Emma Goldman : La préparation militaire nous conduit tout droit au massacre universel
(Publié pour la première fois en anglais dans Mother Earth, vol. X, N° 10, décembre 1915.)Depuis le début de la conflagration européenne, l’humanité a été presque entièrement anesthésiée par la mortelle folie du bellicisme, enivrée par les vapeurs délétères d’un chloroforme imprégné de sang, qui a obscurci sa vision et paralysé son cœur.
En effet, à l’exception de quelques tribus sauvages qui ne connaissent ni la religion chrétienne, ni l’amour fraternel, ni les dreadnaughts, les sous-marins, les usines de munitions et les emprunts de guerre, le reste de l’humanité est plongé dans une terrible narcose. L’esprit humain ne semble s’intéresser qu’à une chose, la spéculation sur le meurtre. Toute notre civilisation, toute notre culture est concentrée sur la folle demande d’armes de destruction, si possible les plus perfectionnées.
« Munitions ! Munitions ! O, Seigneur, toi qui règnes sur la terre et dans les cieux, toi le Dieu de l’amour, de la pitié et de la justice, procure-nous assez de munitions pour détruire notre ennemi ! » Telle est la prière qui monte chaque jour vers le ciel chrétien. Le bétail, lorsqu’il est épouvanté par le feu se jette dans les flammes. Les peuples européens agissent de la même façon : ils se précipitent dans les flammes dévorantes de la guerre, en s’entre-tuant. Quant à l’Amérique, poussée au bord de l’abîme par des politiciens sans scrupules, des démagogues braillards, et d’avides requins militaires, elle se prépare à un destin funeste identique.
Face à ce désastre qui approche, il appartient aux hommes et aux femmes qui ne sont pas encore emportés par la folie guerrière d’élever la voix, de protester, d’attirer l’attention de la population sur les crimes et les atrocités qui vont être perpétrés contre eux.
L’Amérique est essentiellement un melting-pot. Dans ce pays, aucun groupe national ne peut se vanter d’appartenir à une race pure et supérieure, d’être détenteur d’une mission historique particulière ou d’une culture plus spirituelle. Et pourtant les chauvins et les spéculateurs bellicistes n’arrêtent pas d’ânonner les slogans sentimentaux du nationalisme hypocrite : « L’Amérique aux Américains », « L’Amérique d’abord, avant tout et toujours. » Ces slogans sont populaires partout. A les en croire, pour sauver l’Amérique, il faudrait que tout le monde suive immédiatement une formation militaire. Un million de dollars prélevés sur la sueur et le sang du peuple vont être dépensés pour des dreadnoughts et des sous-marins, pour l’armée et la marine, tout cela pour protéger cette précieuse Amérique.
Ces discours pleins de pathos dissimulent le fait que l’Amérique qui sera protégée par une énorme force militaire ne sera pas l’Amérique du peuple, mais celle des privilégiés; de la classe qui vole et exploite les masses, et contrôle leur vie, du berceau à la tombe. Il est pathétique que si peu de gens se rendent compte que la préparation militaire ne conduit jamais à la paix, mais mène tout droit au massacre universel.
Avec les méthodes et la ruse qu’emploient les diplomates conspirateurs et les cliques dirigeantes de l’armée allemande pour imposer le militarisme prussien aux masses de leur pays, les cercles bellicistes américains, aidés par les Roosevelt, les Garrison et les Daniels, rejoints maintenant par les Wilson, se dépensent sans compter pour écraser le peuple américain sous le talon de fer du militarisme. S’ils réussissent, ils lanceront l’Amérique dans la tempête de sang et de larmes qui dévaste déjà l’Europe.
Il y a quarante ans, l’Allemagne a entonné les mêmes discours : « L’Allemagne au-dessus de tout, l’Allemagne aux Allemands, l’Allemagne d’abord, avant tout et toujours. Nous voulons la paix, c’est pourquoi nous devons nous préparer à faire la guerre. Seule une nation bien armée et parfaitement préparée peut maintenir la paix, exiger le respect et être sûre de conserver son intégrité nationale. » Et l’Allemagne a continué à se préparer à la guerre, obligeant ainsi les autres nations à l’imiter. La terrible guerre européenne actuelle n’est que la conséquence ultime des prédications de cet Evangile à tête d’hydre : la préparation militaire.
