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Une approche du primitivisme
Lu sur Cette Semaine : "Nous avons traduit le texte ci-dessous du journal américain Anarchy : a journal of desire armed.L’anarcho-primitivisme est un courant peu connu ici, même si les deux livres de John Zerzan traduits il y a deux ans par l’Insomniaque et une réponse publiée ensuite par En attendant ont permis de se familiariser avec certaines de ses thèses et peut-être d’amorcer un début de débat. Le texte Pourquoi je ne suis pas primitiviste ? a pour premier intérêt de faire un tour d’horizon du courant primitiviste, de Fifth Estate à Earth First!, en passant justement par sa tendance anarchiste. Ensuite, l’auteur expose certaines critiques qui le conduisent à préférer un anarchisme qui intégrait des apports du courant primitiviste, plutôt que d’être partisan de cette nouvelle idéologie. Pour notre part, il s’agit de présenter une approche de ces théories qui rassemblent outre-manche et outre-atlantique bon nombre d’acteurs de la scène radicale, même s’ils tombent bien souvent dans une réification des sociétés précapitalistes ou dans un mysticisme de la nature (existe-t-elle ?) qui, tout en ne valant pas mieux que celui de la lutte de classe, semble de plus oublier la dimension essentielle des rapports sociaux et donc du capitalisme. Reste que la question des aliénations pointées par le primitivisme – qui restent encore à déconstruire individuellement et collectivement – permet de mieux mettre en perspective notre désir de destruction de ce monde-là, et que les réflexions sur la technologie ou la civilisation permettent non seulement de le relativiser de façon radicale mais aussi d’ouvrir des perspectives de libération.


Pourquoi je ne suis pas primitiviste ?

Le primitivisme, en tant que réponse multiface, et toujours en développement aux crises de notre époque auxquelles l’humanité est désormais confrontée, mérite une sérieuse évaluation. Il s’agit certainement d’une des différentes réponses possibles qui tente de comprendre notre situation difficile actuelle dans le but de suggérer une sortie. Néanmoins, les positions primitivistes qui ont été développées jusqu’à aujourd’hui posent de nombreux problèmes. Notamment de sérieux problèmes à propos du concept de primitivisme lui-même comme mode de théorie et de pratique. Il peut être intéressant d’examiner d’abord certaines sources du primitivisme dans le but d’identifier et d’approfondir quelques unes de ses difficultés les plus évidentes puis de suggérer quelques solutions.

Bases primitiviste

sIl y a plusieurs pistes d’évolution qui semblent avoir plus ou moins convergées pour former le mélange primitiviste actuel de théories et de pratiques, du moins en Amérique du Nord (je ne suis pas familier avec le primitivisme anglais). Mais deux ou trois bases ressortent comme les plus influentes et les plus importantes : celle qui s’est développée à Détroit à partir de l'anarcho-marxiste Black & Red et des anarchistes qui participent à Fifth Estate (FE), incluant un moment John Zerzan, bien que ce dernier et FE se soient finalement séparés brouillés à propos du statut et de l’interprétation de l’agriculture, de la culture et de la domestication. Enfin, certains activistes issus du milieu de Earth First !, souvent influencés par les écologistes partisans de la Deep ecology [“Ecologie profonde”, voir plus loin], mettent en avant une perspective de retour à la Pleistocène 1 – il s’agit de l’ère géologique au cours de laquelle sont apparues les espèces humaines.

Fredy Perlman et Fifth Estate

Bien qu’il y ait eu des prémices du primitivisme radical à l’intérieur – et même avant sa constitution – du mouvement anarchiste moderne, c’est à Fredy Perlman et au collectif de Détroit Black & Red, par lequel son travail fut publié au début des années 60, que le primitivisme contemporain doit le plus. Ce qui a eu le plus d’influence a été sa reconstruction visionnaire des origines et du développement de la civilisation dans Against His-Story, Against Leviathan, publié en 1983. Dans cet ouvrage, Perlman proposait l’idée que la civilisation a pris naissance dans des conditions de vie relativement sévères (dans un endroit et à un moment donné) qui pour l’élite tribale ont exigé le développement d’un système d’irrigations collectives. La construction effective de ce système a nécessité l’action de nombreux individus grâce à une “machine sociale” sous la direction de cette élite tribale. Et la “machine sociale” qui était née devint le premier Leviathan 2, la première civilisation, qui a grandi et s’est reproduite à travers les guerres, l’esclavage et la création d’une machinerie sociale toujours plus importante. La situation dans laquelle nous sommes à présent est un monde dans lequel les descendants de cette civilisation originelle ont réussi à envahir le globe et ont conquis presque toutes les communautés humaines. Mais, comme Perlman le signale, même si presque toute l’humanité est maintenant piégée au sein des civilisations, des Leviathans, il y a toujours des résistances. Et, en fait, le développement des civilisations depuis leurs origines a toujours subi la résistance de tous les non-civilisés, la communauté des humains libres. L’Histoire n’a toujours été jusqu’à aujourd’hui que le récit des premières civilisations détruisant les communautés relativement plus libres autour d’elles, en les intégrant ou en les exterminant, et le récit victorieux de civilisations luttant entre elles, de civilisations exterminant, incorporant ou subjuguant d’autres civilisations. La résistance est pourtant possible et nous pouvons tous relier notre lignage ancestral à des personnes qui furent d’abord sans Etat, sans argent et, dans un certain sens plus profond, plus libres.

La vision de Fredy Perlman a été abordée et élaborée au milieu d’autres personnes impliquées dans le projet du journal Fifth Estate, dont le plus notable est David Watson, qui a écrit sous de nombreux pseudonymes dont George Bradford. Fifth Estate était lui-même un journal underground dans les années 60 qui a évolué comme un journal anarchiste révolutionnaire au milieu des années 70, puis, plus tard, comme un projet anarcho-primitiviste au cours des années 80. Bien que Fifth Estate ait récemment abandonné certaines des implications les plus radicales de ses positions initiales, il reste une des bases majeures du milieu primitiviste contemporain.

Et bien que le travail de Watson soit clairement basé sur celui de Perlman, il a également ajouté ses propres préoccupations, qui comprennent un développement plus avancé de la critique de la technologie et de la “megamachine” de Lewis Mumford, une défense de la spiritualité primitive et du shamanisme, et l’appel pour une nouvelle et véritable écologie sociale (qui éviterait les erreurs du naturalisme, rationalisme et techno-urbanisme d’après disette de Murray Bookchin 3). On peut maintenant trouver le travail de Watson dans un nouveau recueil de ses écrits les plus significatifs publiés par Fifth Estate dans les années 80 sous le titre Against the Megamachine (1998). Mais il est aussi l’auteur de deux autres livres : How Deep is Deep Ecology (1989, sous le pseudonyme de George Bradford) et Beyond Bookchin : A Preface to Any Future Social Ecology (1996).

John Zerzan

John Zerzan, certainement le plus connu des défricheurs du primitivisme en Amérique du Nord, a commencé en questionnant les origines de l’aliénation sociale dans une série d’essais également publiés par Fifth Estate tout au long des années 80. Ces essais ont finalement trouvé leur place dans le recueil Elements of Refusal 4 (1988, seconde édition en 1999). Ils comprennent des critiques radicales des aspects centraux de la culture humaine – le temps, le langage, le nombre et l’art – et une critique influente de l’agriculture, soit la ligne de partage créant le changement dans une société humaine, que Zerzan appelle “la base de la civilisation” (1999, p.73). Cependant, si ces essais initiaux, comme on les appelle souvent, furent publiés dans Fifth Estate, ils n’étaient pas toujours bien accueillis. Et, en fait, chaque numéro de FE dans lesquels ils sont parus comprenait des commentaires rejetant ses conclusions dans des termes très clairs. Finalement, lorsque le collectif de FE fut fatigué de publier ces essais originaux, et puisque Zerzan trouvait de plus en plus difficile d’endurer le dégoût évident de FE pour la direction dans laquelle il menait ses investigations, il s’est tourné vers d’autres pour être publié, dont ce journal, Anarchy ; Demolition Derby, le journal à la vie brève de Michael William ; et finalement le journal anglais Green Anarchist, parmi d’autres. Un second recueil de ses essais, Future Primitive and Other Essays 5 fut alors publié par Anarchy/C.A.L. Press en association avec Autonomedia en 1994. De façon complémentaire, il a édité deux anthologies primitivistes d’importance, Questioning Technology (co-édité par Alice Carnes en 1988 avec une seconde édition en 1991) et plus récemment Against Civilization (1999).
John Zerzan est peut-être plus célèbre pour les conclusions brusques et plus absurdes de ses critiques initiales. Dans ces derniers essais, et dans ses écrits ultérieurs – qui seront familiers aux lecteurs d’Anarchy magazine, il a finalement rejeté toute culture symbolique comme de l’aliénation et une régression de l’état primitif de la nature humaine pré-civilisée, pré-domestiquée et antérieure à la division du travail. Il est aussi devenu connu dans certains cercles pour son soutien chaleureux à Unabomber 6, à qui il a dédicacé la seconde édition d’Elements of Refusal, précisant à ceux qui auraient pu en douter qu’il était vraiment sérieux à propos de ses critiques et de notre besoin de développer une critique de fond avec une pratique sans compromis.

