Lu sur
le passant ordinaire : "Je ne voudrai jamais savoir qui tu es, ni t’encercler dans ta propre image, ni t’enfermer dans mon idée.
Si je t’aime, c’est parce que tu es, tel(le) que tu apparais et non pas tel(le) que je t’aperçois (la frontière est folle !). Ce qui m’émeut, c’est ton existence, le fait que tu vives là, avec tout ton lot de réactions, de luttes, ta beauté, tes idées, ton impact sur les choses, les sensations que tu provoques, ta présence dans l’histoire de nous tous, ton corps à perte de vue offert au monde, si loin de toi, si près de chacun de nous qui t’entourons. Tu rayonnes en diffractant. Le monde n’est pas ton miroir, il est ton creuset, tu y offres ta pâte, ta chair, tes mots, tes yeux, les méandres de tes sens, tu éclaires ce qui t’entoure sous un angle unique, je t’aime et je ne suis pas le seul.
Je suis attentif à ce qui t’est le plus intime mais n’y entrerai jamais, je resterai au dehors de ta personne, au dehors des temps et des espaces qui t’appartiennent ou que tu empruntes, tu n’as pas plus de vie privée que moi - nous sommes tous publics, mais tu as une perception du monde singulière et c’est elle que nous recherchons tous : nous sommes des amoureux fous (même si je ne sais pas toujours qui sont les autres). Tu nous entraînes dans le doute et le fantastique : avec toi, tout change de couleur, de sonorités et de sentiments, tu nous tends, tu nous approfondis… Je suis attiré par tes odeurs, par les lieux que tu fréquentes, par ton lit, tes oreillers, tes matières, je m’intéresse aux gens que tu touches, à tes regards, tes jouissances, toutes les vies que tu peux mener…
Il n’y aura jamais de confusion entre tes draps et les miens : je veux t’inviter… invite-moi !
Tu n’es à personne, ni à l’un(e), ni à chacun(e), ni à tous ni à toi-même… Tu es aux courants, au mouvement.
Là où tu es, quand tu es… personne ne te vole. Loin de la propriété, privée ou publique, nous savons fuir les clans, les replis, les accouplements, les mariages, les pacs, les sectes et toutes formes de carcéralités primitives ou progressistes, hypocritement sentimentales, toujours à l’affût de chaînes déguisées en preuves ! La société est tout entière et nous la formons ; pourquoi la diviser ? Je n’ai pas de mur à moi, et ta maison n’est pas davantage la tienne : je veux aller te visiter, sentir ta peau, me perdre dans tes mots, accompagner tes combats, m’imprégner de tes plaisirs. Tu es un(e) autre, à jamais étranger(e), c’est si bon de se rencontrer toutes ces secondes, tous ces matins, depuis tant de temps, pour toujours !
Manifeste
L’amour est transmissible. Chacun de nous a déjà appris tout petit à aimer deux personnes, ses deux parents (malheureusement deux c’est bien peu !!!), puis y a ajouté un premier amour, un second, un troisième… Quand on commence à aimer, on aime de plus en plus, on ne peut plus s’arrêter… C’est comme le sommeil ou la nourriture ! Mais le monde s’est divisé en deux : pendant que les uns décident qu’aimer c’était dévorer, ingérer, consommer à l’intérieur de soi, les autres respectent des frontières physiques et civiles, ne disposent pas du corps de l’autre, s’emploient à l’admirer, le frôler, à glisser dessus, à l’écouter, à goûter sa souveraineté ! Aucun de nous ne peut prétendre, sans objectif de totalité ou de conquête, à confondre son es-pace, ses projets, sa sexualité, ses be-soins personnels les plus intimes, avec ceux d’un(e) autre ! L’idéologie du cou-ple avance l’idée de complémentarité comme argumentaire d’une osmose idéale : mais celle-ci peut s’avérer être l’outil d’une domination à double sens. Tenons-nous à l’écart des duos cartésiens, où le désir sert d’alibi au manque, les projets « en commun » pris en otage entre inhibition de l’un et exhibition de l’autre, le sexe en chantage mutuel permanent, la sexualité de l’un étant exclusivement contrôlée par l’autre.