Depuis le commencement de cette guerre mondiale, des kilomètres de papier et des océans d’encre ont été utilisés pour prouver la barbarie, la cruauté, l’oppression du militarisme prussien. A l’unisson, conservateurs et socialistes appuient les Alliés pour une seule raison : écraser ce militarisme qui empêche, selon eux, toute paix et tout progrès en Europe. L’Amérique s’est enrichie en fabriquant des tonnes de munitions et en prêtant de l’argent aux Alliés pour les aider à écraser les Prussiens. Et maintenant les mêmes slogans retentissent en Amérique. Et s’ils se traduisent par une mobilisation nationale, ils créeront un militarisme américain bien plus terrible que le militarisme allemand ou prussien. Pourquoi ? Parce que nulle part dans le monde le capitalisme n’est aussi effrontément avide qu’aux Etats-Unis et nulle part l’Etat n’est aussi disposé à s’agenouiller aux pieds du Capital.
Comme une épidémie, une vague de folie gagne le pays, le germe mortel du militarisme contamine les esprits les plus lucides et les cœurs les plus braves. Les Ligues de défense de la sécurité nationale, qui arborent un canon sur leurs emblèmes, les sections de la Navy League (1), dont les dirigeantes se sont éparpillées aux quatre coins du pays, des femmes qui se vantent d’appartenir au « sexe faible », des femmes qui donnent la vie dans la souffrance et le danger, eh bien ces femmes sont prêtes à sacrifier leur progéniture au Moloch de la Guerre. Les sociétés pour l’américanisation (2), auxquelles appartiennent des gens aux idées très libérales, et qui hier encore dénonçaient les âneries patriotiques, acceptent aujourd’hui d’embrouiller l’esprit de l’opinion publique et d’aider à construire les mêmes forces de destruction en Amérique qu’elles essaient, directement et indirectement, de détruire en Allemagne — le militarisme fauche la jeunesse, viole les femmes, extermine le meilleur de l’humanité, anéantit la vie même.
Même Woodrow Wilson (3) qui, il y a peu, déclarait encore : « Une nation est trop fière pour se battre » ; qui, au début de la guerre, a ordonné que l’on prie pour la paix ; lui qui, dans ses discours, parlait de la nécessité d’attendre avec prudence, eh bien, même Woodrow Wilson est rentré dans le rang. Il a maintenant rejoint ses collègues ultra-chauvins, il a fait écho à leurs clameurs pour instaurer la préparation militaire et braille désormais lui aussi : « L’Amérique aux Américains ». La différence entre Wilson et Roosevelt est la suivante : Roosevelt, une brute-née, utilise la matraque. Wilson, l’historien, le professeur, porte le masque soigneusement poli des universitaires, mais sous ce masque, comme Roosevelt, il n’a qu’un seul but : servir les intérêts du grand capital, pour aider ceux qui sont en train de devenir phénoménalement riches en produisant encore davantage de fournitures militaires.
Woodrow Wilson, dans son discours devant les Filles de la Révolution américaine (4) s’est démasqué lorsqu’il s’est écrié : « Je préférerais être tabassé que mis à l’index. » Effectivement, se dresser contre les fabricants de munitions et d’armes, les Bethlehem, du Pont, Baldwin, Remington, et autres Winchester, mène à l’ostracisme et à la mort politiques. Wilson le sait, donc il trahit sa position originelle, rejette sa prétention passée à être « trop fier pour combattre » et hurle aussi fort que n’importe quel politicien minable qu’il faut généraliser la préparation militaire et porter la nation aux nues. Il va même jusqu’à soutenir la stupide revendication avancée par les femmes de la Navy League qui veulent imposer dans chaque école le serment suivant : « Je m’engage à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour servir les intérêts de mon pays, à soutenir ses institutions et à défendre l’honneur de son nom et de son drapeau.
Comme je dois tout à mon pays, je consacrerai mon cœur, mon esprit et mon corps à son service et je promets de travailler à son progrès et à sa sécurité en temps de paix. Je m’engage à n’hésiter devant aucun sacrifice ni aucune privation pour sa cause si j’étais appelé à agir pour défendre la liberté, la paix et le bonheur de notre peuple. »
Défendre les institutions de notre pays, c’est défendre les institutions qui protègent et soutiennent une poignée d’individus pour qu’ils volent et pillent les masses, les institutions qui pompent le sang des autochtones comme celui des étrangers et le transforment en richesses et en pouvoir, les institutions qui dépouillent chaque immigré de la culture originale qu’il a amenée avec lui et lui imposent, en échange, cet américanisme bon marché, dont l’unique gloire est la médiocrité et l’arrogance.