Earth First! et la Deep Ecology

La base primitiviste développée par le milieu de l’action directe d’Earth First! (EF!) “en défense de la Terre-Mère” est lourdement entrelacée avec la formulation de la Deep ecology [“écologie profonde”] par Arne Naess, Bill Devall et George Sessions, entre autres. A la base, la communauté d’action directe de Earth First! (principalement implantée à l’ouest des Eats-Unis et largement anarchiste) semble s’être retrouvée dans la recherche d’une fondation philosophique appropriée pour sa défense non-urbaine des régions vierges et du côté sauvage de l’humain et avoir trouvé quelques munitions irrésistibles, sinon une théorie cohérente, dans la Deep ecology.
Earth First!, en tant qu’organisation solide et informelle (mais certainement pas complètement), puise ses propres origines dans l’éco-anarchisme autochtone [soit indien, ndt] d’Edward Abbey (dont les écrits sur la nature comme Desert Solitaire et la nouvelle The Monkey Wrench Gan furent très influents) et l’écologisme radical autochtone de David Foreman et de ses amis. En fait, le Earth First! des débuts a souvent défendu une approche explicitement anti-immigrés – “la nature sauvage nord-américaine pour les citoyens américains et canadiens uniquement” –, pour sauver toute cette nature qui pourrait encore l’être de la dégradation humaine croissante qui exploite des mines, construit des routes, défriche des forêts, mène une agriculture intensive et développe le tourisme au service de la société de consommation de masse contemporaine. Mais sans jamais se sentir obligé de développer une théorie sociale critique. Cependant, dès qu’Earth First! s’est étendu en dehors du sud-ouest américain et est devenu le centre d’un large mouvement de l’action directe, il est devenu clair que la plupart des personnes qui se joignaient aux blocages, marches, accrochages de banderoles et lock-downs 7 étaient plus qu’un peu influencés par les mouvements sociaux catégoriquement non-autochtones des années 60 et 70 (les droits civiques, anti-guerre, anti-nucléaire, mouvements féministes et anarchistes, etc.). Les contradictions entre la base et la direction informelle sous le contrôle du journal Earth First! atteignirent leur apogée avec la démission de Foreman et la fondation du journal Wild Earth, focalisé sur une perspective de conservation biologique plus proche de ses aspirations. La nouvelle direction d’Earth First! (et le nouveau collectif qui anime le journal depuis le départ de Foreman) reflète la diversité actuelle des activistes désormais impliqués dans tout le milieu d’EF! – un mélange éclectique d’environnementalistes libéraux/réformistes, d’éco-gauchistes (et même des éco-syndicalistes affiliés aux IWW), quelques écologistes [au sens du parti des Verts, ndt], une variété d’éco-anarchistes et certains partisans de la Deep ecology. Mais au regard de cette diversité, il est clair que l’ “écologie profonde” est certainement l’influence la plus vaste à l’intérieur du milieu d’Earth First!, y compris parmi ceux qui se considèrent eux-mêmes comme primitivistes. Cela s’explique principalement parce qu’EF! est fondamentalement un mouvement d’action directe en défense de la Nature non-humaine, et clairement pas un mouvement orienté vers le social, malgré l’engagement social radical fréquent de nombreuses personnes qui y participent. La Deep ecology apporte la justification théorique pour des attitudes du genre “la Nature d’abord, la société ensuite”, souvent présentes à EF! Elle substitue une vision bio-centrique ou éco-centrique très construite (“la perspective d’un monde naturel unifié” comme le disent les Lone Wolf Circles [Cercles du loup solitaire]) aux perspectives supposément anthropo-centriques qui privilégient les valeurs humaines et qui prédominent dans la plupart des autres philosophies. Elle offre en plus une philosophie qui se fond avec une spiritualité de la nature et qui, ensemble, servent à justifier la perspective éco-primitiviste de nombreux activistes qui souhaitent une réduction drastique de la population humaine et une réduction d’échelle ou l’élimination de la technologie industrielle, dans le but de réduire ou de supprimer la destruction croissante du monde naturel par la société industrielle moderne. Bien que le philosophe norvégien Arne Naess (qui n’est pas primitiviste) soit souvent crédité de la création de la Deep ecology, le livre qui lui a donné son nom au départ aux Etats-Unis était celui de Bill Devall et George Session : Deep Ecology (1986). Celui d’Arne Naess, Ecology, Community and Lifestyle : Outline of an Ecosophy est paru en 1990 alors que George Session publiait en 1994 Deep Ecology for the Twenty-First Century.

Quel primitivisme ?

Comme cela apparaît d’évidence lors de ce rapide tour d’horizon (qui laisse nécessairement de côté la discussion de nombreux détails ainsi que d’autres courants et influences importants), les fondements du milieu primitiviste ne sont pas simplement divers, ils sont souvent aussi dans une large mesure incompatibles. Se définir comme primitiviste peut signifier des choses très différentes pour ceux/celles qui sont influencéEs par Fredy Perlman ou David Watson, John Zerzan ou Arne Naess. Fredy Perlman commémore de façon poétique le chant et la danse des communautés primitives, leur immersion dans la nature et leur harmonie avec les autres espèces. Pour David Watson, le primitivisme implique avant tout la célébration de la manière de vivre de façon “soutenable” et préindustrielle (mais pas nécessairement préagricole) de nombreux peuples, qui, d’après lui, sont bien plus centrés sur des cultures tribales (en particulier les religions tribales) et des outils et techniques conviviaux. Pour John Zerzan, le primitivisme est d’abord et avant tout une position appelant de la fin de toutes les aliénations symboliques possibles et de toute la division du travail dans le but que nous expérimentions le monde en tant qu’unité d’expérience nouvelle sans avoir besoin de religion, d’art ou d’autres compensations symboliques. Alors que pour celles/ceux qui sont influencéEs par la Deep ecology, le primitivisme signifie le retour à un monde préindustriel habité par une petite population humaine capable de vivre non seulement en harmonie avec la nature, mais aussi avec un impact minimal sur les autres espèces d’animaux et de plantes (et même les bactéries).

Le primitivisme comme idéologie

Même si j’apprécie et je respecte les contenus de la plupart des courants du primitivisme, il se pose d’évidents problèmes avec la formulation de toute théorie radicale principalement centrée sur l’identité primitiviste (ou de toute autre positivité conçue comme identité). Comme Bob Black l’a soutenu, “L’existence de chasseurs-cueilleurs communistes/anarchistes, passés et présents, est importante. Pas (nécessairement) pour leurs adaptations d’habitat-spécifique réussies puisque celles-ci, par définition, ne sont pas généralisables. Mais parce qu’ils démontrent que la vie fut d’abord, que la vie peut être, radicalement différente. La question n’est pas de recréer ce mode de vie (bien qu’il puisse y avoir certaines occasions de le faire) mais d’apprécier le fait que, si un mode de vie si totalement contradictoire au nôtre fut réalisable, avec l’enregistrement de ses traces sur un million d’années, alors peut-être d’autres modes de vie opposés au nôtre le sont aussi” (Bob Black, Technophilia, An Infantile Disorder, publié dans Green Anarchist et sur le web à www.primitivism.com).

S’il était évident que le primitivisme impliquait toujours ce type de conclusion ouverte et de position non idéologique, l’identité primitiviste serait bien moins problématique. Malheureusement, pour la plupart des primitivistes la vision idéalisée et hypostasiée des sociétés premières tend irrésistiblement à déplacer la centralité essentielle de la théorie critique elle-même, quelles que soient leurs protestations régulières à ce sujet. La critique se déplace rapidement d’une compréhension du monde social et naturel vers l’adoption d’un idéal préconçu à partir duquel ce monde (et la propre vie de chacunE) est mesuré, soit une position idéologique par excellence. Cette tendance presque irrésistible à l’idéalisation est la plus grande faiblesse du primitivisme.

C’est particulièrement clair lorsque des tentatives sont faites pour préciser la signification exacte du mot “primitif”. Il n’y a pas de sociétés “primitives” contemporaines, et n’y a même pas de société “primitive” isolée, identifiable, archétypale. Bien que ceci soit tout de même accepté par la plupart des primitivistes, l’importance de ce fait n’est pas toujours comprise. Toutes les sociétés existant à présent (et historiquement) ont leurs propres histoires, sont des sociétés contemporaines dans le sens fondamental qu’elles existent dans le même monde – même si elles sont loin des centres du pouvoir et de la force – que les Etats-nations, les multinationales et le système d’échange de biens global. Même les sociétés anciennes qui existaient avant l’avènement de l’agriculture et de la civilisation [souvent associées dans les théories primitivistes, ndt] se sont adaptées de façon inimaginable à des modes de vie divers et innovants au cours de leur existence. Et, au-delà de certaines spéculations de base, nous ne pourrons tout simplement jamais savoir [il s’agit de millions d’années et non pas des recueils d’anthropologues ou de missionnaires du XIXe, ndt] ce que ces modes de vie étaient et moins encore qui étaient les plus authentiquement primitifs ! Cela ne signifie pas que nous n’avons rien à apprendre du mode de vie des chasseurs-cueilleurs contemporains – ou des horticulteurs, des bergers nomades et même des communautés qui vivent de l’agriculture –. Cela signifie qu’il n’est pas question de mettre en avant une forme de vie comme un idéal qu‘il faut égaler sans critique, ou de construire un idéal primitif archétypal basé sur des spéculations concernant toujours ce qui aurait pu exister.

Ni derrière ni devant, mais où nous choisissons d’aller

Comme toutes les critiques du primitivisme ne se lassent jamais de le pointer, nous sommes incapables de remonter dans le temps. Mais ce n’est pas (comme la plupart des critiques le pensent) parce que le “progrès” social et technique est irréversible, ni parce que la civilisation moderne est irremplaçable. Il existe plusieurs exemples historiques de résistances à la fois aux innovations sociales et techniques, et de retours vers ce qui est d’habitude considéré (par les croyants au Progrès) non pas comme un simple mode de vie, mais comme inférieur ou retardataire. Plus fondamentalement, nous ne pouvons revenir en arrière dans le sens ou dans n’importe quelle direction qu’aille la société, notre départ sera forcément lié à la place où nous sommes à présent. Nous sommes tous/tes pris-es dans un processus historique et social qui limite nos options. Comme les marxistes le montrent de façon typique, les conditions matérielles de production présentes et les relations sociales de production déterminent largement les possibilités de changement social. Même si les anarchistes sont extrêmement (et à juste titre) critiques sur les hypothèses productivistes présentes derrière ce type de formulation, il reste généralement exact que les conditions de vie sociale existantes (dans toutes leurs dimensions matérielles et culturelles) exercent une inertie qui rend toute idée d’un “retour” à un mode de vie antérieur (ou plus certainement imaginé) extrêmement problématique.
Mais nous n’avons pas plus de besoin nécessaire d’aller en arrière que dans le futur que nous préparent le capital et l’Etat. Comme nous l’enseigne l’histoire, leur progrès n’a jamais été notre progrès – conçu comme la disparition substantielle de l’aliénation sociale, de la domestication ou encore de l’exploitation. Bien plus, nous ferions mieux de nous passer du sablier standard de toutes les philosophies de l’histoire pour voguer enfin dans notre propre direction.
Ce n’est que sans les contraintes inutiles, et toujours idéologiques, imposées par les interprétations directives de l’histoire que nous serons enfin libres de devenir ce que nous souhaitons, plutôt que ce que certaines conceptions du progrès (ou du passé) nous demandent d’être. Cela ne signifie pas que nous devons tout simplement ignorer ce que, en tant que société entière, nous sommes aujourd’hui, mais doit au contraire impliquer que finalement aucune idéologie ne peut renfermer ou définir la puissance sociale et révolutionnaire sans la falsifier. La vitalité de cette puissance critique précède toute théorisation, dans chacune et dans toute contradiction entre nos désirs immédiats pour des vies unitaires [au sens de briser les séparations, notamment entre les différents moments/activités d’unE individuE, ndt] et non-aliénées et toutes les relations sociales actuelles, les rôles et les institutions qui empêchent ces désirs de se réaliser.

