Il y a quelque chose d’étrange dans la vision que nous avons aujourd’hui du «changement social». Ce changement serait une sorte de «basculement» spontané d’une réalité dans une autre réalité. Que ce soit les élections, chères à la Gauche ou la «grève générale» insurrectionnelle, chère aux anarchistes, le changement dans les deux cas est «datable».
Nous sommes confortés dans cette erreur par la manie de fêter des
évènements: le 14 juillet 1789 c’est la Révolution Française,… qui peut
le nier? Pourtant est ce aussi simple?
Cette pratique, qui représente j’en conviens une certaine commodité,
est parfaitement réductrice de la réalité historique et nous entraîne
depuis des décennies dans des erreurs stratégiques regrettables. C’est
aussi peut-être une conséquence de la manière dont on nous a enseigné
l’Histoireet/ou peut- être dont nous l’enseignons : souvent une liste
fastidieuse, mais aussi parfois, plus ou moins anecdotique de dates,
d’évènements et de personnages plus ou moins (plutôt plus que moins)
mythiques. Des évènements qui deviennent tellement importants qu’ils
semblent suspendus dans le temps historique. La réalité historique est
tout autre.
LE SENS DE L’HISTOIRE
La spontanéité des changements dans l’Histoire n’est que pure illusion.
Un évènement important, voire déterminant, n’est jamais que
l’aboutissement d’un processus qui lui a donné naissance et qui lui a
donné son sens. L’importance que parfois il prend est trop souvent
fabriquée par les historiens ou ce qui se prétendent l’être ou ce qui
ont intérêt à présenter les choses de cette manière. On ne saurait
entrer dans une période de l’Histoire en s’attachant simplement à
quelques dates. Certes, certaines dates représentent des évènements
importants et peuvent être des repères dans le fil complexe des
évènements mais c’est l’ensemble du processus des faits sociaux, dont
les dates ne sont que des jalons, qui donnent tout son sens à ce qui
s’est passé.
Le moment du basculement, de l’effondrement d’un système et son
remplacement par un autre est, peut être, moins important que tout ce
qui l’a précédé. L’aspect spectaculaire du basculement prend le pas,
dans l’imaginaire collectif, sur la mécanique intime du déroulement des
évènements qui y ont conduit. Le danger, dans la lecture de l’Histoire
est bien entendu que de ne retenir uniquement que la fin du processus,
la partie la plus spectaculaire, celle «qui fait date»… et d’en tirer
des conclusions toujours beaucoup trop hatives. Réduire la connaissance
de l’Histoire à de simples évènements caractéristiques conduit à une
double erreur:
- fétichiser l’évènement «final», en en faisant un exemple en soi.
Ainsi, sa «théorisation» occulte totalement le processus historique qui
lui a donné naissance. La connaissance (en fait la méconnaissance) de
l’Histoire se réduisant à la lecture, souvent subjective et
passionnelle, et pour cause, de l’évènement.
- séduit par l’évènement, tenter de reproduire mécaniquement «ce qui
s’est passé». La «théorisation» basée sur la fétichisation de
l’évènement conduisant évidemment à des erreurs stratégiques…
simplement (si l’on peut dire), parce que n’existent pas deux
évènements, deux situations identiques, dans l’Histoire.
LA MAUVAISE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE
Ceci explique que la question du pouvoir est fondamentalement,
stratégiquement moins importante que celle qu’on lui donne depuis deux
siècles.
Le 20e siècle a été celui des «stratégies et tactiques» de prises du
pouvoir. Que ce soit de manière violente et théorisée, sous sa forme
putschiste avec toutes ses variantes, que ce soit sur le mode électoral
ou à l’occasion d’une guerre. Toutes les formes ont abouti à un même
résultat: l’échec. Si le système marchand a pu être, à un moment donné
déstabilisé, mis en difficulté socialement, il s’en est toujours tiré
et en est toujours sorti renforcé…Les soit disantes «victoires» ont
toujours été relatives et conjoncturelles. Il suffit de voir où nous en
sommes aujourd’hui. (voir par exemple l’article «
ACQUIS SOCIAUX, RIEN
N’EST JAMAIS ACQUIS!»)
Donc, de deux choses l’une: ou bien le système marchand est
indestructible et constitue la quintessence du développement des
rapports sociaux… et il n’y a plus rien à faire. Ou bien le problème de
son dépassement a été, et est, systématiquement mal posé et ne pouvait
aboutir à aucun succès.
Le drame c’est que le problème n’est jamais posé en ces termes et que
l’histoire des luttes n’est qu’un sempiternel renouvellement des
erreurs.