Ceux qui proclament « L’Amérique d’abord ! » ont trahi depuis longtemps les principes fondamentaux des vraies valeurs américaines, celles que Jefferson avait en tête lorsqu’il a déclaré que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins possible ; celles pour lesquelles lutta David Thoreau (5) lorsqu’il proclama que le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas ; ou celles de tous les grands Américains qui ont voulu faire de ce pays un refuge, en espérant que les déshérités et les opprimés qui y viendraient pourraient lui apporter un peu plus de personnalité, de qualité et de sens. Ce n’est pas l’Amérique des politiciens et des spéculateurs de l’industrie d’armement. Leur Amérique a été puissamment représentée par un jeune sculpteur new-yorkais : une main cruelle aux longs doigts fins qui écrasent sans pitié la tête d’un immigrant, faisant couler le sang pour en faire des dollars et bercer l’immigrant d’espoirs brisés et d’aspirations étouffées.
Etant donné sa position, Woodrow Wilson a raison de défendre ces institutions. Mais quel idéal offre-t-il à la nouvelle génération ? Comment forme-t-on un militaire à défendre la liberté, la paix et le bonheur ? Écoutons le Major-General O’Ryan : « Tout soldat doit être entraîné à devenir un simple automate, privé d’initiative individuelle, transformé en machine. Il doit passer de force la tête dans le nœud coulant militaire, être dynamisé, dirigé par des supérieurs qui ont le pistolet à la main. »
Ce discours n’a pas été prononcé par un junker prussien, ni par un barbare germanique, ni par Treitschke (6) ou Bernhardi (7), mais par un Major General américain ! Et cet homme a raison. On ne peut conduire une guerre avec des hommes égaux, on ne peut imposer le militarisme à des hommes libres. Il faut avoir à sa disposition des esclaves, des automates, des machines, des créatures obéissantes et disciplinées, qui se déplaceront, agiront, tueront et tireront sur l’ordre de leurs supérieurs. Voilà à quoi aboutira la préparation militaire, à rien d’autre.
Il paraît que Samuel Gompers (8) faisait partie des orateurs qui ont pris la parole devant la Navy League. Si cette information est exacte, alors jamais plus grand outrage n’a été infligé au mouvement ouvrier par l’un de ses dirigeants. La préparation militaire n’est pas dirigée principalement contre l’ennemi extérieur, elle vise surtout l’ennemi intérieur, tous les éléments du mouvement ouvrier qui ont appris à ne rien attendre de nos institutions ; les travailleurs conscients qui ont compris que la guerre de classes sous-tend toutes les guerres entre les nations ; ceux qui savent que, si une guerre est justifiée, il s’agit de la guerre contre la dépendance économique et l’esclavage politique, les deux principaux problèmes concernés par la lutte des classes.
Le militarisme a déjà joué son rôle sanguinaire dans chaque conflit économique, avec l’approbation et le soutien de l’Etat. Washington a-t-il protesté lorsque « nos hommes, nos femmes et nos enfants » ont été tués à Ludlow (9) ? La note adressée à l’Allemagne exprimait-elle une protestation virulente ? Ou bien existe-t-il une différence entre tuer « nos hommes, nos femmes et nos enfants » à Ludlow et en haute mer ? Oui, c’est bien le cas. Les hommes, les femmes et les enfants de Ludlow étaient des travailleurs, des déshérités, des damnés de la terre, des immigrants à qui il fallait donner un petit goût des splendeurs de l’américanisme, tandis que les passagers du Lusitania (10) représentaient la richesse et occupaient une haute position sociale — voilà la différence.
La préparation militaire, donc, ne fera que renforcer le pouvoir d’une minorité privilégiée et l’aidera à dominer, réduire en esclavage et écraser le mouvement ouvrier. Samuel Gompers le sait très bien et, s’il se joint aux cris de la clique militaire, il doit être condamné comme un traître au mouvement ouvrier.
