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Roxane Nadeau: Le culte de l’intensité

Lu sur L'Itinéraire :Quand tu t’fais casser la gueule dans une ruelle, que tu saignes de partout pis qu’les lumières s’allument dans les maisons mais que personne ne réagit ou n’ appelle la police, c’est là qu’tu réalises que pour le monde, t’es rien qu’une pute! Pourtant, la non-assistance à une personne en danger est un crime! » Roxane Nadeau sait de quoi elle parle lorsqu’elle dénonce le regard méprisant de la société vis-à-vis des travailleuses du sexe. Ayant fait de la prostitution de rue pendant 13 ans, elle milite aujourd’hui pour les droits des travailleuses du sexe et donne une voix à ses consœurs par l’entremise de Vicky, la narratrice prostituée et junkie de son premier roman Pute de rue. Mais attention! la narratrice n’est pas l’auteure. En fait, bien que la frontière identitaire entre la narratrice et l’auteure s’embrouille aisément, Vicky et Roxane sont deux femmes fortes qui partagent un univers aussi dur que stimulant : la rue. « Vicky a une parole et Roxane un discours », nuance l’auteure en expirant la fumée de sa cigarette.

La rue : une quête spirituelle
Ce qu’on remarque en premier lorsqu’on rencontre Roxane Nadeau, c’est son regard magnifique, illuminé d’une vivacité empreinte d’urgence de vivre. « J’suis bien dans l’intensité… Et d’ailleurs, l’intensité existe seulement dans quelque chose qui n’est pas installé, qui ne peut se tenir pour acquis. Et dans la rue, y’a pas d’acquis. » Dix ans après avoir vécu la prostitution de rue, la femme de 38 ans a écrit Pute de rue en pensant à ses consœurs de la rue : « J’ai écrit ce roman pour celles qui sont mortes, pour celles qui travaillent encore sur la rue. Je l’ai aussi écrit pour que les gens comprennent que les travailleuses du sexe de la rue ne sont pas juste une drôle d’affaire qui marche tout croche. On est aussi des personnes humaines. » D’ailleurs, ses consœurs de Stella (organisme qui soutient les travailleuses du sexe) ont été les premières lectrices de Pute de rue car, dit-elle, « la solidarité à l’égard des filles de la rue était essentielle pour l’écriture de ce roman. »
Lieu de tous les possibles, la rue habite toujours Roxane Nadeau : « On ne sort jamais complètement d’la rue. La rue, c’est chez moi », souffle-t-elle spontanément. Belle marginale à la trajectoire de vie marquée par l’indépendance à tout prix, Roxane Nadeau dégage à la fois l’assurance et la fragilité de celle qui a bataillé intérieurement et socialement pour être et rester elle-même… sans compromis. La narratrice et l’auteur ont en commun le culte de l’intensité. L’intensité comme mode de vie, comme impérieuse condition de l’existence : « Pour moi, la rue, ça a été comme une quête spirituelle, un culte de l’intensité. T’es seule face à toi-même et tu dois vivre, malgré tout. Ça m’a permis d’explorer mes limites, mes possibilités. C’est une recherche de l’essentiel. La dope, ça t’donne accès à autre chose, à l’intérieur et à l’extérieur de toi », raconte l’auteure de Pute de rue.

Décriminaliser pour contrer la violence
Dans la quête de soi, il y a aussi toujours eu la quête des autres, le souci de l’engagement social pour les femmes et les travailleuses du sexe. Consciente qu’elle s’est longtemps réfugiée dans la drogue par peur de réussir, elle trouve toujours aussi assommant le discours qu’on sert ad nauseam aux filles qui choisissent librement de faire de la prostitution et de s’impliquer dans leur milieu : « J’accepte pas le discours du monde qui dit : “ tu vaux plus que ça, tu peux faire mieux, t’es intelligente, belle. ” On vaut plus que quoi, que qui? C’est quoi c’te concept-là? L’autre jour, une journaliste de La Presse a essayé d’me faire dire que j’étais une exception, que j’étais surdouée, différente des autres. C’est quoi ça? Différente par rapport à qui? », s’interroge-t-elle, visiblement contrariée par la tendance des médias de masse à vouloir tout expliquer par le cas particulier plutôt que de considérer l’ensemble d’une problématique.
Militante active auprès de groupes féministes et de Stella depuis l’âge de 18 ans, Roxane Nadeau pose un regard des plus perspicaces sur les conséquences de la criminalisation des activités liées à la prostitution : « Tu sais, on est dans une société hypocrite. Un gars n’a pas le droit de payer 20 $ pour se faire sucer, mais il peut battre une prostituée en toute tranquillité par exemple! Pas de flics pour ça, c’est juste des putes! » Sans conteste, la criminalisation des activités liées à la prostitution, qui rendent les travailleuses du sexe plus vulnérables face aux agresseurs potentiels, est le premier facteur aggravant de la violence: « Chaque fois qu’il y a une opération-clients [opération policière visant à dissuader les consommateurs de prostitution], il y a une recrudescence de la violence envers les travailleuses du sexe. On est obligées de se cacher encore plus et on a moins l’temps d’évaluer les risques. Les clients sont nerveux et se vengent sur les filles. Tout ça pour dire au monsieur : “c’est pas beau c’que tu fais…” Y peut-tu s’faire sucer tranquille! Il paye! » Et que ceux et celles qui pensent que les prostituées n’ont qu’à faire autre chose s’il y a trop de violence se ravisent aussitôt : « On ne demande pas à une femme hétéro victime de violence conjugale de ne plus fréquenter d’hommes. Alors pourquoi une prostituée serait davantage responsable de la violence d’un homme à son égard? », questionne judicieusement l’ex-travailleuse du sexe.

