Une certaine vision de l'éducation
Paul Robin débute son travail de propagande d'éducation libertaire dès son adhésion à l'A.I.T. Ses premiers articles préconisent une meilleure éducation physique afin d'améliorer les capacités intellectuelles et avancent également la nécessaire coéducation des deux sexes. Après avoir pris partie à la Commune de Brest, Robin doit s'exiler à Londres. S'il est exclu de l'A.I.T., il fait également sa rencontre décisive avec les néo-malthusiens. Ses amis anarchistes n'acceptant pas la doctrine il la met de côté pour revenir à ses premières préoccupations. Robin écrit alors des articles pour un dictionnaire de l'éducation, commandé par l'Etat et dont la direction est assurée par James Guillaume. De retour en France, Robin devient le directeur de l'orphelinat Prévost à Cempuis dans l'Oise. Certains qualifient l'école de « caserne », pourtant les valeurs de fraternité et de responsabilité y sont tout de même inculquées. La nouveauté réside également dans la coéducation des sexes, précepte qui sera le principal argument de ses détracteurs. L'éducation intellectuelle reste conventionnelle mais s'explique par l'obligation de l'examen du certificat d'études. Quand Paul Robin débute ses tournées pour vanter les mérites de sa pédagogie, il est alors accusé par certains journaux de diffuser de la propagande néo-malthusienne. A la même époque débute le "Procès des Trente" (1893) et l'opinion comme l'Etat ne tolèrent pas les écoles anarchistes. Robin est révoqué en 1894 et peut maintenant consacrer sa vie à la régénération. Il fonde en 1896 la Ligue de Régénération Humaine et son mensuel
Régénération. L'organisation et son journal vivotent jusqu'à l'arrivée d'Eugène Humbert qui fait connaître à la pensée néo-malthusienne son heure de gloire. En effet, grâce à celui-ci des militants comme Sébastien Faure, Georges Yvetot ou Gustave Hervé adopteront les théories et pratiques de la L.R.H. Suite à une querelle entre Humbert et Robin, ce dernier abandonne
Régénération pour tenter de créer un syndicat de prostituées et une agence d'union libre. De son côté, Humbert fonde
Génération Consciente qui paraît jusqu'en 1914 et
Le Malthusien poursuit le travail de
Régénération. Paul Robin se suicide en septembre 1912 en léguant son matériel à la Ruche et à d'autres écoles libertaires.
L'éducation intégrale selon Paul Robin repose sur trois axes : l'activité physique, intellectuelle et morale. Si Robin s'est tourné vers le néo-malthusianisme quelques années avant Cempuis, ses positions n'ont pas pour autant radicalement variées. Robin fait de l'éducation intégrale la deuxième phase de la régénération humaine après la limitation des naissances. Il insiste sur la notion de « mauvaise naissance » pour justifier le néo-malthusianisme et l'éducation. Une procréation consciente devrait améliorer la qualité des hommes et éviter des générations non-voulues. Ainsi on pense n'avoir qu'a éduquer des individus doués et capables de bénéficier d'une éducation intégrale. Robin a beau attribuer en partie l'échec de Cempuis aux élèves « faibles et dégénérés » imposés par les autorités, l'admission à l'orphelinat n'est pourtant pas simple puisqu'il insiste particulièrement sur les capacités physiques des enfants. Même après Cempuis, Robin poursuit son œuvre en fondant la revue
l'Education Intégrale où la pédagogie est mêlée à la limitation des naissances. Avouant l'échec de cette tentative, il reporte son attention sur la diminution de la population afin de constituer une jeunesse "saine". Le néo-malthusianisme ne s'arrête pas à la limitation des naissances et l'éducation n'est pas une propagande annexe de la régénération.
La question de l'éducation est de plus en plus traitée comme n'importe quelle propagande par les néo-malthusiens qui le suivent : Madeleine Pelletier s'en éloigne au profit d'une « procréation consciente », Humbert insiste sur le pacifisme et quand Sébastien Faure se lance dans l'aventure de la Ruche en 1905, les régénérateurs s'intéressent peu à la question de l'école. Faure installe son établissement à Rambouillet en s'inspirant clairement de Paul Robin comme de Francisco Ferrer, même s'il se montre moins préoccupé par la question de l'eugénisme. Le principe d'éducation de Faure, plus libéral que son prédécesseur de Cempuis, repose également sur l'éducation intégrale. Dans le bulletin de la Ruche, des néo-malthusiens écrivent sur l'hygiène scolaire et l'éducation physique. Il s'investit dans l'éducation afin d'assurer aux enfants une « une bonne naissance et une bonne éducation » et ainsi former une avant-garde révolutionnaire digne de ce nom. C'est dans ce même souci que s'inscrit le journal
Rénovation, organe de trois organisations régénératrices où les néo-malthusiens ont une importance relative : la fédération des ouvriers néo-malthusiens, la Ligue ouvrière pour la protection de l'enfance, la Fédération des groupes ouvriers antialcooliques. A l'intérieur du comité de rédaction du journal
Rénovation, le souci majeur demeure la destruction de la société capitaliste en créant des militants ouvriers sains.