Il en est de même pour toutes les autres institutions prétendument créées pour le bien du peuple et qui ont abouti au résultat inverse. Et il en sera de même pour la préparation militaire. L’Amérique prétend se préparer à la paix, mais en réalité la préparation militaire provoquera la guerre. Il en a toujours été ainsi au cours de l’histoire sanglante de l’humanité, et cela continuera jusqu’à ce que chaque nation refuse de combattre contre une autre nation, jusqu’à ce que les peuples du monde cessent de se préparer au massacre. La préparation militaire est comme la graine d’une plante vénéneuse : une fois plantée en terre, elle donnera des fruits empoisonnés. Les massacres en Europe sont le fruit de cette graine vénéneuse. Il faut absolument que les ouvriers américains s’en rendent compte avant qu’ils ne soient emportés par les discours chauvins dans la folie guerrière, folie toujours hantée par le spectre du danger et de l’invasion. Les ouvriers américains doivent savoir que se préparer à la paix signifie inciter à la guerre, laisser se déchaîner les furies de la mort sur terre et sur mer.
Les masses européennes qui se battent dans les tranchées et sur les champs de bataille ne sont pas motivées par un désir profond de faire la guerre ; ce qui les a poussées sur les champs de bataille, c’est la compétition impitoyable entre d’infimes minorités de profiteurs soucieux de développer les équipements militaires, des armées plus efficaces, des bateaux de guerre plus grands, des canons de plus longue portée. On ne peut construire une armée puis la ranger dans une boîte comme on le fait avec des soldats de plomb. Lorsqu’une armée est équipée jusqu’aux dents, avec des outils meurtriers sophistiqués, lorsqu’elle est soutenue par les intérêts d’une clique belliciste, la dynamique devient autonome. Nous devons donc examiner la nature du militarisme pour comprendre pourquoi la préparation militaire est un truisme.
Le militarisme détruit les éléments les plus sains et les plus productifs de chaque nation. Il gaspille la plus grande part du revenu national. L’Etat ne dépense presque rien pour l’enseignement, l’art, la littérature et la science en comparaison avec les sommes considérables qu’il consacre à l’armement en temps de paix. Et en temps de guerre tout le reste n’a aucune importance ; la vie stagne, tous les efforts sont bloqués ; la sueur et le sang des masses servent à nourrir le monstre insatiable du militarisme. Il devient alors de plus en plus arrogant, agressif, imbu de son importance. Pour rester en vie, le militarisme a constamment besoin d’énergie supplémentaire ; c’est pourquoi il cherchera toujours un ennemi ou, s’il en manque, il en créera un artificiellement. Dans ses objectifs et ses méthodes civilisés, il est soutenu par l’Etat, protégé par les lois, entretenu par les parents et les enseignants, et glorifié par l’opinion publique. En d’autres termes, la fonction du militarisme est de tuer. Il ne peut vivre que grâce au meurtre.
Mais la préparation militaire conduit inévitablement à la guerre pour une autre raison, encore plus fondamentale. Elle encourage la création de groupes d’intérêts, qui travaillent consciemment et délibérément à augmenter la production d’armements et à entretenir une hystérie belliciste. Ce lobby inclut tous ceux qui sont engagés dans la fabrication et la vente de munitions et d’équipements militaires en vue d’accumuler gains et profits personnels. Prenons par exemple le cas de la famille Krupp, qui possède la plus grande usine de munitions du monde ; sa sinistre influence en Allemagne et dans beaucoup d’autres pays s’étend à la presse, aux écoles, aux Églises et aux hommes d’Etat chargés des plus hautes responsabilités. Peu avant la guerre, Karl Liebknecht, le seul homme politique courageux en Allemagne aujourd’hui, attira l’attention du Reichstag : la famille Krupp payait les services de fonctionnaires occupant des fonctions militaires très élevées, non seulement en Allemagne mais en France et dans d’autres pays. Partout ses émissaires s’activaient, et ils attisaient systématiquement les haines et les antagonismes nationaux. Liebknecht a ainsi démasqué un trust international spécialisé dans la fabrication d’armements. Ce trust se moque complètement du patriotisme, de l’amour du peuple, mais utilise ces deux sentiments pour inciter à la guerre et empocher des millions de profits dans le cadre de ce terrible marché.
