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L'En Dehors


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Les libertaires anglo-saxons
La grande lutte pour l'indépendance Nord-américaine contre la puissance anglaise avait pris, de 1775 à 1783, toutes les formes de protestations dans 1e cadre de la constitution et d'insurrections rapidement transformées en guerre (1775) ; de la déclaration d'indépendance (4 juillet 1776) jusqu'au traité de paix en 1783, il y eut encore sept ans de campagnes militaires dans lesquelles les patriotes américains, renforcés par ceux qui étaient accourus d'Europe, remportèrent 1a victoire sur les armées à la solde de l'Angleterre. Une mentalité gouvernementale des plus étriquées eut l'avantage et ne se soucia ni des conditions sociales, ni de l'esclavage des noirs pas plus qu'elle n'écouta les revendications de ceux qui s'étaient battus pour obtenir un gouvernement libéral, la décentralisation et des libertés véritables. La constitution américaine étonna par comparaison avec les monarchies européennes, car elle admettait un système où certaines autonomies locales pouvaient se développer et furent, au début, tolérées. Mais ce même système fut aussi un appareil gouvernemental formidable, à peu près immuable, semblable à l'absolutisme avoué des anciennes monarchies, du fait des attributions tentaculaires réservées au pouvoir.

 

Ce phénomène fut bien analysé par quelques-uns, et même par des hommes d'État comme Thomas Jefferson, et les meilleurs luttèrent contre cette nouvelle tyrannie voilée. Mais l'appareil constitutionnel était construit avec tant d'ingéniosité que, alors qu'il était facile de renforcer l'autorité et d'interpréter dans un sens plus autoritaire tout ce qui était déjà en place, il était possible de réduire efficacement cette autorité. Le peuple était sous un régime d'administration identique à celui des monarchies. Il existait un accroissement ou une limitation de mouvement suivant le bon gré des patrons et donc suivant la volonté gouvernementale dirigée par les intérêts des patrons.

Cette situation engendra rapidement le mécontentement des esprits libres. Voltairine de Cleyre et C.-L. James ont signalé les premières révoltes de ces hommes qui, s'ils ne furent pas anarchistes au sens actuel du mot, eurent toutefois en horreur soit l'étatisme, soit la domination insolente des monopoles sur les richesses naturelles d'une partie du monde.

Dans les villes de l'Est, le long de la côte atlantique, il y eut un grand ferment démocratique mais il se transforma en socialisme travaillistes qui, avec les politiciens ressassant dans leurs discours l'idée de liberté, fut autoritaire, rigide, étatiste. L'oeuvre de Godwin fut réimprimée, l'Irlandais John Driscol et J.-A. Etzler (1) écrivirent une utopie dithyrambique sur la libération de l'homme par la machine s'efforçant d'être le moins possible autoritaires. Mais, en définitive, tant que les travaillistes s'organisèrent parallèlement aux capitalistes, il ne surgit jamais une vie socialiste intégrale dans ces villes si rapidement industrialisées et donc transformées en foyers de la politique et en centres de la finance. Il faut aussi noter que les immenses territoires agraires, qui venaient d'être morcelés, accueillaient des populations accablées de travail et encore peu enclines aux idées nouvelles car elles se laissaient réduire à la famine intellectuelle par les prêtres, la presse et les politiciens.


Au sein de ces vastes milieux autoritaires et conservateurs, des noyaux socialistes et anarchistes très variés se développèrent animés d'une grande abnégation, relativement nombreux mais presque en marge de la société. Celle-ci ne se préoccupe des hommes d'avant-garde que pour feindre parfois de les admirer et le plus souvent, pour les persécuter ; mais elle leur laisse, surtout dans le passé, mener une vie tranquille, de même qu'elle le fait vis-à-vis des membres des sectes religieuses ou privées. C'est ainsi que m'apparaissent les caractéristiques des hommes et de leur milieu un siècle environ après 1766 ; en fait, ils étaient fonction de l'espace, de l'extension et des conditions nouvelles de vie. Il y avait un terrain encore relativement libre sur le territoire des États-Unis, ce que l'Europe n'avait plus connu depuis mille cinq cents ans, depuis la chute des Romains. Ce phénomène eut une influence déterminante sur les hommes et développa l'anarchisme individualiste chez ceux qui avaient une nature altruiste, le spiritualisme libertaire chez ceux qui avaient le sens religieux. Il s'agit là de deux tendances que les conditions de vie créées depuis près de cinquante ans ont beaucoup réduites, du fait de l'affermissement de l'autorité, du mécanisme politique et de l'aliénation mais qui restent parmi les plus belles pages de l'histoire de l'anarchie.


New Harmony sur la rivière Wabash peint par Karl Bodmer 1832 – 1833

A la fin du XVllle siècle, il existait un petit monde vivant à l'écart en communautés coopératives d'émigrés, unis par un singulier sectarisme religieux aux tendances sociales, comme jadis dans les premiers couvents. On y adopta successivement l'expérience socialiste de Robert Owen (New Harmony) et les idées de Fourier. Inévitablement, ces initiatives auxquelles les esprits n'étaient ni préparés ni obligés par discipline ou par dévotion religieuse, eurent un sort malheureux, et New Harmony, une colonie de huit cents personnes, se révéla, au cours des années, très... inharmonieuse, ce qui amena un des colons, Josiah Warren (17981879) un Américain de caractère résolu et tenace, à en déduire que la collectivité sociale désintéressée est impossible, du fait même des différences inhérentes aux individus. Il en réduisit également des conclusions sur l'« individualisation » complète de la vie sociale, c'est-à-dire sur les rapports d'échange égal, d'étroite réciprocité entre les hommes, et il fut amené à considérer le temps requis pour un travail ou un service rendu comme mesure de sa valeur d'échange selon le sens moral de chacun.