Le contenu de l'enseignement.
Les néo-malthusiens et les anarchistes formulent les mêmes critiques vis à vis de l'école laïque et prônent la non-directivité de l'enseignement. Ils adoptent également une conception positiviste de l'éducation, hostile à l'autorité et à l'ordre moral. Ces convergences les amènent à annoncer dans leurs bulletins respectifs la création de la Ruche ou d'autres colonies libertaires. Il serait toutefois exagéré de parler d'un réel contact entre eux, tout au plus peut-on évoquer des échanges d'informations. A la lecture des bulletins de la Ruche, il ne semble pas que Sébastien Faure ait profité de son autorité pour diffuser la propagande anarchiste ou néo-malthusienne. Dans la presse de cette dernière, on préconise une « ortografe simplifiée et raizonnable » comme on vante les mérites de la méthode Galin Paris Chevé, une nouvelle pédagogie libertaire. Mais l'intérêt des régénérateurs pour l'éducation est minoritaire dans leur propre groupe qui est traversé par des motivations multiples. Certains rejettent la loi de population quand d'autres ne voient que le caractère individuel ou éducatif du néo-malthusianisme. Pour beaucoup l'intérêt éducatif ne vient pas particulièrement d'une adhésion aux théories de Malthus mais plutôt d'une dilution des propagandes anarchistes après la période des attentats (cf. Maîtron). Il est également à noter que certains régénérateurs se préoccupent de l'école laïque, c'est le cas de ceux qui participent à la revue
l'Ecole Emancipée.
Les néo-malthusiens ont plus de chances d'être suivis sur la notion d'éducation sexuelle et c'est grâce à elle qu'ils apportent leur particularité. Pour
Régénération, en parler devient impératif dès la puberté des enfants afin de les préserver des grossesses non désirées et des maladies. P. Robin introduit la notion de plaisir féminin, la sexualité ne devant plus demeurer une jouissance uniquement masculine. Si Sébastien Faure s'intéresse davantage à la question, c'est surtout aux articles de Jean Marestan et Manuel Devaldès dans les pages de
Génération Consciente que l'on doit une plus profonde réflexion. En 1911 paraît la brochure
L'Initiation Sexuelle de Georges Bessede dans laquelle il explique sa méthode différenciée d'éducation à la sexualité. Après 1918, Lorulot introduit les notions de plaisir et de désir dans la problématique régénératrice. Chez les libertaires, on a beau défendre l'éducation sexuelle, elle n'est pas pour autant pratiquée dans leurs écoles. Mais si Robin ne s'y est pas risqué à Cempuis c'est sans doute à cause du risque de fermeture de l'établissement par des autorités acceptant déjà mal la coéducation des sexes.
Cette dernière ne se limite pas à la mixité puisqu'il s'agit de proposer un enseignement identique aux filles et aux garçons. Cette idée divise profondément les enseignants, par exemple ceux de la revue syndicale et pédagogique
l'Ecole Emancipée ne sont pas unanimes à ce sujet. Paul Robin estime que la coéducation permet d'éviter la corruption des enfants en favorisant une maternité consciente. De son côté S. Faure y voit un moyen d'accéder à l'égalité et l'harmonie. Les néo-malthusiens reprennent les vues du directeur de Cempuis sur la nécessité d'un enseignement égalitaire pour accéder à une régénération humaine. Les ateliers de Cempuis maintiennent tout de même une division sexuelle puisque la C.G.T. reproche à la Ruche la présence d'une fille dans l'imprimerie de l'établissement. Certes il y a encore un accès inégalitaire au savoir dans les écoles anarchistes, elles sont pourtant les seules à pratiquer une éducation moins genrée, la formation professionnelle maintenant une vision normative du rôle de la femme dans la société.
L'Hygiène.
Les néo-malthusiens insistent sur la question de l'hygiène afin de favoriser la procréation d'êtres sains. Ils en développent par contre une vision totalement différente de celle de l'Etat et l'appliquent à tous les domaines de la société : habitation, propreté etc.
D'abord, le sujet préoccupe les enseignants liés au mouvement ouvrier, de nombreux articles du Dr Narisch paraissant dans
l'Ecole Emancipée. Madeleine Vernet, qui édite la brochure
Le Problème de L'Alcool en 1906, trouve dans les pages de
Rénovation le moyen de lutter contre les méfaits de l'alcool au sein de l'institution, là où l'âge des individus rend tout possible. Mais les régénérateurs délèguent le problème de la sobriété ouvrière aux syndicats, préférant se concentrer sur le contrôle des naissances pour prodiguer de meilleurs soins.