Critiques de la civilisation, du progrès et de la technologie

Pour nous, ce qui est bien plus important que la réévaluation de ce qui est appelé “sociétés primitives” et “modes de vie”, c’est l’examen critique de la société dans laquelle nous vivons ici et maintenant et les façons dont elle aliène systématiquement nos activités quotidiennes et écrase nos désirs d’un mode de vie plus unitaire et satisfaisant. Et cela doit toujours d’abord être un processus de négation, une critique de nos vies de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Les critiques idéologiques, lorsqu’elles contiennent des éléments négatifs, restent toujours centrées à l’extérieur de nos vies, autour d’une sorte d’idéal positif auquel nous devrions éventuellement nous conformer. Le pouvoir de leurs critiques sociales (ultrasimplifiées) est obtenu par le refus de la nécessaire centralité de nos propres vies et de nos propres perspectives vers toute véritable critique de notre aliénation sociale.
Le milieu primitiviste a développé et popularisé des critiques de la civilisation, du progrès et de la technologie, et c’est sa force la plus importante. Je ne me considère moi-même pas comme primitiviste à cause de ce que je vois comme l’avancée fondamentalement idéologique d’une théorie qui idéalise une forme particulière de vie (que celle-ci ait jamais existée ou non). Mais cela ne signifie pas que je sois moins critique sur la civilisation, le progrès ou la technologie. Au contraire, je vois ces critiques de manière essentielle pour le renouveau et la future radicalisation de toute véritable tentative de critique sociale contemporaine générale.
Le primitivisme comme idéologie est englué dans une position inconfortable qui demande au final la construction d’une forme de société complexe (bien plus discutée dans ses détails) qui nécessite de façon évidente non pas uniquement des transformations sociales massives, des changements techniques et des dispersions de populations, mais aussi l’abandon rapide d’au moins 10 000 ans de développement de la civilisation. C’est un euphémisme de dire que cela entraîne d’énormes risques pour notre survie en tant qu’individuEs et même, probablement, en tant qu’espèce (à cause tout d’abord des menaces probables liées aux armements nucléaires, chimiques et biologiques qui ne pourraient être démantelés). A présent, le primitivisme peut au mieux offrir des promesses imprécises sur des résultats hautement spéculatifs, même dans les circonstances imaginables les plus favorables : l’éventuelle démoralisation et capitulation planétaire de la classe dominante la plus puissante, sans trop de guerres civiles importantes menées par des factions tentant de restaurer l’effondrement du vieux monde, en partie ou dans sa totalité. Ainsi, le primitivisme, au moins dans sa forme, ne sera jamais susceptible d’obtenir le soutien de plus qu’un relativement petit milieu de mécontents à la marge, même à la suite d’un effondrement social conséquent.
Pour s’exercer, la critique de la civilisation n’a pas besoin de signifier le rejet idéologique de tout développement historique et social au cours des 10 ou 20 000 dernières années. La critique du progrès ne signifie pas que nous ayons besoin de retourner à un mode de vie antérieur ou d’établir un état préconçu et idéalisé de la non-civilisation. La critique de la technologie ne signifie pas que nous ne pouvons agir victorieusement pour éliminer d’abord les formes les plus destructrices de la production technologique, de la consommation et de contrôle, tout en conservant les formes de technologies les moins intensives, les moins sociales et les moins destructives pour l’environnement, en vue de transformations futures ou de leur élimination (tout en tentant bien sûr de réduire leurs effets aliénants). Tout ceci signifie qu’il peut être bien plus puissant de formuler une position révolutionnaire qui ne se laissera pas si volontiers dégénérer en idéologie. Et que le primitivisme, débarrassé de toutes ses tares idéologiques, s’améliore sous un autre nom.
Comment devrait s’appeler une perspective sociale et révolutionnaire qui inclurait les critiques de la civilisation, du progrès et de la technologie, liées à celles de l’aliénation, l’idéologie, la morale et la religion ? Je ne peux pas dire qu’il n’y ait aucune formulation qui n’ait pas également de possibilité réelle de dégénérer en idéologie. Mais je doute que nous pourrions faire pire que “primitivisme”.
Je continuerai probablement à me référer le plus souvent au simple label “anarchiste”, en étant sûr qu’avec le temps, la plupart des critiques valides désormais étroitement identifiées au primitivisme seront intégrées de manière croissante dans le milieu anarchiste et identifiées étroitement à celui-ci, tant dans la théorie anarchiste que dans la pratique. Les anarcho-gauchistes n’aimeront pas ce processus. Les anarcho-libéraux ou les autres pas davantage. Mais la critique de la civilisation est bien présente pour rester, avec ses corollaires que sont les critiques du progrès et de la technologie. L’approfondis-sement continu des crises sociales planétaires, qui résultent des développements incessants du capital, de la technologie et de l’Etat, ne permettra pas aux anarchistes encore réticents à l’élargissement de la critique d’ignorer longtemps les implications de ces crises.
Nous sommes maintenant au début d’un nouveau siècle. Certains diraient que nous sommes plus proches de l’anarchie maintenant que nous ne l’étions il y a deux siècles au temps de Godwin, Coeurderoy ou Proudhon. Plus nombreux sont ceux/celles qui pourraient dire que nous en sommes bien plus loin. Le sommes nous ? Si nous sommes capables de formuler une critique plus forte, plus résistante aux tentations de l’idéologie, et si nous sommes capables de développer une pratique plus radicale, plus intransigeante et pourtant ouverte dans ses conclusions, peut-être avons nous encore une chance en luttant d’influencer les révolutions inévitables encore à venir.

Jason McQuinnAnarchy : A Journal of Desire Armed, n°51, printemps-été 2001
C.A.L. Press / POB 1446 / Columbia , MO 65205-1446 / Etats-Unis
(www.anarchymag.org)

Notes du traducteur (ndt) :
1. En géologie, la pléistocène correspond au début du quaternaire, en archéologie elle correspond au paléolithique.
2 Le Léviathan (1651) est un livre du philosophe Hobbes (1588-1679), pour qui l’homme est un être créateur de ses oeuvres et particulièrement de l’Etat. L’état de nature (status naturalis) est considéré comme la guerre de tous contre tous avant que les hommes s’engagent mutuellement selon un contrat social qui limite leurs prétentions, en investissant à un organisme supra-individuel le pouvoir qui doit les assujettir.
3. Murray Bookchin, auteur né en 1921, s’inscrit dans le courant américain de l’écologie sociale, et a notamment écrit (disponible en français) : à l’atelier de création libertaire (ACL, Lyon), Sociobiologie ou écologie sociale (1983, rééd. 1999, 52 p.), Qu’est-ce que l’écologie sociale ? (1989, 43p.), Quelle écologie radicale ? (1994, 144 p.) avec Dave Foreman et une contribution à Interrogations sur l’autogestion (1979, réed. 1982). Aux éditions Ecosociété (Montréal) : Une société à refaire, vers une écologie de la liberté (1993, 300 p.) et un livre sur ses thèses par Janet Biehl, Le municipalisme libertaire (1998, 299 p.). On trouvera également un extrait en français de From urbanization to cities (Londres, Cassell, 1995) dans Alternative libertaire belge de juillet 2000. Enfin, pour celles/ceux qui ne sont guère séduitEs, le journal L’anarcho (basé à Nice) n°12 de janv./mars 1998 a traduit sous le titre Murray Bookchin et l’Ecole de Francfort un article de Paul Z. Simons tiré de Anarchy, a journal of desire armed (printemps/été 1997) : Rare praise, or Bookchin hate us (and that’s a good thing). Article disponible à : http://www.multimania.com/lanarcho/12psmb.htm
4. Aux sources de l’aliénation, éd. L’insomniaque, octobre 1999, 128 p.
5. Futur Primitif, éd. L’insomniaque, décembre 1998, 96 p.
6. Unabomber était le surnom donné par le FBI et la presse américaine à Theodore Kaczynski. Il a été arrêté le 3 avril 1996 pour avoir envoyé de 1978 à 1995 des lettres piégées à des crapules liées à la recherche scientifique, la technologie ou l’industrie, du fond de la forêt où il vivait en autarcie quasi-complète. Il avait exigé la publication d’un manifeste dans la presse à grand tirage en échange de l’arrêt de ses lettres, ce qui fut fait. Début 1998, il a été condamné à la prison à perpétuité.
7. Lock-down : forme de lutte liée à “l’action directe non-violente” de sacrifice du corps qui consiste à s’arrimer à un objet. Exemple : s’attacher à des rails pour empêcher un convoi nucléaire de passer.

[Nous n’avons pas traduit le début de l’introduction. CS]


[Texte publié dans Cette Semaine n°83, sept/oct 2001, pp. 36-39]
Ecrit par libertad, à 22:08 dans la rubrique "Ecologie".

Commentaires :

  Anonyme
10-08-04
à 15:29



Jean-Pierre BAUDET

critique du

travail marginal

ET DE SA PLACE DANS L’Economie SPECTACULAIRE

1.

Depuis la naissance de l’économie politique, et à chaque étape de la progression du capitalisme, la notion de travail productif fut la définition particulière (et variable) successivement donnée par la classe possédante à la fois pour désigner, et pour transfigurer, le type de travail produisant son revenu d’exploiteur, et permettant la poursuite de l’accumulation de son capital.

2.

Travail et travail productif devinrent identiques à mesure que l’opposition capital / travail s’accentuait, se purifiait, et que le salariat se généralisait face à une expropriation mondiale des travailleurs quant aux moyens de production. C’est dire, au-delà de ce qu’en avait pu connaître Marx empiriquement, mais en accord avec son analyse[1], le mouvement tendanciel de généralisation de ce travail.

3.

L’apparente positivité signifiante du qualificatif de « productif » transcrit donc de façon mystifiante son caractère réellement négatif d’expropriation des producteurs. Le capital variable est jugé plus ou moins « productif » par le capital constant, le prolétariat par la bourgeoisie : le terme scelle l’oblitération de la division de la société en classes. Rien de plus conséquent pour des sujets mystifiés que d’imaginer utopiquement des sociétés sans classes avec « travail productif ». Ils ont pris la productivité, qui est une relation sociale, et plus précisément une relation au capital, pour une qualité de l’objet.

4.

Abandonner purement et simplement la formulation du terme « productif » ¾ sans être en soi condamnable ¾ ne revient cependant qu’à cacher la nécessité du choix du type de travail qu’une société révolutionnaire devra opérer. Si jusqu’à présent, c’était une classe qui choisissait le type de travail qu’elle imposait à l’autre classe, la société sans classes aura à définir sa position face au travail qui lui est légué, et donc à l’usage qu’elle va faire de ce legs qui lui est fait sous forme d’instruments de production et d’un niveau historique de « besoins ». C’est ici que se produit véritablement l’Aufhebung du travail productif : suppression de l’extériorité de sa qualité productive, maintien, à un échelon supérieur, de cette productivité réintégrée au travail lui-même. En d’autres termes : si c’est le travailleur lui-même qui juge son travail « d’une manière désabusée » et qui en détermine le sens, il ne peut définir comme travail productif pour lui que le travail qui supprime le travail, seule attitude rationnelle à l’égard du travail, c.a.d. qui transforme sa propre réalité contrainte (économique) de travailleur en maîtrise effective sur l’économie. L’appropriation de la production par les producteurs n’est pas une formalité juridique comme l’achat d’une maison de campagne : c’est sa transformation réelle, c.a.d. réfléchie, son appropriation concrète, c.a.d. pensée. Nous distinguerons donc d’une domination formelle du prolétariat, que tous aujourd’hui suggèrent, sa domination réelle. Le prolétariat a bien droit, pour le moins, aux mêmes distinctions que le capital.

5.

Le ridicule des nationalisations est tout entier compris dans cette question. C’est le non-sens réalisé de travailleurs travaillant pour un maître qu’ils ont cru supprimer, et qui persiste, occulté et consenti, plus « céleste » encore qu’auparavant.

6.