La cargaison vaine des milliers d’œuvres de théâtre ou autres gribouillis obsessionnels, des centaines de films hystériques, d’opéras maladifs et de magazines stériles, à travers l’histoire ancienne ou contemporaine a colonisé notre présent, noyant nos capacités d’aimer dans des foutaises narcissiques où fidélité, cocufiages, contrats de couples/contrats de pouvoir et autres petits coups d’adultères insipides le disputent au poliçage des relations, à la moralisation permanente, toutes formes de haine déguisées en possession, appelée ici outrageusement « amour » ! Ces auteurs prennent le monde en otage avec leurs impuissances personnelles à aimer, une et a fortiori plusieurs personnes, déguisant celles-ci en passion, inventant de grandes épopées ou de minables récits qui ne sont, sauf respect pour leur style, que de pâles et faibles histoires de culs bornées et polluantes ! Qui tous ces gens prétendent-ils aimer ? Quelle jouissance y a t il à simplifier la vie, à confondre attachement et violation de l’espace amoureux de l’autre, à s’ingérer dans sa vie personnelle ? Pourquoi tant de malheureux se font-ils dépouiller par cet idéal étéré du couple : couples fous qui explosent sans cesse, par milliers et sans relâche, faisant voler du même coup tous leurs rêves, leurs vies, leurs espoirs, déchirant des enfants au passage qui auraient pu vivre l’amour et qui n’avaient rien demandé. Ces enfants ont été trompés au moins deux fois : une fois de croire qu’ils sont les enfants d’un couple - comme si l’inné avait du sens sans l’acquis, une deuxième fois de n’avoir pas de couple à se mettre sous la dent, pour alimenter cette inutile croyance. Pourquoi obéir à ses impuissances, abandonner son époque, nier la réalité, refuser d’embrasser la complexité, la contradiction, la recherche, aimer autant la souffrance : comme avant l’accident, chacun pense que l’explosion n’arrivera qu’aux autres, comme avant le déluge, chacun veut réinventer la vie, alors qu’il est simplement démuni de modèle intellectuel et sentimental alternatif, qu’il ne fait que singer les ornières de ses aînés, qu’il reproduit lâchement ce qui lui est sans cesse dicté par un environnement exclusif, par un monde qui se replie, se clôt, capitalise, nous inculque comment réussir sa vie en s’appropriant celle d’un autre, en s’agrippant à elle.
Qu’est-ce que c’est que cette histoire de contrats ? Ces couples savent, au plus fort de leur amour qu’ils vont déjà mal… alors ils produisent une pièce de théâtre de plus, klaxonnante, souvent bourrée et coûteuse, s’affichent devant témoins pour claironner leur dépendance, dans un acte administratif, financier, religieux ! Ils ont à se donner une fidélité sur un papier, à se fixer un programme sur un contrat, à se promettre assistance ! Mais qu’ont-ils donc à se reprocher déjà ? C’est pourtant clair : leur spectacle de guignol sert de cache sexe, il faut cacher le sexe de l’autre, revendiquer le droit de cuissage, la prostitution officielle - chacun entretient l’autre, et surtout se déguiser derrière le paravent de la liaison « officielle » pour que personne ne se rende compte que les con-joints quittent le monde, que dorénavant ils vont s’interdire d’aimer le monde, interdire à l’autre de vivre par lui-même, d’être autonome économiquement, sexuellement, physiquement, intellectuellement ! Toutes les sectes religieuses officielles de par le monde ont pris grand soin de bénir, livres saints à l’appui, ces rites répétitifs, fûssent-ils laïques ! Arrachons-nous nos vies, communions, pacsons-nous, renforçons nos petits couples étriqués dans quelques cloisons et paperasses administratives de plus. La domination et la maîtrise de l’autre sauraient-elles être gages d’amour ? Toujours plus d’égalité ?
La liberté de l’autre étend la mienne à l’infini ! Je nous propose plutôt de nous aimer.
Nous, ce n’est pas je et tu, nous c’est nous ! La société n’est pas la sommation cartésienne de milliers de je et de tu, tous accouplés les uns à côté des autres dans leurs cahutes privatives, romantiques ou intéressées, c’est peut-être quelque chose de cent fois plus dynamique et respectueux de chacun, plus complexe et moins confusionnel : la subjectivité de chacun de nous ne peut pas être au service de la collectivité si elle est soumise à la privatisation de sa force amoureuse. La société a besoin de l’amour, non pas comme « Dieu » qui réclame l’amour aveugle de ses fidèles soumis, mais précisément l’inverse : l’émancipation commune a besoin de l’émancipation individuelle, de la fidélité insoumise. Aimer les framboises, ce n’est pas être infidèle aux fraises, en revanche, cesser d’aimer les fraises sous le prétexte étranger que des framboises mûres viennent de provoquer la jouissance de notre palais amoureux, c’est la preuve tangible qu’au fond, on n’aimait pas les fraises. La fidélité n’est rien d’autre que la permanence, l’exigence de durée hors de toute conjoncture.
Vous êtes si nombreux, fruits sucrés, amers, acides, salés que j’aime tant ! Ne cessez jamais d’être autant !
Nicolas Frize
Compositeur de musique contemporaine".