Le néo-malthusianisme français subit effectivement à ses débuts l'influence des Naturiens, mouvement à contre courant de l'époque qui s'affirme contre la science et la civilisation, et l'animateur de la revue
le Naturien, Henry Zisly, s'ouvre rapidement aux régénérateurs même si ceux-ci proclament au contraire leur confiance envers la science. Paul Robin et Sébastien Faure tissent également des liens avec les végétariens sans pour autant adhérer à leur philosophie ni leur permettre de pouvoir s'exprimer dans leurs organes. L'hygiène n'étant pas dépendante de la bonne naissance, quelques apports naturiens (hygiénisme, végétarisme etc.) permettent aux néo-malthusiens de résoudre en partie le problème de la régénération de l'individu. Ils utilisent cependant les progrès scientifiques pour améliorer la propreté. L'intérêt est alors porté sur les logements insalubres et, dans certains textes, c'est l'urbanisation elle-même qui est rendue responsable du mauvais développement de l'enfant. Ils interviennent également sur la question de l'alimentation et la consommation d'alcool. A propos de celle ci on peut noter une évolution puisqu'on passe en quelques années de la tempérance à l'affirmation d'une abstinence totale. Les néo-malthusiens refusent également la consommation de tabac et prennent des repas sans viande mais pour la plupart, il semble s'agir d'un souci d'économie de production. A ce propos, ils s'éloignent des naturiens en utilisant les progrès techniques pour augmenter les rendements agricoles. On voit ici que les néo-malthusiens sont végétariens moins pour des questions de doctrine que pour des raisons pratiques. Le végétarisme en tant que tel aura plus de succès chez les libertaires après la première guerre mondiale.
Paul Robin est convaincu qu'une bonne hygiène détermine la moralité et le développement des capacités intellectuelles d'un enfant, ses expériences vont d'ailleurs être les plus marquantes. Il proscrit donc l'alcool et le tabac à Cempuis. Dans l'orphelinat, d'après les bulletins, l'hygiène occupe 3 heures des cours quotidiens. La toilette est minutieuse et contrôlée par des élèves plus âgés, on pratique la gymnastique et l'entretien des locaux se fait collectivement. Par peur des représailles, Cempuis n'est pas une école végétarienne cependant peu de viande est servie lors des repas. De son côté, Sébastien Faure qui s'est inspiré de l'orphelinat de l'Oise, augmente le temps de récréation afin d'éviter qu'une position trop longtemps assise ne favorise une dégénérescence. En revanche, la Ruche est moins attentive à la question végétarienne puisque le braconnage est pratiqué dans les bois environnants. Il semble également que Faure ait été moins préoccupé par les questions hygiénistes. L'idée de régénération demeure présente mais il n'y fait pas appel pour justifier les mesures de propreté. L'Avenir Social de Madeleine Vernet prodigue les mêmes mesures bien que l'accent soit mis sur l'antialcoolisme. Pour elle, la régénération peut s'entreprendre dans un établissement laïque et surtout urbain. Dans ces deux écoles, l'influence du mouvement naturien n'est pas non plus à minimiser à une époque où celui ci a commencé à s'ouvrir sur d'autres courants libertaires, notamment grâce à Henry Zisly.
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La convergence entre l'éducation libertaire et le néo-malthusianisme tient surtout au rôle de Paul Robin. La régénération a contribué à la propagation de l'idée évolutionniste dans l'éducation. Par contre l'influence des néo-malthusianistes dans la pratique de l'hygiène sera plutôt limitée dans les écoles d'Etat, car il semble que leurs liens avec les naturiens n'aient effectivement pas convaincu les autorités, ni même certains libertaires. Si la pratique de l'hygiène est plus avancée à la Ruche, cela est peut être dû à l'arrivée d'un nouveau moyen d'émancipation -Renaud Violet parle même d'un « Dieu »- chez les anarchistes : la Science. L'éducation intégrale connaît un coup d'arrêt après 1918, et il est impossible pour le moment de dire quelle a été l'attitude des néo-malthusiens. Si on a parlé de l'influence régénératrice dans l'éducation libertaire, il faut également noter que celle ci a été influencée par le mouvement ouvrier, la franc-maçonnerie et par une multiplicité d'autres références. L'auteur invite en conséquence à croiser ses recherches avec les mouvements d'éducation espagnols ou belges
L'influence du néo-malthusianisme français sur les expériences pédagogiques libertaires avant 1914
Renaud Violet, mem. de maîtrise en histoire contemporaine (Nicolas Bourguinat, dir.), université Marc Bloch- Strasbourg 2, 2002, 140 p.
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