Les efforts réalisés par les héritiers gauchistes de l’économie pour rendre aussi modestes que possible les exigences d’un prolétariat qu’ils voudraient enchaîner à ses « libérateurs », témoignent a contrario de la possibilité immédiate, matérielle, de prendre les mesures nécessaires et suffisantes pour amorcer de façon décisive et irréversible le renversement de perspective. Un usage enfin non restrictif de la recherche scientifique, fusionnant ainsi de façon organique avec la production elle-même libérée et enrichie, aux fins d’automatiser sans frein capitaliste (maintien forcé de la main d’œuvre comme source unique de plus-value et de profit) l’ensemble de la production, et de réduire au minimum le temps de travail mondial ; le choix toujours renouvelable des biens à produire ainsi ; la suppression instantanée des secteurs parasitaires servant exclusivement à la stricte reproduction formelle de la société capitaliste (bureaucraties privées et publiques ; industrie du spectacle ; production de gadgets rendus obligatoires par la publicité ; production de biens à usure rapide ; curés, pédagogues de tout acabit ; psychologues, socio-cybernéticiens et nivélateurs en tous genre ; police et armée ; personnel employé dans le recel de marchandises : vendeuses, gérants, représentants, gardiens ; marché de l’argent : banques, sociétés d’assurance, sécurité sociale), et la libre reconversion des individus ainsi délivrés d’un travail désormais défini comme improductif dans la production du reste, minimalisée quant à sa durée annuelle, et dans la reproduction élargie de ces conditions de production ; l’interdiction de gérer, sous quelque forme que ce soit, la vie d’autrui ; la création d’un organisme centralisateur pour l’équipement technique illimité des loisirs, qui s’étendent à la quasi-totalité du temps vécu ; en bref, et sans prétendre à une quelconque exhaustivité, ces quelques indications suffisent à illustrer le potentiel sémantique du terme « productif », une fois débarrassé du carcan de la séparation, et redevenu rationnel.

7.

C’est dans un même mouvement que ce terme prendra tout son sens, et que son emploi aura été totalement libéré : il sera lui-même devenu productif. Tout usage qui en est fait sur d’autres bases que sur une production collective intégralement socialisée, i.e. renfermant le négatif à l’œuvre, avoue par là-même son caractère démagogique, et le rôle ouvertement contre-révolutionnaire de son auteur.

8.

Nous pouvons déjà, sur la base d’expériences présentes, différencier le loisir équipé dont nous parlions à l’instant, du travail auto consenti, voire choisi, pratiqué à notre époque par certains, qui sont de plus en plus nombreux. Pour certains, tout cela semble identique, et aller de soi, mais il n’en est rien, rien n’est plus dissemblable, voire opposé. Dire simplement que le travail auto consenti l’est au nom d’un phantasme individuel, au même titre que le non choix subjectif d’un objet d’amour, reste une vérité banale si l’on ne considère pas en quoi le mécanisme de ce phantasme, sa structure même, procède du lieu économique lui-même, c.a.d. de la forme marchande particulière qui lui est propre. En effet, les vaticinations du désir individuel sont étroitement limitées à suivre la chaîne, non seulement de quelque signifiant, mais encore du chemin de Panurge que trace le rapport d’équivalence, et du Saint Graal de la valeur qu’il situe au bout de son propre développement. C’est d’ailleurs la coexistence simultanée, dans la réalité du marginal, des formes successives de la valeur dont Marx faisait l’analyse logique[2] qui va finalement nous permettre d’y voir plus clair.

9.

Lorsqu’on observe un marginal épris de son travail, il subsiste toujours un mystère renâclant à la compréhension économique, un élément in-sensé. Et c’est là, dans ce manque de sens (qui apparaît paradoxalement comme un surplus ou un excès de sens), tout le mystère du plaisir que le sujet y prend, lui qui, dans son esprit, construit cet objet d’amour en véritable au-delà, ou, s’il est franchement idiot, en en deçà de l’économie ¾ indiquant par là que si le mouvement de la pensée veut le suivre, elle doit passer en réalité à l’au-delà de l’économie, à la critique de l’économie politique.

10.

La quasi-nécessité, pour un sujet qui cherche un travail à aimer, de se tourner vers des occupations le plus souvent archaïques, et campagnardes, signifie en clair qu’il y a corrélation entre l’amour du travail et les formes archaïques de la valeur, lesquelles se substituent à sa forme moderne. Dans cette valorisation du travail (par opposition à la valeur du produit, la marchandise) il faut reconnaître la décomposition subjective de la Loi marchande contemporaine, décomposition en tous points comparable à celle de la sexualité génitale dans la névrose, décrite par Freud comme permettant à ses ingrédients infantiles de remonter à la surface, d’occuper le terrain et d’imposer une « loi privée ».

Le chemin de la régression marginale mène tout d’abord à la forme générale de la valeur, dépourvue d’équivalent monétaire (forme 3 chez Marx), celle où la Naturalform d’une marchandise unique est immédiatement Wertform de toutes les autres ; c’est ainsi qu’on entend les marginaux compter et évaluer leur nouvelle 2 CV en brebis, en lapins, ou en fromages, selon la forme concrète de leur servitude. Leur produit prend la place imaginaire de l’équivalent général, qu’il ravit à l’argent. Il devient, comme écrit Marx, « l’incarnation » de la valeur. Le marginal reconnaît volontiers que toutes les autres marchandises se confondent dans l’indigne obscurité de la plèbe marchande, de même qu’il admet que tous les autres travaux (notamment urbains) relèvent du travail social abstrait : mais sa propre activité, située du côté de l’équivalent général imaginaire, lui paraît libre et indépendante, planant au-dessus des autres comme le Saint Esprit au-dessus des eaux.

Mais cette régression ne suffit pas, car en elle, le marginal se heurte à la destination échangiste de son produit, qui est vécue comme un commencement de déchéance : or, il veut se retrouver seul avec sa chose, à l’écart du marché, créant les conditions d’intimité dans lesquelles il regarde l’animal qu’il élève au fond des yeux, dans une bacchanale de la reconnaissance réciproque [3]. Il lui faut donc remonter plus en arrière, vers une forme 2 (forme totale ou développée de valeur) qui lui permet de tâter du troc ponctuel, où chaque marchandise raisonne pour elle-même, dans une absence de Loi apparemment encore plus forte. La déstabilisation économique du travailleur marginal fait alors un grand pas en avant, généralement fatal.

Las, cette structure présente l’inconvénient majeur d’une insupportable égalité entre les marchandises, aucune n’émergeant de la foule comme équivalent général, alors que le marginal assigne consciemment (c.a.d. illusoirement) à sa régression l’objectif de le distinguer de la misère contemporaine. Le marginal ne saurait donc prendre ses quartiers dans un contexte si peu hospitalier à son phantasme. Il ne lui reste plus, dans des bouffées délirantes de moins en moins épisodiques, qu’à rejoindre la forme 1 (forme simple de la valeur), où la valeur d’usage est plus que jamais, immédiatement, l’apparence même de la valeur. L’abstraction n’apparaît nulle part, au prix d’un soliloque marchand absolu. Bénéfice appréciable : comme la forme valeur semble identique avec la forme naturelle, le travail abstrait n’existe encore que virtuellement, par l’échange « primitif », et on peut aisément forclore tout ce qui s’est révélé dans les formes plus évoluées de la valeur. Par ce retour aux origines entièrement achevé, le travailleur marginal peut croire que contrairement à la Loi de la reconnaissance marchande, dans laquelle c’est l’Autre (l’équivalent général) qui exprime la valeur, la valeur provient tautologiquement de soi (de la forme valeur relative elle-même), c.a.d. du miracle du travail marginal. Dans ce thème, le lecteur attentif aura reconnu la parenté aisée avec la réhabilitation de la figure paternelle qui tourmente l’obsessionnel moderne, et qui débouche souvent sur une privatisation imaginaire de la loi.

C’est ici, enfin, la forme naturelle du travail, son caractère « concret » qui se constituera en image valorisée du sujet. Il devient enfin possible, en s’arrêtant à l’observation triviale, de ne voir chez soi que du « concret » qui suggère au sujet marginal un dépassement de l’économie (de l’abstraction) ¾ aussi n’est-ce pas par hasard que le vocable « concret » ponctue toutes ses phrases. En résumé, l’ensemble de ses régressions produit la réduction de « sa » marchandise à un objet, fétichisable, dépouillé de son caractère de rapport social (de sa place dans l’échange) et entièrement dévolu à la gloire de son producteur. Si nous voulons symboliser par le moyen de parenthèses appliquées à la formule donnée par Marx pour la circulation du capital-marchandise, le refoulement qui s’opère dans ce processus de fétichisation, nous pouvons écrire :

[ M’ – A’ - ] M ... P … M’.

Du fait simple de ce refoulement, en tous points identique à celui qui occulte la moitié d’une phrase, significative, dont l’autre moitié est ressassée par le sujet, ainsi que Freud l’avait démontré, le sujet ne voit plus dans un rapport social nécessaire que son bon vouloir, voire son « libre arbitre ». Il a en effet refoulé le circuit précis de l’échange, c’est-à-dire la Loi, sans l’abolir ni la transformer.

11.

Nous assistons nécessairement, chez de tels sujets, à une sacralisation éhontée de la matière, du tangible : c’est la rationalisation du fragment maintenu qui justifie la disparition de l’essentiel. C’est le résultat du refoulement de la Loi, la constitution d’un objet qui n’a qu’une vulgaire valeur d’échange en Valeur transcendante, et du sujet en Phallus.

12.

Cette sacralisation de la matière qui s’accompagne d’un abandon total de la théorie (sur lequel nous reviendrons plus loin) n’est rien d’autre que le rejeton tardif du dégoûtant pragmatisme bourgeois, opposant toujours et partout sa niaise fierté d’exister en trois dimensions à une critique qui lui paraît nécessairement irréelle, irréalisable, insensée, informulable, « le règne social des apparences où aucune question centrale ne peut plus se poser ouvertement et honnêtement »[4]. Le fétichisme dont nous venons d’établir la formule logique porte en lui-même la possibilité et la nécessité de son propre spectacle, qu’il convient de distinguer comme un moment particulier différent en tant que tel de l’usage spectaculaire que la société va en faire à son échelon global. Le spectacle « privé » se manifeste dans l’arrogance indiscutable avec laquelle le travail marginal se présente lui-même comme la référence, comme la forme équivalente particulière. Rien de plus humiliant pour l’homme que de se trouver confronté au vaniteux arrivisme social qui se cache dans le plaidoyer technique du marginal, aussi miséreux soit-il. Ce dernier essaie de placer autrui sur son terrain, de lui faire honte pour sa vie inacceptable, mais dans le sens stupide d’une rivalité imaginaire avec sa vie, admirable en tout point, comme une forme équivalente pré-monétaire. Pour qu’autrui comprenne qu’il n’a pas à se chercher dans ce concours stérile de l’autosatisfaction, pour qu’il comprenne la véritable dignité, la vérité de son insatisfaction, et pour qu’il revienne donc, en fait, à la pensée historique et au négatif, il lui faut un relatif effort de pensée, et, pour commencer, il lui faut réhabiliter la pensée.

13.

Tout à l’inverse du travail marginal, le loisir équipé fonde son plaisir sur la possibilité de s’étendre socialement, donc sur l’échange, mais non-marchand, c.a.d. d’abord et avant tout de pouvoir communiquer et livrer au dialogue son sens, et, comme ce fut le cas dans l’art, de rendre le plaisir communicatif. En même temps, cette possibilité, et la qualité des personnes qu’elle va réunir, jugent la « valeur » de ce loisir, tandis que le travail marginal regroupe autour de lui, conformément à son fétichisme séparé de la technique, soit des individus idiots sur un point, qu’ils mettent en commun et qui les « socialise » sur sa base, imposant l’abstraction faite du reste, c.a.d. d’à peu près tout ; soit des individus intégralement idiots, qui sont là comme ils seraient ailleurs.