Résidants contre la prostitution et clients?
C’est dans la perspective de reconnaissance de la légitimité du travail du sexe que Roxane Nadeau et ses consœurs de Stella entrevoient la possibilité de développer collectivement des moyens concrets pour lutter contre la violence et l’exploitation subies par plusieurs travailleuses du sexe : « Au fond, il faut que les gens comprennent que la prostitution peut être une option valable, au même titre que n’importe quel autre métier. Et puis qu’on arrête de nous victimiser en disant : “la pauv’tite c’est à cause d’la drogue ou elle a dû être victime d’abus sexuels dans son enfance…” Après tout, c’est nous qui chargeons aux clients! », lance-t-elle avec l’aplomb de la militante aguerrie.
Si les travailleuses du sexe militent pour le droit d’exercer leur métier dans un contexte légal et sécuritaire, d’autres militent pour les criminaliser davantage et les chasser de leurs quartiers. C’est notamment le cas du comité de résidants du quartier Centre-Sud. Chasse aux sorcières contemporaine, la lutte de certains résidants pour assainir leur quartier se noie dans l’incohérence, dans l’inadéquation du discours et de la pratique : «J’peux t’affirmer que beaucoup d’hommes, souvent des commerçants d’ailleurs, qui font partie de comités de résidants pour s’opposer aux prostituées dans leur quartier sont les premiers clients des prostituées de rue!», dénonce l’auteure de Pute de rue en toute connaissance de cause. N’est-ce pas là une belle démonstration des contradictions inhérentes à la nature humaine?

Féministes abolitionnistes et marginales assumées
« Une femme peut-elle choisir entre aller vendre des hamburgers chez McDo ou danser dans un club, faire la rue ou être escorte? Est-ce qu’on pourrait juste penser que ça peut être une décision éclairée, prise en toute lucidité et connaissance de cause? » La réponse à la question que pose Roxane Nadeau fait l’objet de débats houleux parmi les féministes. Non, disent radicalement les féministes en faveur de l’abolition de la prostitution. Oui, disent en cœur les travailleuses du sexe et leurs alliées : « J’suis féministe militante depuis l’âge de 18 ans et ça me fait chier que les abolitionnistes disent aux filles de Stella qu’elles ne sont pas représentatives des travailleuses du sexe. À leurs yeux, on est de pauvres p’tites victimes aliénées par le patriarcat, victimes inconscientes de l’oppression. Comme si elles étaient davantage pour les principes moraux que pour les femmes. Moi, j’suis pas pour ou contre la prostitution, j’suis pour les femmes. J’suis pour qu’on les protège, prenne soin d’elles, quelle que soit leur situation », déclare la féministe, l’œil pétillant de conviction.
À l’instar de la narratrice de son premier roman, Roxane Nadeau est ouvertement lesbienne et déplore la dissociation des lesbiennes féministes envers les prostituées depuis la reconnaissance de certains de leurs droits : « Les lesbiennes, féministes parmi les plus militantes des grandes batailles sociales pour les femmes, ont pourtant été longtemps marginalisées par les féministes hétérosexuelles. Maintenant que leurs droits sont mieux reconnus, beaucoup de lesbiennes féministes ont laissé tomber les putes. » Comme le dit si bien l’attachante narratrice du roman : « Ça doit être ça qui arrive quand tu t’éloignes de la marginalité : tu t’éloignes aussi de la solidarité. »
La division des marginalisées prend d’ailleurs un accent de nostalgie dans Pute de rue : « Dans ce temps-là, les lesbiennes, les putes et toutes les autres, on était dans le même bateau. » Évidemment, plusieurs lesbiennes conçoivent difficilement qu’une des leurs puisse à la fois aimer les femmes et se prostituer avec des hommes pour l’argent. Marginales parmi les marginales, les lesbiennes prostituées sont trop souvent stigmatisées et exclues : « J’ai connu des danseuses lesbiennes qui n’osaient plus vivre leur sexualité, car elles se sentaient jugées par les lesbiennes », témoigne l’auteure.
Malgré le succès qui semble poindre à l’horizon, ce n’est pas demain la veille que Roxane Nadeau s’assoira confortablement sur ses acquis pour délaisser ses consœurs de la rue. Multiple, insaisissable malgré sa générosité, c’est lorsque les médias commençaient à la réclamer qu’elle a décidé de quitter Montréal pour Calcutta, en Inde. « Je reviendrai après avoir écrit mon deuxième roman », a-t-elle lancé pour seule certitude. Résurgence de la peur de réussir ou appel irrépressible de la quête de l’intensité, de l’ailleurs qui repousse les limites intérieures?

Roxane Nadeau, Pute de rue, Éditions des Intouchables, Montréal, 2003.

Audrey Coté


 

Ecrit par libertad, à 15:15 dans la rubrique "Le privé est politique".



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