, réellement « amoureux du fouet abrutissant » [18] ?

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Ecrit par patrick83, à 13:36 dans la rubrique "Social".



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