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L'objecteuse de conscience Sofia Orr explique pourquoi elle n'a jamais fléchi dans sa décision, ce en dépit de la répression israélienne contre les opposants à la guerre.
Par Oren Ziv.
Dimanche matin, l’objecteuse de conscience israélienne Sofia Orr, âgée de 18 ans, s'est présentée au centre de recrutement de l'armée, près de Tel Aviv, pour y déclarer son refus de s'enrôler dans le service militaire obligatoire en protestation contre la guerre menée par Israël à Gaza et l’occupation de longue date. Deuxième adolescent israélien à refuser publiquement le service militaire pour des raisons politiques depuis le 7 octobre — après que Tal Mitnick l’eut fait en décembre[1] — Orr a été condamnée à une peine initiale de 20 jours dans la prison militaire de Neve Tzedek, période qui sera probablement prolongée si elle continue à refuser de s'enrôler.
« L'atmosphère actuelle est beaucoup plus violente à l’encontre de mes convictions, donc j'ai évidemment plus peur, mais je pense qu’à l’heure actuelle, le plus importante est d'exprimer une voix de résistance », a-t-elle déclaré à +972 et a Local Call[2] lors d'un entretien donné la semaine dernière. « J’ai choisi de [m’y] refuser parce qu’à la guerre, il n’y a pas de gagnant. Nous le voyons maintenant plus que jamais. Tous les peuples, du fleuve Jourdain à la mer [Méditerranée], souffrent de cette guerre et seules la paix, une solution politique et la présentation d'une alternative peuvent conduire à une vraie sécurité ».
Orr a expliqué qu’elle avait déjà décidé de refuser la conscription obligatoire bien avant le début de la guerre, ce en raison de « l’occupation et de l’oppression que l’armée exerce sur les Palestiniens en Cisjordanie ». Les attaques du 7 octobre menées par le Hamas, a-t-elle déclaré, « nous ont montré une fois de plus que la violence ne conduit qu’à davantage de violence ».
Une trentaine de militants de gauche, pour la plupart des adolescents, ont accompagné Orr au centre de recrutement. Ils ont organisé une manifestation en soutient à sa décision de refuser [la conscription], suscitant l’intérêt de certains étudiants de yeshiva[3] ultra-orthodoxes venus obtenir une exemption du service militaire.
Chaque année, des milliers d’adolescents israéliens sont exemptés de conscription, principalement pour des motifs religieux, mais seule une poignée se déclarent politiquement opposée au service militaire. Outre des peines de prison variables, l’objection de conscience peut réduire les perspectives de carrière et causer une stigmatisation sociale.
Néanmoins, Orr était l'une des 230 adolescents israéliens qui ont signé une lettre ouverte début septembre, avant la guerre, annonçant leur intention de refuser leurs ordres de conscription, et ce dans le cadre d'une protestation plus large contre les efforts du gouvernement d'extrême-droite israélien visant à limiter le pouvoir de l’autorité judiciaire.
Liant la réforme du système judiciaire à la longue domination militaire d’Israel sur les Palestiniens, les lycéens — qui se sont organisés sous la bannière de « La jeunesse contre la dictature » — ont déclaré qu'ils ne rejoindraient pas l'armée « « tant que la démocratie ne sera pas assurée pour tous ceux qui vivent sous la juridiction du gouvernement israélien ».
Alors que la grande majorité de l'opinion publique israélienne soutient pleinement l'assaut de l'armée sur Gaza au lendemain du 7 octobre, et que les militants de gauche sont confrontés à une forte répression de la part de la police ainsi qu’à du doxxing[4] pour avoir pris position contre la guerre, pour les objecteurs de conscience les enjeux se sont accrus davantage. Dans l’entretien qui suit, édité pour des raisons de longueur et de clarté, Orr explique pourquoi elle n’a jamais fléchi dans sa décision de refuser [la conscription].
• Comment en êtes-vous venue à décider de refuser le service militaire ?
J'ai toujours ressenti plus d'engagement envers les personnes qu'envers les États, mais j’ai commencé à réaliser [mon opposition au service miliaire] quand j’avais environ 15 ans. J’ai commencé à me poser des questions : Qui devrais-je réellement servir durant mon service militaire, et que devrais-je les aider à faire ?
J’ai compris que si je m’enrôlais, je participerais à et normaliserais un cycle de violence qui dure depuis des décennies. J’ai réalisé que non seulement je ne pouvais pas le faire, mais que je devais faire tout ce que je pouvais pour y mettre un terme et m’y opposer.
En prenant la parole sur ce que l'enrôlement signifie pour moi, j'espère que cela amènera d'autres personnes à réfléchir à leur [propre] enrôlement, et à se demander s’ils pensent que ça en vaut la peine. Je le fais par empathie, solidarité et amour pour tous les Israéliens vivant en Israël et pour tous les Palestiniens vivant à Gaza et en Cisjordanie, indépendamment de leur nationalité ou leur religion — simplement parce que je crois que chaque être humain mérite de vivre une vie sûre et digne.
• Vous avez formé votre opinion durant des années au cours desquelles de nombreux Israéliens libéraux protestaient contre le gouvernement — lors des manifestations « Balfour » à Jérusalem en 2020 et des manifestations « Kaplan » à Tel Aviv en 2023. Avez-vous activement participé à ces mouvements ?