14.

Il faut aussi constater la parenté logique du projet stalinien, qui est un sauvetage pseudo-collectif du monde de l’économie, et du projet marginal, qui se définit, mais pseudo-individuellement, de la même manière. La haine féroce que le stalinisme a toujours nourri à propos de toute espèce de « phalanstère » (qui en retour se surestime pour cette haine) se soutient certes, comme il le dit, de son opposition à toute réalité individuelle ; mais en plus son agressivité se fonde dans la vision en miroir qu’il y trouve de sa propre image, l’identification du marginal au sujet barré de l’économie. Et finalement, l’existence du marginal montre au stalinien, ce qui est un comble, que l’on peut être stalinien sans Etat stalinien, et vouloir sauver l’économie en imbécile privé.

15.

Ainsi le mouvement marginal du retour au travail, qui se flatte même parfois d’être pro-situationniste, assimilant contre toute vraisemblance son travail à une situation, n’est-il simplement qu’une branche spécialisée de la contre-révolution semi-préventive que se déroule sous nos yeux. C’est ce qui explique aussi son enthousiasme pour tous les folklores régionalistes, de même que son adhésion à tout archaïsme, depuis le communisme primitif jusqu’au patriarcat néo-biblique.

16.

Si son existence est sur le plan strictement économique un secteur quasi-parasitaire pour le capital, puisqu’il rejoint et regonfle à tout instant la classe des petits entrepreneurs dont la liquidation fait partie du rôle positivement révolutionnaire du capital, elle représente pourtant un bénéfice multiple pour ce dernier : et c’est sa véritable détermination globale qui se joue au-delà de l’économie marchande proprement dite et aussi de son spectacle privé, ou interne, sur le terrain par lui forclos du spectacle total, qui « est la principale production de la société actuelle »[5].

Le travail marginal, aussi bien dans sa reprise par les médias que dans son idéologie à usage interne, nourrit l’illusion de la libre entreprise à l’époque de son dépassement intégral par les multinationales, et garde intactes toutes les ataviques propensions au pionniérisme ; il sert de secteur pilote expérimental pour la création et le lancement de marchandises marginales produites industriellement une fois implantée leur image publicitaire ainsi rehaussée, et livre au consommateur le spectacle de la santé, de l’écologie, de la liberté, voire de la révolution (le spectacle officiel montre partout cette réévaluation passéiste du travail comme la véritable issue à notre monde, laissant au spectateur le choix d’opter pour ou contre, et l’abandonnant donc, non sans ruse, à la fascination et à l’hésitation, ambivalence paralysante). Les « petits jeunes bien courageux » auxquels le quidam réserve sa sympathie et son mépris, prennent, dans le fait de tenir allègrement ce rôle de la fausse contestation, le relais du « mouvement étudiant »[6] ; il permet au cadre d’abandonner pendant ses vacances le Cameroun pour les Vosges, et d’aller recycler son idéologie du bonheur auprès d’un ermite inconditionnellement heureux de voir arriver quelqu’un, et de surcroît un admirateur ; un gouvernement de gauche créera des subventions spéciales pour ces petites entreprises du spectacle si utiles, en application de son vieil adage : « l’aliénation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». De même qu’Elisabeth II d’Angleterre a nommé les Beatles Chevaliers de l’Ordre de la Jarretière, ces courageux jeunes, ou moins jeunes, auront bien mérité de la « revalorisation du travail manuel ».

17.

On nous répondra que certains des traits que nous venons d’évoquer concernent aussi bien tel employé urbain. C’est tout à fait exact : et notre analyse ne prétend montrer rien d’autre que ceci ¾ le travail marginal fonctionne comme le modèle idéal, comme l’achèvement des tendances contre-révolutionnaires présentes n’existant que comme pure velléité spectaculaire désarmée chez n’importe quel professeur moderniste, artiste maoïste ou animateur culturel analphabète. Il est le modèle idéal parce qu’il en est l’achèvement matériel. L’idéal a rejoint le matériel d’une façon très particulière, et c’est ce qui fait la force non négligeable d’erreurs pourtant si grossières : l’idéal s’est matérialisé, prétend à la dignité de la « matière », qui se croit dépourvue de « subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques », et déclenche l’admiration de ceux qui ne « font qu’en parler ». L’auto-avènement du travail sur le socle de telles trivialités s’accompagne bien entendu d’un complet désintérêt pour les avatars de la théorie révolutionnaire de notre époque. Le raisonnement qui entérine le travail marginal se montre finalement identique à celui tenu par sa version terrestre, le cadre urbain. Ce dernier, plongé dans la servitude, répond à toute critique théorique qu’il « faut d’abord faire quelque chose dans la vie active », avant de critiquer ou, mieux encore, au lieu de critiquer. Le marginal construit le même piteux paradigme, à ceci près qu’il en a davantage les moyens, du fond de sa pseudo-liberté où l’air pollué des villes est remplacé par l’encens du fumier, et la gestion d’un capital par la traite des vaches. Autre différence superficielle, le cadre reproche à la critique son manque d’instruction spécialisée, le marginal en revanche d’être trop instruite. Pour finir, le marginal tombe, quel qu’il soit, dans la suprême bêtise hystérique qui consiste à reprocher au monde marchand d’être « trop intelligent ». Très vaguement, le marginal s’aperçoit que dans son ensemble, la société a produit un savoir colossal, mais sans emploi, et c’est à l’existence de ce savoir, et non à son absence d’emploi, qu’il attribue tous ses maux. Il se définit donc objectivement et subjectivement comme en dessous de tout : non seulement des possibilités de son temps, mais même de ce que ce temps a réalisé, et qu’il faut déjà dépasser. Par rapport au legs de la société de classes, il a fait un tri qui le décrit : il a jeté par-dessus bord Hegel, Marx, la théorie, le jeu et le dialogue ; et il a conservé l’amour du travail, l’incapacité d’affiner sa parole et sa pensée ; la crainte tenace de toute subtilité, et une intelligence moyenne guère supérieure à celle de Mao tsé toung, qu’il n’aime pas en tant qu’homme d’Etat, mais dont il réalise à tout instant le fameux programme de rééducation des intellectuels par le labeur agricole[7], quand il ne le remplace pas par quelque réminiscence fétide des « ensembles pratiques » qui n’ont jamais existé que dans l’imaginaire d’un célèbre idiot abonné, lui aussi, à des « situations » du type Gallimard.

18.

Le lien évoqué entre l’idéal et sa matérialisation permet d’avancer que le travail marginal est une forme de religiosité, et sans doute la dernière. Après de longues errances, le ciel est revenu sur terre, avouant par la pauvreté de ce retour que « son mandat est épuisé ».

19.

Certaines personnes se reconnaîtront dans ce portrait, et ce ne sera pas par hasard. D’autres ne s’y reconnaîtront pas, et ceci pourrait bien se montrer aussi peu fortuit.

20.

Le principal défaut de l’attitude ici décrite est de se déterminer, en ceci encore marginale du cadre, à partir d’une vision spectaculaire de la critique : les différents modes de vie sont recensés, comparés, différenciés comme autant de rôles, d’images, parmi lesquels celui, recherché, qui « personnifie » la critique comme une recette de Brillat-Savarin personnifiait un sentiment, mais avec moins de goût, et selon des critères relevant tant de l’idéologie collective que de la névrose personnelle. La critique de l’aliénation a cédé sa place à la chasse au rôle, qui est son contraire.

21.

Au contraire la différenciation réellement critique des modes de vie n’a, d’abord, aucune particularité présente à ériger en idéal, et n’a qu’un critère universel, celui qui les résume sans les appauvrir, et qui donc en livre le résultat véritablement concret : les capacités théoriques que chaque vie suscite, permet, favorise ou entrave individuellement. Car tout mode de vie, contrairement à un classement sociologique vulgaire, doit contenir, du point de vue d’une analyse historique, la possibilité de la distanciation et du négatif, seuls garants du caractère vivant d’un sujet sorti du caractère forcément apologétique du hic et nunc, et du rapport à la vérité dialectique dont le sujet est capable dans sa pensée. Le caractère réfléchi (reflektiert, chez Hegel) demeure le seul aboutissement estimable. La pratique s’envisage à partir de là ; sinon, elle est du travail. Aucune technique ne remplacera la théorie dans le mouvement révolutionnaire, nul instrument ne remplacera le cerveau, et le cerveau n’est pas, comme l’on sait, un instrument.

22.

De même qu’un jour, devant des masses qui l’ignorent, le militant restera « stupide avec sa faucille entre le marteau et l’enclume, remâchant amèrement ses bribes d’orthodoxie sans emploi et même sans prestige dans une telle époque »[8], le travailleur marginal, qui s’attendait à voir accourir plein de monde vers sa charrue et ses bœufs pour l’admirer en train d’oeuvrer, restera aussi interloqué que les personnages de l’Angélus de Millet devant un carillon remplacé par les chœurs jubilatoires du Veni Creator Spiritus, lorsque les foules se précipiteront dans l’oisiveté, le bavardage et la synthèse sauvage entre l’amour et la théorie enfin réunis. Ce n’est plus de son monde.

23.

L’IS disait : « le cadre, c’est le plouc ». Mais le plouc, à présent, c’est aussi le cadre. Formule lapidaire pour résumer le faux dépassement de la différence ville / campagne.

24.

Nous avons confronté le Travail Marginal au mouvement historique du travail productif, puis analysé la possibilité subjective de la régression marginale à l’intérieur de la forme marchande actuelle ; nous y avons trouvé fondées les idéologies marginales de la matière (spectacle interne) ainsi que celles reliées au rôle social objectif joué par le marginalisme dans la société (spectacle externe, ou total) ; puis s’est établi l’analogie structurelle entre le plouc et le cadre, comme terrain social propice à ce transfert d’idéologie ; il reste à examiner la manière dont le marginal proscrit la théorie, jetant les fondements d’une contre-révolution qui dépasse de loin sa sphère.

25.

Pourquoi le travail marginal rend-il nécessairement impossible toute activité théorique ? Parce que le travail vient au sujet marginal au lieu de la théorie. Il est cet objet sensible quoique suprasensible qui va de lui-même penser, marcher sur sa tête, les pieds en l’air, l’idéologie qu’il produit n’est pas une activité subsidiaire ou marginale, elle est, malgré son apparence régressive, le cœur même de l’irrationalité moderne, et le signe omniprésent qui démontre que l’archaïsme technique a été importé, et qu’il s’est adapté au spectacle moderne.

26.