Il n’est pas du tout impossible que les historiens de la guerre actuelle découvrent un jour que ce trust international du meurtre est à l’origine du conflit mondial en cours. Mais faut-il toujours que chaque génération traverse des océans de sang et édifie des montagnes de cadavres pour que la génération suivante en tire quelques leçons ? Ne pouvons-nous pas, dès aujourd’hui, en profiter pour dévoiler la cause qui a conduit à la guerre européenne ? C’est la préparation militaire qui est la cause de la guerre, au terme d’une préparation approfondie et efficace de la part de l’Allemagne et d’autres pays qui ont cherché à renforcer leurs armées et à en tirer des profits matériels ? La préparation militaire en Amérique doit conduire et conduira au même résultat, à la même barbarie, au même sacrifice absurde de la vie. Si l’Amérique emprunte ce chemin, cela ne profitera-t-il pas uniquement aux Krupp américains, aux cliques militaires américaines ? Cela semble vraisemblable lorsque l’on entend les cris chauvins de la presse, les tirades tonitruantes de Roosevelt, le baratin sentimental de notre universitaire-président.
Raison de plus, pour ceux qui aiment encore la liberté et l’humanité, de protester contre ce crime gigantesque, contre les atrocités qui se préparent aujourd’hui et sont imposées au peuple américain. Il ne suffit pas de se prétendre neutre ; une neutralité qui verse des larmes de crocodile d’un œil et garde l’autre œil rivé sur les profits qu’il tirera des fournitures militaires et des emprunts de guerre, une telle neutralité est une escroquerie, elle ne sert qu’à couvrir d’un manteau hypocrite les crimes des autres pays. Il ne suffit pas de se joindre aux pacifistes bourgeois, qui proclament la paix entre les nations tout en contribuant à perpétuer la guerre entre les classes, guerre qui, en réalité, sous-tend toutes les autres guerres.
C’est sur cette guerre des classes que nous devons nous concentrer. Nous devons dénoncer les fausses valeurs, les institutions malfaisantes et toutes les atrocités commises par la société bourgeoise. Ceux qui sont conscients de la nécessité vitale de participer à de grandes luttes doivent s’opposer à la préparation militaire imposée par l’Etat et le capitalisme pour la destruction des masses. Ils doivent inciter les masses à renverser à la fois le capitalisme et l’Etat. Une préparation syndicale et sociale, voilà ce dont les travailleurs ont besoin. Cela seul mène à la révolution de la base contre la destruction de masse planifiée par les élites. Cela seul renforce le véritable internationalisme du mouvement ouvrier contre les empereurs, les rois, les diplomates, les cliques et bureaucraties militaires. Seule cette préparation donnera au peuple le moyen de sortir les enfants des taudis, des ateliers insalubres et des filatures de coton. Seule cette préparation leur permettra d’inculquer à la nouvelle génération un idéal de fraternité, de leur apprendre à jouer, à chanter et à apprécier la beauté, à élever des garçons et des filles qui deviendront des adultes libres — pas des automates. Seule cette préparation permettra aux femmes d’être les vraies mères de l’humanité, aux hommes et aux femmes de se montrer créatifs pour la race humaine et non de devenir des soldats qui la détruisent. Seule cette préparation conduira à la liberté économique et sociale, et en mettre un terme à toutes les guerres, tous les crimes et toutes les injustices.
Notes du traducteur
1. Ligues navales (ou Navy League). Fondée en 1902, avec les encouragements du président Theodore Roosevelt, la Navy League existe toujours et compte actuellement 75 000 membres. Le rôle de cette association de bons patriotes est « d’éduquer » leurs concitoyens et de « soutenir le personnel de la Marine », qui regroupe aussi le corps des Marines, les Gardes-côtes et la marine marchande.
2. Société pour l’américanisation : association de bénévoles (ou programme financé par le gouvernement fédéral) enseignant les « valeurs fondamentales » de l’Amérique aux immigrés désirant obtenir la nationalité américaine. Cours d’anglais, d’histoire du pays et de ses institutions, mais aussi cours de cuisine, conseil pour l’éducation des enfants, etc. Ce mouvement assez puissant avant et pendant la Première Guerre mondiale ne résista pas aux lois limitant l’immigration et à la montée de la xénophobie au début des années 1920.