La nature du «pouvoir alternatif» n’est pas de la même nature que celle
du pouvoir en place. Poser la question de l’existence, de la nature du
pouvoir alternatif n’a pas de sens en dehors de la structure sociale
qui est censé le représenter. Or, ce à quoi nous assistons actuellement
c’est précisément à une tentative de définition d’un pouvoir «en soi»,
de «Gauche», de «vrai Gauche», de «100% à Gauche», «Alternatif»,… dont
on ne sait évidemment pas de quelle structure sociale, c'est-à-dire que
tels rapports sociaux il est, ou sera, représentatif… on se base pour
le définir sur de vieux schémas qui nous ont séduit .(Front populaire,
Libération, Révolution Française, celle de 1917, …)
En bref la situation se résumerait à: «on va prendre le pouvoir puis
ensuite on verra». Non seulement les choses ne se passent pas comme
cela, mais quand elles se passent ainsi, c’est la catastrophe.
REPENSER LA NATURE DU POUVOIR
C’est une fausse conception de la nature du pouvoir qui entraîne cette
vision singulière de l’Histoire, source d’aberration stratégique en
matière d’action politique.
Le Pouvoir est toujours celui d’une structure sociale, aussi bien quand
il le prend, le pouvoir, et à fortiori quand il l’a. La neutralité
sociale du Pouvoir n’existe donc pas. Il est vrai que tous les systèmes
ont combattu cette idée, faisant du Pouvoir une entité absolue,
détachée des contingences sociales et qu’il est, bien entendu,
impossible de remettre en question. Démarche tout à fait logique car
tout Pouvoir installé, institutionnalisé, est conservateur, tout
Pouvoir est totalitaire dans sa conception qu’il a de lui-même et dans
la conception qu’il a des rapports sociaux dont il est le garant. Aucun
Pouvoir ne peut imaginer la remise en question de la structure sociale,
des rapports sociaux, dont il est le garant… ce serait se nier
lui-même.
Le système marchand ne fait évidement pas exception, et fait que toutes
les variantes de la forme du Pouvoir qu’il autorise, garantissent les
rapports sociaux marchands et exclusivement eux… essentiellement le
salariat sous toutes ses formes… aussi bien les plus «sociales» que les
plus libérales.
Les seuls changements autorisés ne se font que dans le respect et la
garantie de la pérennité de ces rapports le processus dit démocratique
ne fonctionne d’ailleurs que dans le respect de ce principe… ce qui
explique que les élections, aussi démocratiques soient-elles, ne
changent et ne changeront fondamentalement rien.
Le changement, l’alternative, ne se jouent donc pas dans la sphère du
Pouvoir, mais ailleurs, dans l’évolution de la nature des rapports
sociaux, c'est-à-dire dans ce qui fonde, justifie et donne un sens au
Pouvoir (voir l’article «
TRANSITION»). C’est essentiellement la
structure sociale, les nouveaux rapports de production, qui font le
pouvoir social et économique, qui fondent le Pouvoir,… pas l’inverse.
L’Histoire du 20e siècle, avec toutes ses «révolutions» avortées en est
le plus parfait exemple.
L’ALTERNATIVE DANS LA DUALITE DE POUVOIR
C’est donc dans la dualité du pouvoir social, économique, dans la
«pratique alternative» ou plus exactement «l’alternative pratique» que
se forge le monde nouveau… pas dans les déclarations et motions, aussi
pertinentes et convaincantes soit-elles, élaborées à grand frais de
réflexion, de concertation, de négociation entre petits ou grands
groupes politiques restreints.
L’alternative commence à apparaître quand, concrètement, l’organisation
sociale et économique prend des formes alternatives, nouvelles, qui
correspondent à un autre état d’esprit, une autre philosophie, d’autres
valeurs, autre dit lorsque le vieux système en place entre en
déliquescence, est contourné, est nié dans son existence quotidienne.
Lorsque la collectivité fait l’apprentissage concret d’une nouvelle
relation sociale, lorsqu’elle se convainc que l’ancienne est obsolète
et a fait son temps. voir les articles «
DECADENCE» et
TRANSITION».
Alors, mais alors seulement on peut parler d’alternance, la vrai, celle
qui substitue des rapports sociaux nouveaux aux anciens. On peut parler
de dynamique de changement. Alors oui, se posera la question du
«Pouvoir», celui de l’ancien monde déliquescent et celui du nouveau.
Quelle forme prendra cette confrontation dans la phase finale de
l’alternance? Sous quelle forme apparaîtra le nouveau Pouvoir? Personne
ne peut évidemment le dire, mais l’issue du processus dépendra de la
qualité des rapports sociaux nouveaux qui auront été créés.
Le discours sur le changement ne sera alors plus du simple domaine de
la spéculation intellectuelle ou des promesses électorales, il plongera
ses racines dans une pratique sociale dans laquelle tout un chacun-e
sera partie prenante.
Patrick MIGNARD
à 13:58