Ces manifestations étaient importantes, mais elles ne se concentraient pas sur ce qui je crois être la racine du problème. Il était donc très important pour moi de m'y rendre et d’élargir le débat. La société israélienne s’efforce d‘ignorer l’occupation et les Palestiniens, pensant que le problème se réglera de lui-même. Mais ce n’est pas le cas, comme nous le voyons maintenant. Le problème ne disparaît pas simplement parce que vous arrêtez de le regarder. Il persiste et continue de croître jusqu'à ce qu'il explose.
• Quelles ont été les réactions à votre décision, parmi vos amis, votre famille et vos camarades de classe ?
La plupart des gens pensent que je suis bizarre et je ne sais pas de quoi je parle. Ils me disent que je suis naïve et égoïste, et parfois même que je suis antisémite, une traîtresse, et qu’ils me souhaitent tous sortes de choses violentes. Par chance, cela n’arrive pas dans mon entourage le plus immédiat, mais j'ai reçu des réponses d’amis et de parents qui n’ont pas été faciles.
C’est devenu bien pire suite au 7 octobre avec la vague des « désillusionnées » — des personnes qui, avant le 7 octobre, croyaient en la possibilité d'une résolution [politique pacifique], et qui par la suite ont perdu espoir en celle-ci. Mais le 7 octobre a seulement démontré qu’une solution politique est nécessaire, sinon les violences continueront.
• Il existe un désir de vengeance sans précédent dans la société israélienne. Considérez-vous votre refus comme une tentative de persuasion de l’opinion publique ou comme un acte revendicatif face à cette vague ?
Pour moi, c'est important de le faire même si je ne convaincs personne. C'est la bonne chose à faire. Mais je ne sais pas si je l'aurais fait publiquement si je n'avais pas eu l'espoir que les gens puissent entendre et écouter, et qu'il y ait encore de la place pour en discuter. Il est très important de toucher la société israélienne, en particulier les jeunes qui sont dans la même situation que moi, et de leur montrer pourquoi j'ai choisi ce que j'ai choisi.
• Avez-vous des amis ou des connaissances qui servent actuellement à Gaza ?
À l’intérieur de Gaza, non. Mais j’ai beaucoup d’amis qui servent ou ont servi dans l’armée. Je leur souhaite, à eux aussi, tout ce qu’il y a de mieux. Je veux que l’État arrête d’envoyer des soldats à la mort. Je veux qu’ils puissent vivre une vie normale, mais ils ne le voient pas de cette façon.
• Est-ce que le fait de rencontrer des Palestiniens vous a aidé à prendre la décision de refuser [la conscription] ?
Mes opinions étaient déjà relativement fermes avant même que je commence à rencontrer des Palestiniens, mais cela a contribué à les rendre tangibles : rencontrer des personnes que l’on nous dit être nos ennemis en grandissant, et voir que ce sont des personnes ordinaires, tout comme moi, qui veulent vivre leur vie tout comme moi. Il y a un sérieux problème de déshumanisation, donc ces rencontres sont vraiment importantes. Dès que l’on cesse de croire que les Palestiniens sont des personnes [comme nous], il est beaucoup plus facile d’écarter l’idée que leur vie à une valeur et de les tuer sans y réfléchir à deux fois.
• Avez-vous des inquiétudes quant à l’idée d’aller en prison, surtout dans le climat actuel ?
Oui, sans aucun doute. Le climat actuel est beaucoup plus violente et extrême à l’encontre de mes convictions et de ma décision. Il va donc sans dire que je crains davantage tant l’incarcération que les réactions extérieures. Mais c’est aussi ce qui rend [ma décision] plus importante à mes yeux. En ces temps, il est très important d’exprimer cette voix de résistance et de solidarité, et non de rester les bras croisés.
[1] Ndt. Jeune militant israélien de 18 ans, il purge aujourd'hui plusieurs peines de prison pour avoir refusé de s’enrôler dans l’armée israélienne. En décembre, le journal Libération a publié une lettre ouverte du jeune objecteur de conscience (cf. 28/12/2023), accessible intégralement sur le site du périodique.
[2] Ndt. Local Call (Appel local) de son nom anglophone, ou Sikha Mekomit, est un média d'actualité numérique hébreux.
[3] Ndt. Centre d'étude hébraïque.
[4] Ndt. Forme de harcèlement consistant à révéler publiquement des informations privées (nom et prénom, adresse, numéro de téléphone, etc.).
Traduction d’un article publié le 26/02/2024 par le quotidien d'actualité numérique israélien +972. Il s’agit d’un court entretien donné par le journaliste Oren Zix à une jeune militante pacifiste israélienne, Sofia Orr, emprisonnée pour avoir refusé la conscription militaire.
Article initialement en anglais, disponible en accès libre à l’URL : https://www.972mag.com/sofia-orr-conscientious-objector-israeli-army/ (dernièrement consulté le 23/03/2024).
Cet article a également été publié en italien sous le titre « Non stare a guardare » (Ne pas rester les bras croisés), par les camarades de l’hebdomadaire italien Humanita’ Nova, année 104, n°9 (10 mars 2024), p. 8.
Également accessible sur le site internet du journal à l’URL : https://umanitanova.org/non-stare-a-guardare/ (dernièrement consulté le 23/03/2024).
Article publié dans le Monde Libertaire n°1861 (mai 2024)