3. Thomas Woodrow Wilson (1856-1924). Avocat, professeur de science politique, gouverneur du New Jersey en 1911, président (démocrate) élu en 1912 et réélu en 1916. En partie à l’origine de la Société des Nations (l’ancêtre de l’ONU actuel) dont il imposa la création après la Première Guerre mondiale en menaçant de conclure une paix séparée avec l’Allemagne. Comme quoi, les problèmes entre la « vieille Europe » et les Etats-Unis ne datent pas d’hier. Il est cocasse que, dans les dictionnaires et les livres d’histoire, Wilson soit toujours présenté comme un grand « anticolonialiste »: en effet, il envoya l’armée américaine à trois reprises contre les peuples haïtien, dominicain et mexicain lorsqu’il était président des Etats-Unis.
4. Filles de la Révolution Américaine : association patriotique et snob créée en 1891. Réservée aux descendants des soldats ou des civils ayant participé à la lutte pour l’indépendance américaine. Dans les années 1980, cette organisation regroupait encore 200 000 membres.
5. Henry David Thoreau (1817-1862). Ecrivain qui, au nom de l’individualisme, s’opposait à toute contrainte abusive de la communauté. Il passa une nuit en prison pour avoir refusé de payer ses impôts car il s’opposait à la guerre contre le Mexique Considéré comme un des précurseurs de la non-violence par Gandhi et Luther King, il défendit le raid de John Brown et ses partisans contre l’arsenal de Harpers Ferry en vue de distribuer des armes aux esclaves noirs. Penseur inclassable, ses textes peuvent être utilisés aussi bien par les écologistes, les milices patriotiques d’extrême droite ou les anarchistes qui oublient qu’il écrivit un jour : «Néanmoins, pour m’exprimer de façon concrète, en citoyen et non à la façon de ceux qui se proclament hostiles à toute forme de gouvernement, je ne réclame pas sur-le-champ sa disparition mais son amélioration immédiate. » (N.d.T)
6. Treitschke (1834-1896). Historien et écrivain politique allemand réactionnaire. Député au Reichstag. Partisan de l’unité allemande sous la coupe de la Prusse, il considérait l’Allemagne comme la véritable héritière du Saint Empire Romain germanique et pensait que son pays devait devenir une grande puissance impérialiste dotée d’un Etat fort, dirigé par une élite qui ne soit pas paralysée par un Parlement pusillanime.
7. Bernhardi, Friedrich von (1849-1930). Général allemand et auteur de deux ouvrages aux titres prophétiques : L’Allemagne et la prochaine guerre (1912) et Notre avenir (1913).
8. Samuel Gompers (1850-1924). A l’origine de l’American Federation of Labor, syndicat fondé sur les métiers et qui s’adresse aux ouvriers qualifiés. Prônait la collaboration avec le patronat en vue d’obtenir de « bons » contrats collectifs. Soutint Wilson pendant la Première Guerre mondiale.
9. Le 20 avril 1914, 20 hommes, femmes et enfants furent assassinés à Ludlow, Colorado. Les mineurs de cet Etat et d’autres États de l’Ouest essayaient d’adhérer à l’UMWA (syndicat des mineurs) depuis plusieurs années. En grève, ils furent expulsés des maisons qu’ils louaient à la société minière. Les mineurs en lutte et leurs familles dormaient donc sous des tentes plantées sur un terrain communal. Un groupe formé de miliciens, de gardiens de la société minière et d’hommes de main engagés au titre de détectives privés et de briseurs de grève jetèrent du kérosène sur les tentes, y mirent le feu et tirèrent sur ceux qui s’échappaient en se servant d’une auto-mitrailleuse blindée. Le jour du massacre, à 10 heures du matin, les mineurs célébraient la Pâques orthodoxe — raison pour laquelle Emma Goldman fait allusion au « bon accueil » que reçoivent les immigrés (sans doute grecs, dans ce cas) en Amérique. Aucun des responsables du massacre ne fut jamais condamné, mais par contre de nombreux mineurs et militants syndicaux furent emprisonnés et licenciés.
10. Lusitania : paquebot coulé par les Allemands. 1100 personnes périrent dont 128 Américains mais Wilson ne déclara pas pour autant la guerre à l’Allemagne.
Paru dans Ni Patrie Ni Frontières n°3, mars 2003, bulletin de traductions et de débats
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