Interdit aux femmes. Le féminisme et la censure de la pornographie
Lu sur La Gryffe : "Interdit aux femmes.
Le féminisme et la censure de la pornographie, Nathalie Collard, Pascale Navarro, Boréal, 1996, 142 p., 89 francs. Les deux auteures de ce livre sont des journalistes canadiennes qui, écrivent-elles, sont féministes sans avoir « jamais milité dans des groupes de femmes ». Elles se proposent de dénoncer là une étrange alliance, opérée à l'occasion d'un débat public (des années 80 à la période 95) au Canada sur la pornographie, entre féministes radicales et groupes de droite conservateurs, en faveur de la censure.
Selon elles l'arrivée de la télévision, payante au Canada en janvier 1983 provoque très vite parmi les féministes québécoises un fort courant d'opinions pro-censure. La pornographie étant « un des nombreux visages de l'inégalité systémique entre les femmes et les hommes » (p.27) elle devient « donc un problème politique » appelant des dispositions législatives nouvelles qui vont s'ajouter à un système législatif et réglementaire canadien déjà très arbitraire. Effectivement on découvre dans ce livre de nombreuses informations : depuis 1840 le contenu des magazines et des livres (en provenance de l'étranger) doit être « approuvé » par l'administration des douanes canadiennes qui a le pouvoir d'interdire l'entrée au Canada de matériel jugé « immoral, indécent ou séditieux ». À ce cadre réglementaire arbitraire vont donc s'ajouter des dispositions nouvelles issues de travaux de commissions qui selon les auteures reprennent les thèses de « féministes radicales pro-censure », en particulier celles d'Andrea Dworkin et de Catharine Mackinnon (qui auraient même préparé des règlements définissant la pornographie pour les villes d'Indianapolis et de Minneapolis aux USA, p.25-26). De ce renforcement de la censure vont aussitôt être victimes des ouvrages féministes ou homosexuels : un livre d'Andrea Dworkin, par exemple mais aussi de Marguerite Duras ou encore, en 1995 des livres commandés par une librairie gaie et lesbienne. De nombreux exemples sont aussi cités où des artistes ( « performeuses » telles Veronica Vera, Annie Sprinkle ou Karen Finley) issues du courant sexual politics se retrouvent placées en situation de porte-à-faux devant ces discours pro-censure et leurs effets répressifs. La thèse des auteures est donc : « féminisme et conservatisme : même combat » (p. 127). Même si des cas de collaboration ou d'alliance objective entre féministes radicales et groupes de droite conservateurs sont évoqués, l'analyse reste superficielle. C'est dommage parce que, par exemple, une analyse précise et comparative du discours des conservateurs et de certaines tendances féministes radicales nord-américaines sur la sexualité aurait pu mettre en évidence une identité de contenu très moraliste. À titre d'exemple pour le cas de la France, il y a quelque temps circulait dans des lieux libertaires un texte intitulé « Les sorcières font le ménage » qui proposait une liste de recommandations anti-sexistes adressées aux hommes où l'on pouvait lire « 6. Ton regard insistant ne se posera sur aucune femme, portes le plutôt sur ces textes. 7. Tu admettras que les blagues de cul ne font rire que les misogynes et tu ne t'en amuseras pas ». La recommandation 6 est tout à fait conforme à ce que souhaitent les intégristes religieux et sans remettre en cause le fait que le regard soit une des modalités par lesquelles se manifeste le rapport de force symbolique dans lequel la femme est souvent niée comme être, on peut rappeler que le désir ou l'amour passent aussi par des échanges de regards. Si effectivement 95 % des « blagues de cul » circulant dans les milieux hétéros sont misogynes cela ne signifie pas que la blague de cul soit par essence misogyne ce que la recommandation 7 laisse supposer avec la bénédiction de tous les bigots.
À côté de toute une série d'informations édifiantes sur la censure en Amérique du Nord, on trouve des affirmations curieuses dans Interdit aux femmes, telle « l'industrie de la porno ne disparaîtra jamais, ni les « métiers du sexe » en général » (p.79) démontrant que le point de vue adopté là est très éloigné des conceptions libertaires. Sans remise en cause de la totalité du système social qui génère les différentes formes de domination, le point de vue développé dans ce livre s'appuie sur une conception « moderne » et sociale-démocrate d'une liberté évaluée à l'aune de la marchandise. En effet pour ces auteures, si on dénonce les « vrais » abus tels « pédopornographie, bestialité, nécrophilie » tout en éduquant les mentalités, on doit laisser la liberté de « consommer » du sexe car l'industrie du sexe « fait travailler des millions de gens » (p.131). Ce texte a donné lieu à peu de débats au Canada, le milieu féministe considérant que les auteures « s'étaient fabriqué un adversaire un peu sur mesure ».
N.B