Il n’est pas besoin d’être aliéniste pour observer que des sujets peuvent changer en un clin d’œil de « personnalité ». Il suffit d’assister à la révolution de palais mentale, au putsch psychique, que provoque l’accès du sujet au travail marginal. Ce qui, hier, lui était détestable aujourd’hui justifie son existence. Ses mots sont recyclés en bloc, par là amplement confirmés dans leur flottaison libre de signifiants constitutifs de son désir mais sans point de capiton fixe ou définitif avec le réel. Auparavant, il semblait s’agir des Conseils Ouvriers, et de la Raison Dialectique ; à présent, les mêmes structures syntaxiques, usées jusqu’à l’os, font l’apologie de la matière, expriment l’extase incessante devant ce miracle ineffable qui fait d’un caillou un caillou, d’une vache une vache, de chaque réalité une tautologie, et, comme dirait Schreber, des vestibules du ciel les vestibules du ciel. Mais le phénomène le plus passionnant dans ce domaine reste l’occasion d’observer la généralisation exhaustive de l’aliénation. En effet, il est parfaitement utopique d’imaginer un marginal s’aliénant tant d’heures dans son travail, puis se livrant l’autre moitié de la journée à des activités plus humaines, voire théoriques. C’est pourtant, dans ce milieu, l’illusion qui a toujours attiré les indécis, mais c’est elle aussi qui pour finir a fait tous les frustrés. Car pour déboucher sur ce partage, le marginal devrait précisément considérer sa portion de travail comme une aliénation. Or, bien au contraire, elle est sa véritable passion (le refoulement relevé au § 10 se transforme en forclusion dès que le travail réel rejoint le phantasme et le « réalise ») ; la journée sera sa journée, la nuit sera sa nuit, c’est elle qui vivra à travers les hommes et les femmes, jetant l’anathème et l’excommunication sur toute autre activité, paresse ou rêverie qui lui apparaît, et pour cause, en ennemi.

27.

Jusque dans le moindre recoin de la « vie privée », le marginal voudra être perçu, et aimé, ou admiré, pour sa fonction de travailleur marginal. C’est même cette ruine accélérée de sa « vie privée » qu’il fêtera partout, joyeusement, comme son dépassement. Le marginal croit avoir échappé à l’aliénation du consommateur qui lui était effectivement devenue sensible, en se plongeant dans celle du producteur. Il est de ceux qui oublient l’origine de ce déplacement quant à leur propre personne : et que souvent, avant de s’aimer eux-mêmes en tant que producteur de rhubarbe, ils s’aimaient comme consommateur de rhubarbe, et discutaient, dans tel ou tel « collectif bouffe », des qualités métaphysiques interminables qu’ils cherchent toujours, comme les culs-terreux de l’esprit qu’ils sont, dans les choses. C’est même cette réification extrême, atteignant la religiosité la plus reculée, dont ils se vantent en parlant de leur « sens pratique », de leur « matérialisme » quotidien. Or : « c’est par la contrainte qu’il faut orienter l’œil de l’esprit vers l’ici-bas, et l’y maintenir ; et il a fallu beaucoup de temps pour faire pénétrer par le travail dans l’opacité et le flou qui caractérisaient le sens de l’ici-bas cette clarté qui n’appartenait qu’au seul au-delà de ce monde ; et pour rendre intéressante et valable l’attention à l’égard de notre actualité, que l’on a appelée l’expérience. Maintenant c’est la nécessité du contraire qui se fait ressentir, les sens ont tellement pris racine dans le terrestre, qu’il faut tout autant de violence pour les élever. L’esprit se montre d’une telle pauvreté qu’il ne semble, à l’image du randonneur solitaire qui en plein désert ne recherche qu’une seule gorgée d’eau, plus désirer qu’un sentiment hâtif du divin, et s’en satisfaire pleinement. A ce dont un esprit se satisfait se reconnaît l’étendue de sa perte »[9].

28.

Parmi les premiers, l’IS avait reconnu dans la consommation la drogue qui fait passer la production, ce catalogue d’images dans lequel le producteur, bafoué, humilié et anéanti dans son travail, se voit par la magie de l’argent revalorisé, estimé, comme lavé du mépris. Le travail marginal s’établit comme une image de la libération d’avec la consommation, le changement prenant néanmoins pour pivot quelques marchandises vedettes (c.a.d. marginales) ; il est donc l’illusion qui s’était séparée du travail et édifiée en empire indépendant revenue sur le travail, qui cueille dans l’infatuation imaginaire marginale les fruits de ce détour. Le travail a alors clos son périple : il croit être devenu honorable.

29.

L’histoire de cette séparation produisant ses pseudo-dépassements est le tracé le long duquel les identifications des sujets migrent, et se fixent. Leur identité se cherche dans la partie du procès total de circulation marchande qui est mise en avant par le moment particulier de l’histoire, toujours dans le respect de l’hémiplégie structurelle de l’ensemble.

30.

Le caractère fragmentaire de l’identification condamne le sujet à une simple fonction. Celle-ci peut alterner dans le temps, ou envahir la totalité de sa vie quotidienne : mais elle reste un fragment, quoi qu’il advienne. Ce caractère fragmentaire et figé de la fonction est ce qui interdit toute pensée vivante, et libre.

31.

De temps en temps, par quelque éclaircissement soudain, le marginal prendra conscience de l’aliénation qui le possède ; mais cette conscience ne dépassera jamais le niveau de constatation économiste que telle conjoncture fâcheuse le force à travailler quinze heures par jour. C’est là en effet le charme séduisant de la petite « libre » entreprise, ce regroupement économique matériellement incapable de se constituer en classe et où chacun souffre dans son coin de sa fatalité. Verra-t-on un jour naître des syndicats d’agriculteurs marginaux ? C’est tout ce dont ils sont capables.

32.

Finalement, le marginal ne fera pas de théorie tout simplement parce qu’il n’a rien à théoriser. A l’époque où le monde produisait comme lui, la théorie ne pouvait pas encore exister. Il n’a ni perspectives de dépassement, ni conditions modernes d’aliénation collective, ni objet de dialogue, ni sujets pour dialoguer. Chaque fois que le mot « théorie » se sera fait trop rare pour passer encore inaperçu et que son absence même se fera ainsi sentir positivement, le marginal le ressuscitera tristement en parlant de « théoriser sa pratique » ¾ à une époque où un sujet de philo du bac demande « faut-il travailler pour vivre ? ».

33.

Le travail marginal est la vérification expérimentale involontaire qu’aucune véritable pratique ne peut survivre à la disparition de la théorie.

34.

Pour réintégrer épisodiquement la communauté humaine qu’il avait quittée pour trouver mieux, notre marginal aura deux possibilités aussi misérables l’une que l’autre : retourner à l’aliénation moderne (mais ceci est effectivement d’une difficulté extrême, après la restructuration marginale de sa personnalité) ; ou bien chercher à imposer son archaïsme, qu’il considère sans hésiter comme le nec plus ultra qui doit passionner tout le monde, et tenir partout un monologue ininterrompu que les gens écoutent comme ils écoutent à la télévision un reportage sur les réducteurs de têtes en Amazonie (certains voient ici la base pour le goût que le marginal peut trouver à l’ethnologie ; et ce serait par simple narcissisme). Comiquement, il arrivera au marginal de se plaindre de cette incompréhension, et de penser que les gens ont été atrophiés quant à leur écoute par le spectacle. C’est aussi ce que disent les nouvelles pièces de théâtre avec participation active des spectateurs, ou, plus simplement encore, les Témoins de Jéhovah.

35.

Le problème qui se pose donc au marginal, après la longue et pénible résolution de toutes les questions relatives à sa simple survie, c’est de prendre appui sur son arriération locale, sur sa séparation ancien style, pour fonder une unité. Là il retrouve, en plus de son aliénation spécifique, les conditions modernes inchangées qui « réunissent le séparé en tant que séparé ». Et son « unité » apparaît alors comme un simple fragment de la séparation générale, s’acharnant vainement à la nier.

36.

Le marginal s’est en effet remis en tout point au jugement prononcé par l’aliénation économique elle-même, qu’il avait cru pouvoir apprivoiser. Sa promotion éventuelle est égale au progrès de sa soumission matérielle et mentale. Son aliénation objective n’est pas moindre que celle d’autrui ; mais son aliénation subjective est supérieure à celle de la plupart de ses contemporains.

37.

L’idée vient très vite au marginal de parer à ces inconvénients en multipliant le nombre de ses collaborateurs, en agrandissant son milieu, pour tromper le caractère solitaire de sa condition. Mais, de même que l’accumulation de marchandises ne reproduit que « la privation devenue plus riche », cette tentative avorte pour avoir assimilé à la réalité concrète de la société une somme d’individus (baptisée « communauté ») regroupés sur un mode de vie qui en tout point date. Quoi qu’il fasse, sa tentative s’avère simultanément une régression (historique) et un rétrécissement (spatial) : et tout essai de progression ou d’élargissement ne reproduit que ses stricts contraires quantitativement (c’est-à-dire apparemment) niés, mais qualitativement maintenus.

38.

D’ailleurs, la décision de s’adonner au travail marginal apparaît presque toujours comme une réaction ultime par rapport à la vie de quelqu’un, ou un aveu de reddition, et vérifie par là, biographiquement, tout ce que nous venons d’en dire.

39.

A l’intérieur du désespoir qui fait le fond du silence marginal, il reste une idée motrice, encore plus éculée que les autres, mais sur laquelle on se rabat en dernière instance. C’est celle de la « liberté de l’entrepreneur ». Le petit entrepreneur n’aurait pas de patron, il serait son propre patron, etc. Autant de mots qu’il faut prendre à la lettre : ce schizophrène est effectivement son propre patron. Il croit être l’esclave sans autre maître que lui-même, en oubliant que dans le monde de l’économie, le maître n’est lui-même qu’une personnification anonyme du capital, une fonction d’apparence humaine, et donc le représentant servile des lois du marché.

40.

Ce n’est donc pas vraiment la liberté que le marginal recherche à travers la fonction artisanale, mais simplement la discrétion de l’aliénation, sa réalité pas encore devenue visible. La servitude est le deus absconditus, et participe sous la forme du Travail Marginal à la dévaluation des maîtres dont Nietzsche a si bien résumé la généalogie, et elle y participe comme son terme ultime : « la question du nihilisme ¾ „ pour quoi ?” ¾ table sur l’habitude que le but est donné de l’extérieur ¾ par quelque autorité surhumaine. Maintenant que l’on a appris à ne plus y croire, la vieille habitude nous pousse cependant à la recherche d’une autre autorité, qui parlerait de façon nécessaire, et donnerait l’ordre de poursuivre tel but et tel devoir. C’est l’autorité de la conscience qui apparaît au premier plan comme ersatz d’une autorité personnelle (à mesure qu’elle s’émancipe de la théologie, la morale devient impérative). Ou l’autorité de la raison. Ou celle de l’instinct social (le troupeau). Ou encore l’Histoire avec son Esprit immanent, qui porte son but en elle et à laquelle on peut s’abandonner. On voudrait se passer de la volonté, de vouloir un but, du risque, de se donner ce but soi-même ; on voudrait se débarrasser de la responsabilité (on accepterait le fatalisme)… ».

Le 17 juin 1976


Vingt six ans après

Pourquoi republier une critique si ancienne, assurément elle-même critiquable tant elle paraît , à la relecture, comme une imitation du pamphlet De la misère en milieu étudiant qui aurait succombé à l’influence des bandes dessinées anti-baba de Gérard Lauzier ?

Le principal motif qu’on peut invoquer à cet égard serait celui que l’époque ne s’est pas améliorée, loin s’en faut ; qu’elle a au contraire repris et développé, à plus grande échelle, certains traits de l’expérimentation « alternative » des années soixante dix, dans son expérimentation toujours plus audacieuse du fétichisme en particulier et des névroses, psychoses et perversions économiquement utiles en général ; que par conséquent les critiques que certains comportements méritaient et suscitaient déjà il y a un quart de siècle ont non seulement gardé toute leur raison d’être, mais que l’ancienneté même de ces critiques fait apparaître d’autant plus aisément à quel point les comportements « alternatifs » ou marginaux, tout novateurs qu’ils osent parfois encore se présumer, ont désormais outrepassé l’état d’anachronisme vivant, au point de relever du coma dirigé.

Il semble en effet que la guerre en faveur de la bêtise, que les marginaux avaient commencé à mener sur un terrain exigu et condamné, la société du spectacle l’a poursuivie avec succès là et ailleurs, par tous les moyens à sa disposition. La critique du travail marginal avait pu se montrer plus ou moins adéquate à un élément parmi d’autres de cet ensemble, mais elle restait conditionnée par l’idée sous-jacente (et erronée) que l’abrutissement par la consommation avait touché à son terme, et se trouvait désormais relayée par sa continuation dans la sphère du travail : après l’acceptation du travail grâce à la consommation, ce serait le tour du contraire (§ 28). La valorisation du travail était en effet, à l’époque, l’un des leitmotivs de cette gauche insipide qui cherchait partout des hochets à tendre à une population à peine remise de son émoi soixante-huitard. Mais la ficelle était trop grosse pour mener plus loin : la réalité du travail ne pouvait que se détériorer davantage et s’éloigner d’une telle séduction. C’est justement pour cette raison que la dose d’illusion devait augmenter ailleurs, en guise de compensation. La sottise que les babas expérimentèrent pour leur propre compte ne pouvait, telle quelle, dégénérer en promotion massive du travail. L’esprit d’invention de la marchandise, lui en revanche, est sans limite, et les progrès de l’aliénation reprirent par conséquent leur chemin habituel, celui de la création de faux besoins et de l’esclavage dans la consommation. On a suffisamment observé depuis lors à quel degré cette dernière a mis à profit, comme revendication de pseudo-liberté, d’anciens slogans libertaires.

Dans le travail même, l’évolution prit pour base l’expérimentation hippie en creusant le fossé entre la réalité du travail et son idéologie laudative. Sur le plan de sa réalité, la dématérialisation des tâches, la politique de sous-traitance créant à l’infini d’interminables chaînes de services, la pénétration de la poursuite du rendement jusque dans le maillage le plus fin des entreprises modernes, la liquidation permanente des cellules jugées insuffisamment rentables, la pénurie et la précarité générales des emplois ont remplacé le fétichisme de la chose par l’identification au flux ; le stress est devenu un besoin et même, à en croire la médecine du travail, l’un des tout premiers ; la crainte d’être « débranché » de cette gigantesque usine à gaz n’a pas rendu le travail aimable, mais l’a rendu objectivement pire que jamais. Seulement il est devenu rare, et tout le monde voit bien que cette rareté va encore s’accentuer ; et cette crainte à elle seule fait que les gens s’attachent à ce qui leur fait horreur. De ce fait, on pourrait dire que le travail n’a plus besoin de faire sa pub, comme à l’époque du travail marginal. Mais pourtant, presque constamment, il exige de ses victimes qu’elles simulent un enthousiasme de façade, parce qu’à tous les niveaux, il faut vendre, et se vendre, et donc maintenir à flot cette positivité d’apparat que le quidam croit acheter avec sa marchandise. La « culture d’entreprise » a pris les formes d’une paranoïa de secte. En être exclus, c’est mériter la mort. C’est du moins ce que le système affirme, et tente d’imposer. Quant à ceux qui n’ont pas de travail, et qui sont destinés à demeurer dans cet état, les plus tarés parmi eux rêvent de devenir une vedette du football, de la chansonnette ou de l’exhibition sexuelle, et beaucoup d’autres se contenteraient de disposer sans travailler de la ration marchande à laquelle on accède quand on travaille.

Si donc cet ancien texte s’est montré un tant soit peu prémonitoire quant à l’évolution du travail, et, forcément moins, pour celle de la consommation, peut-on encore lui trouver d’autres qualités rémanentes ?

Il me semble qu’on peut distinguer trois thèmes, dont la portée n’est certes pas épuisée.

1. De nos jours, la transformation de la campagne, définitivement détruite en tant que milieu social et que mode de vie, en espace abstrait pour la production industrielle de marchandises d’origine biologique, sous l’égide des grands groupes agroalimentaires, s’accompagne publicitairement, et pour pacifier l’absence de débat, de l’édification du spectacle de la campagne à partir d’un agrotourisme qui ressemble de plus en plus à une sorte d’instruction civique post mortem. L’organisation de cette image d’Epinal est clairement héritière de l’illusionnisme marginal, puise son supplément d’âme dans cette origine « alternative », et il importe d’en retracer la filiation, pour mieux comprendre l’esprit faisandé de cette entreprise.

2. L’analyse logique de la névrose contenue dans le rapport marchand, esquissée dans la Critique du travail marginal, ruinait utilement la séparation habituellement faite entre structure psychique et logique économique. Elle développait jusqu’à quel délire peut aller ce que la sociologie qualifie élogieusement de « socialisation par le travail », et donc à quel point ce mode de socialisation, que préconisent de nos jours tous les spécialistes, est archaïque, et néfaste. Ce faisant, sans même en avoir conscience, l’analyse du fétichisme marginal ouvrait la porte à une confrontation entre le don et l’échange, puisque dans le travail marginal, comme aussi dans l’art, la supercherie consiste à superposer et à confondre ces deux ordres : les producteurs marginaux, comme les artistes, veulent être payés et aimés en même temps. Ils considèrent leur production comme une partie d’eux-mêmes, et veulent donc, à proprement parler, être consommés ; et, pour cela, rétribués (en ce qui concerne les artistes, plutôt grassement). On pourrait entièrement réécrire la critique du travail marginal (ou de l’art) sous cet angle là, mais sans rien changer au caractère désastreux du résultat : dans aucun autre domaine, la mauvaise foi intéressée n’atteint à un tel niveau. Ce sont là les poussées délirantes d’un système dans lequel l’inconscient ne se réfère à l’économie que parce que l’économie est l’inconscient de la société ¾ alors que, « au moment où la société découvre qu’elle dépend de l’économie, l’économie, en fait, dépend d’elle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu’à paraître souverainement, a aussi perdu sa puissance. Là ou était le ça économique doit venir le je. Le sujet ne peut émerger que de la société, c’est-à-dire de la lutte qui est en elle-même »[10].

3. L’hostilité contre la théorie, enracinée dans le forcing marginal, et qui exprime si bien la haine de l’animal laborans pour le zoon politikon, a accompli de nos jours d’impressionnants progrès. La faiblesse rationnelle que traduit cette haine était facile à comprendre tant qu’elle émanait d’un micromilieu visiblement condamné comme le milieu baba. Mais c’est aujourd’hui l’appareil économique tout entier, incompatible avec l’exercice de la raison, qui ne tolère plus aucun raisonnement, et qui proscrit toute interrogation. L’intégrisme capitaliste, que ne parviennent plus à cacher ses entreprises de maquillage du type « entreprise citoyenne » et autres fadaises à la bluette US repeinte en rose PS, ne peut en réalité plus se permettre la moindre incartade. La langue de bois des multinationales n’a rien à envier aux délires idéologiques des « producteurs alternatifs » de l’époque. Les producteurs alternatifs d’aujourd’hui sont à vrai dire plus raisonnables : ils prétendent seulement vendre une camelote qui n’est pas nocive pour la santé, et misent sur cette qualité effectivement rare pour voir prospérer leur boutique. Ce sont bien plutôt les managers, jusqu’au plus haut niveau, qui se présentent comme les dignes héritiers des billevesées marginales d’alors, dans leur inepte prétention à une cohérence autistique. Dans ce contexte, le fait de se référer à la faculté réflexive comme objectif supérieur d’une production sociale libérée (§ 21) apparaît, de façon inchangée, comme une salutaire provocation, dont l’essence politique est encore à développer. L’aliénation économique se manifeste au contraire comme une réalité privée de sa réflexion, castrée, muette, comme le laboratoire à soumission capable de délabrer des générations successives.

Si on peut donc, sans regret, abandonner l’agrophilie aux poubelles de l’histoire, comme détritus non recyclable, c’est bien parce qu’elle est encore plus un phénomène du passé que ne l’affirmait ce texte de 1976. En effet, le caractère ponctuel et précisément daté de l’agrophilie tel que la Critique du travail marginal semblait le suggérer, s’avère parfaitement erroné. Trop plongé dans des références de psychologie individuelle, je n’avais pas pris garde, à l’époque, au caractère historiquement récurrent de l’engouement pour le travail rural, qui se présente chaque fois que le développement industriel se heurte à une limite paraissant provisoirement infranchissable (chute de productivité, faiblesse dans la concurrence internationale, pénurie de marchés, baisse du taux de profit pour quelque raison que ce soit) et que le retour à un mode de production plus ancien comble momentanément, sur un plan imaginaire, les angoisses collectives. Après avoir précisé que dans l’après 68, pour une fois, ce furent les ennemis présumés du système qui s’en firent les chantres, j’en donnerai à présent un autre exemple historique, mais un exemple assurément éloquent, en rappelant le courant d’idées qui fut très fort, dans les sombres années 1930 en Allemagne, à la fois chez Sombart (Die Zukunft des Kapitalismus, 1932), qui est resté une référence en tant qu’économiste, mais surtout chez un certain Friedrich Fried, qui n’est plus connu que des historiens spécialisés dans le nationalisme conservateur et dans le national-socialisme.

Fried avait publié coup sur coup deux best-sellers, intitulés respectivement Das Ende des Kapitalismus, en 1931, puis Autarkie, en 1932. Dans ces livres, Fried propageait l’idée que le peuple allemand avait besoin « d’une redécouverte de son propre sol », d’un « retour à la campagne des masses humaines déversées dans les grandes villes », d’un « renforcement de l’agriculture et d’une modération progressive de l’influence urbaine ou, plutôt, de l’influence exercée par les grandes villes », et, sachant que ce repli ne pouvait maintenir le niveau de consommation existant, Fried ajoutait que la liberté et l’indépendance valaient mieux que la consommation, et qu’un peuple qui se battait pour cela « devait aussi pouvoir renoncer au café, aux oranges ou au chocolat » (produits d’importation procurant des plaisirs et donc vaguement soupçonnés de décadence)[11]. Sombart, de son côté, réclamait que la population paysanne, qui n’était plus que de 30 % en 1932, rejoigne rapidement le niveau de 1882 (42,5 %) : « le chemin qui mène à une plus grande indépendance nationale est clairement prédéfini : c’est celui d’un mouvement de renouveau agraire [12], qui semble également devoir jouer un rôle important dans la structure interne de notre système économique »[13].

La lecture de ces ouvrages devint une source d’inspiration importante pour Hitler, qui coiffa cette idéologie d’une stratégie militaire définie à la fin de la Première Guerre Mondiale par Ludendorff, et orienta ce conglomérat idéologique syncrétique dans le sens agressif du Drang nach Osten et de la conquête du Lebensraum. Ce que les conservateurs avaient imaginé comme un retour de l’Allemagne à ses « racines », les nazis le conçurent comme un programme d’extension territoriale à l’Est, la Pologne et l’Ukraine notamment devant donner des terres arables suffisamment vastes à une économie allemande ainsi « rééquilibrée ». Du paysan comme figure idéale (qui se rapprochait encore davantage que le prolétaire industriel du Arbeiter au sens de Jünger) Hitler écrivait: « l’homme déchiré entre son corps et son esprit ne peut développer ses forces. Seul celui qui est unifié extérieurement et intérieurement, celui qui est enraciné dans son terroir, le paysan encore et toujours, en est capable. Et notamment pour la raison que la nature même de son activité le contraint à prendre un grand nombre de décisions. Il ne sait pas si demain il pleuvra, et doit pourtant commencer la moisson. Il ignore si demain, le gel couvrira la campagne, et pourtant il se met à semer. L’ensemble de son travail l’expose sans cesse aux aléas et nonobstant ces circonstances, il doit décider de tout. […] La possibilité de préserver le caractère sain d’un milieu paysan comme fondement de la nation toute entière ne peut même pas être surestimée. La plupart des maux dont nous souffrons aujourd’hui proviennent du rapport malsain entre population urbaine et population rurale. De tous temps, une masse constante de petits et moyens paysans représentait le meilleur remède contre la pathologie sociale que l’on observe de nos jours. C’est aussi la seule solution pour qu’une nation puisse trouver son pain quotidien dans le cycle interne de son économie ». Voilà une « analyse » que bien des « radicaux » d’aujourd’hui ne renieraient pas, et qu’ils approuveraient même chaudement et à la lettre ¾ à condition, bien sûr, qu’on n’indique pas le nom de son auteur.

On connaît l’issue catastrophique de la politique de conquête hitlérienne, cherchant à annexer des territoires agricoles et des populations colonisables par l’Allemagne, puisque ces excès militaires, en déclenchant la Seconde Guerre Mondiale, mirent le feu à la planète. Mais l’idéologie du retour à la campagne et à la nature, si elle ne mène certes pas nécessairement à un si funeste aboutissement militaire, ne permet guère de prolongements historiques estimables ; et il est d’autant plus notable qu’en s’étendant à l’ensemble du spectre politique, de l’extrême gauche des naturistes de Monte Verità à l’extrême droite de la Kraft durch Freude, elle avait gommé et entremêlé toutes les orientations précises au cours des années précédant l’avènement du nazisme. Formait-elle un pathos indifférencié qui pouvait servir de vivier à tout et à son contraire, ou bien possédait-elle une nature cachée qui penchait forcément, tôt ou tard, dans une direction déterminée (et, dans ce cas, laquelle) ? On peut sans doute produire des arguments favorables aux deux conceptions. Mais il paraît indéniable que dans sa tentative de réhabiliter des notions qui se situent à la base du système de justification de l’aliénation (comme le travail, l’effort, la productivité tangible, les « racines »), et que Hitler, un connaisseur en matière d’idéologie contraignante, avait très bien résumée sous la notion du « caractère éthique (sittlich) du travail », elle ne pouvait finalement se retrouver du côté de l’émancipation.

Le caractère historiquement récurrent de l’apologie du travail à travers une forme particulière de travail (p. ex. agraire) se présente donc sous la même forme cyclique que l’évolution économique elle-même : ce retour fait partie du cycle, et, quoi que ses défenseurs en disent, il ne tend nullement à en sortir. Quel est l’élément déclenchant pour provoquer ce retour ? Tout porte à penser qu’il s’agit de la dévalorisation du travail contenue dans le processus de transformation du travail en général, et de la tentation de le « réhumaniser ». En effet, il est bon de rappeler que la critique des conditions dominantes, avant de se présenter comme une conscience subjective des individus, se présente comme une condition objective, comme un simple fait involontaire, mais incontournable. La critique du travail, par exemple, n’est pas la marotte plus ou moins surprenante ou critiquable de quelques originaux, comme voudraient les plus ineptes parmi nos contemporains, mais bien plutôt, tout d’abord, la destruction matérielle du travail au profit du capital. Les catégories précapitalistes, comme le travail et la famille, sont le combustible dont le capital se sert pour exister, c.a.d. aussi ce qu’il détruit. On peut déjà lire cela dans le Manifeste Communiste de Marx et d’Engels. L’attirance pour le repli autarcique dans le travail marginal exprime à sa façon, étroitement déterminée par les contradictions économiques, la perception de l’impasse, et la tentation d’une régression ; et ce besoin s’y exprime avec une telle force qu’il parvient à faire oublier, aux sujets atteints par cette pathologie, les évidences qui, dans d’autres circonstances, leur crèveraient immédiatement les yeux.

Pour beaucoup d’entre les anciens drop-out, le séjour aux champs fut de courte durée, et la déception, jusque là, eut du bon. Pour d’autres, la réaction fut plus lente, ou même ne vint jamais, au point qu’on en trouve encore aujourd’hui sur place, éleveurs, fromagers, ou cultivateurs blanchis sous le harnais, plus ou moins piteusement accrochés au rêve d’antan, oscillant entre l’image de l’explorateur autonome et la recherche de subventions bienvenues. Depuis longtemps maintenant, on ne parlait plus d’eux, puisqu’il n’y avait rien à en dire. Le silence régnait dans leur impasse. Ce n’est qu’au milieu des récents rebondissements à propos des OGM que leur cas refait surface, et que croyant pouvoir sortir d’un oubli si amplement mérité, ils pensent pouvoir à nouveau se poser en donneurs de leçon, face à la décadence urbaine de ce qu’ils appellent le « système industriel » [14]. L’occasion est certes inespérée : c’est la décadence de leur propre milieu d’adoption qui les place tout d’un coup sous le feu des projecteurs. Mais cette soudaine arrogance repose sur l’oubli simultané de leur désertion ancienne, et de la misère de leur survie depuis lors : circonstances dont on peut à la rigueur ne pas se moquer, mais qui rendent à tout le moins ubuesque la pose du donneur de leçons. De même que jadis, animés d’un enthousiasme de rédempteur, ils étaient arrivés à contre-courant dans des villages que les jeunes natifs fuyaient au contraire à tire d’ailes, et en connaissance de cause, les voici vingt cinq ans après de retour en ville, voire devant les caméras, prêchant une fois encore à contre-courant de toute perspective historique. Le drame de leur vie aura été cette méprise permanente sur l’époque, et le refus forcené de l’admettre. Invoquer les horreurs de la manipulation génétique marchande sert déjà à cacher cela : leur abandon du terrain social moderne pour un micromilieu qui se trouvait certes sous perfusion, mais qui se présentait à eux comme support d’un certain nombre de fantasmes. C’est ainsi que l’on assiste à une sorte de nuit des morts vivants, où le portail des fermes s’ouvre sur ceux qui avaient disparu de l’histoire, et que revoici venir hanter l’esprit du néo-prolétariat urbain. Une illusion révolue vient toquer à la porte des circonstances qui l’avaient condamnée. Que ces circonstances ne soient plus qu’une immense misère n’a pourtant rien d’un plaidoyer en leur faveur, mais c’est là leur dernière possibilité d’émerger du néant, et le syllogisme susceptible d’épater la galerie. La restauration du monde paysan est désormais inscrite sur leur bannière comme si c’était l’avenir des villes. En matière d’émancipation, celui qui les a fréquentés jadis sait pourtant ce qu’on peut attendre d’eux aujourd’hui, ou même demain. « Il dépend de ces efforts que ce que Henri Mendras appelle une reruralisation de la société française aboutisse ou s’enlise. […] C’est, je crois, la société tout entière qui peut trouver dans cette émergence d’une nouvelle culture rurale les éléments d’un ressourcement » : mais, cette fois, ce n’est pas Fried qui s’exprime, ni Hitler, seulement, dans les mêmes termes, un agro-économiste écologiste d’aujourd’hui[15].

Enfin, dernier défaut majeur, cet ancien texte ne contenait aucune analyse historique de la classe paysanne, qu’il considérait plus ou moins tacitement comme une sorte d’archaïsme périphérique de la société moderne, alors qu’en réalité, la question se posait aussi de déterminer pour quelle raison cette classe n’avait pu jouer un rôle actif dans l’histoire, faute de vouloir se constituer et disparaître (deux moments contradictoires d’une même Aufhebung), mais disparaît à présent ¾ sans se constituer ¾ dans le même naufrage capitaliste marchand que le prolétariat industriel lui-même. La transformation de la domination formelle du capital en domination réelle, qui a été si visible et si évidente dans le secteur industriel, ne se présente pas de la même façon dans le travail agricole, car le statut de fournisseur à la fois indépendant et captif (c.a.d. supportant tout l’aléa du marché) que le capital s’efforce encore d’imposer aux salariés (en ruinant les derniers vestiges de leur « protection sociale » pourtant dérisoire), il l’a déjà imposé depuis quelques décennies au paysan : dans la vie du paysan, formellement indépendant mais en vérité appendice humain de sa parcelle ou de son troupeau, il y avait en germe le détournement de sa réalité dans le respect des apparences ¾ il suffisait de s’approprier ses outils de production par la mainmise scientifique, et de transformer en aliénation sociale son aliénation « naturelle ». On savait à l’avance que cet esclave là, contrairement à d’autres, ne réclamerait jamais sa liberté : tout au plus le rétablissement de son aliénation première. A-t-on vu des ouvriers revendiquer le rétablissement de l’atelier, ou des opérateurs de saisie regretter la plume d’oie ? Jamais, car de telles lubies sont étroitement caractéristiques d’un certain public middle class (enseignants pratiquants ou défroqués, chercheurs qui ne trouvent pas, bobos dans la phase baissière de leur cyclothymie, marginaux matériellement réduits à se payer de mots), et donc de l’idéologie anglo-américaine de « l’alternative » (qui apparaît au désert intellectuel comme une oasis inespérée). Le petit-bourgeois, le cadre, le paysan ne peuvent pas s’intéresser à la suppression du travail : ils préfèrent sa réhabilitation. Ils ne veulent pas changer le monde, seulement le restaurer. Leur programme s’appelle : « hier ». Et ils prétendent sauver le Tiers-monde, où la production agraire est encore majoritaire, en lui interdisant de s’émanciper de lui-même, en lui ressassant la berceuse qu’il doit rester comme il était. Ils veulent bien le délivrer de la Banque Mondiale, du FMI et de l’OMC, mais à condition de le replonger dans sa misère ancestrale. Ainsi ballotté de Charybde en Scylla, l’humanité ne voit plus d’issue. L’histoire n’a plus de sens. La folie circulaire a tout ruiné. Pour ne pas rompre ce cercle, il importe qu’on ne sache plus penser autre chose.

La Critique du travail marginal avait été publiée à Paris et à Strasbourg en 1976 à raison d’un très faible tirage, et diffusée dans un milieu qui avait à se sentir concerné par l’objet de cette critique, ce qui explique aussi quelques formulations « de proximité ». La fréquentation de représentants de cette mouvance n’ayant pas été un pur plaisir, on s’en doute, il convenait au moins de la rendre instructive, et d’exprimer aussi clairement que possible la déraison qui balbutiait dans ce milieu. Aucune autre ambition n’avait guidé cette petite brochure, jamais republiée depuis lors.

Le 18 juin 2002
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