Warren conclut au refus de tout ce qu'une collectivité pourrait imposer aux individus pour le service public, car dit-il, il appartient aux individus, s'ils le désirent, de faire exécuter ces services par des personnes employées et payées selon le temps passé à ces travaux. Il appliqua ses idées, conçues en fonction de son expérience, au sein de New Harmony à partir de 1825, et à Cincinatti pour la première fois en mai 1827 dans son « Time Store » (un magasin où il vendait et achetait lui-même les marchandises au prix du temps passé à les produire). Il propagea ce système par son action personnelle, par ses écrits et par le journal « The Peaceful Revolutionist » en 1833 à Cincinatti ~- le premier journal anarchiste selon toute probabilité -- et entretint une correspondance avec les coopératives anglaises. En résumé, il réussit à attirer l'attention sur ses expériences et sur ses idées. Ses livres, Le Commerce Équitable et Détails pratiques du commerce équitable (2) furent abondamment diffusés.

A New-York, particulièrement en 1851-1852, Stephen Pearl Andrews (1812-1866) leur fit une propagande retentissante dans des conférences et par son grand livre : The Science of Society (3) publié en 1851 et divisé en deux parties dont l'une a pour titre « La véritable constitution d'un gouvernement basé sur la souveraineté de l'individu », et l'autre : « Les dépenses en tant que limites des prix : une mesure scientifique assurant l'honnêteté dans le commerce, comme principe fondamental d'une solution de la question sociale ». Andrew prit part à un débat organisé par une « Free Love League », avec Henry James et Horace Greely, au New York Tribune de 1852, publié ensuite sous le titre : « Love, mariage and divorce ». En 1851 et pendant les dix années suivantes, de nombreux adeptes de ses idées se fixèrent à Trialville (la villepilote, plus connue sous le nom de Modern Times, à Long Island près de New York), chacun à sa façon, se servant localement de l'échange mutuel et usant de bons de travail. Ce fut avant tout une communauté de vie indépendante et sans autorité officielle, qui attira de bons éléments et démontra que la liberté unit les hommes alors que l'autorité les divise. La guerre civile des États-Unis (1862-1865) et ses conséquences économiques entraînèrent la dislocation de cette communauté.

Les mêmes idées furent reprises par d'autres ~- hommes et femmes -- doués d'une pensée cohérente et d'une grande ténacité. Ce furent : W.-B. Greene, Lysander Spooner, Ezra. M. Heywood, Charles T. Fowler, Benjamin R. Tucker, Moses Harman, E.-C. Walker, Sydney H. Morse, Marie-Louise David, Lois Waisbrooker, Lillian Harman et d'autres. De nombreux grands journaux propagèrent ces idées, tels que : The Social Revolutionist ; The World ; The Radical Review ; Liberty (4) ; Lucifer ; Fair Play et beaucoup d'autres.

Tous ces anarchistes individualistes luttèrent contre l'étatisme, contre l'intervention de la collectivité et de ses mandataires dans la vie des individus, contre les pouvoirs économiques concédés aux monopoles (émission de valeurs, banques, etc.) et contre l'esclavage du mariage et de la famille. Ils furent également hostiles à tout ce qui pourrait prétendre être fait au nom d'un socialisme d'État, ou d'un socialisme anarchiste. Beaucoup d'entre eux s'occupèrent particulièrement de la branche financière, d'autres de la liberté individuelle et de la vie sexuelle sans contrainte. Le seul mouvement social qui réussit à inspirer de la sympathie à quelques-uns fut celui de l'impôt unique, créé par Henry George (5),, avec lequel on parvint - et encore actuellement - à une certaine fusion des idées. Il s'agit des Anarchist single taxers, partisans de l'impôt unique, et dont "The Twentieh Century » - rédigé par Hugh O. Pentecost - fut l'organe pendant près de quarante ans. Les hommes de ce groupe, malgré certaines imperfections, entrèrent même en relations de bon voisinage avec les communistes libertaires et adhérèrent à toutes les bonnes causes soutenues par des mouvements ouvriers américains. Mais, d'autre part, il faut noter que l'anticommunisme de B.-R. Tucker fut féroce (contre Kro~otkine, Most, etc.), bien que, en 1883, il eût traduit Dieu et l'Etat de Bakounine et diffusé une partie de ses idées aux États-Unis et en Angleterre.

Le mouvement de 1827 affronte un siècle plus tard une Amérique très différente : s'il ne se modifie pas, il a un siècle de retard ; s'il change, il est difficile de prévoir ce qu'il deviendra.

Dans les milieux encore frustes des territoires récemment peuplés, les conditions sociales des hommes se ressemblent, et on soutient l'idée d'un échange honnête opposé à la cupidité et à la duperie d'une minorité. Ce principe moralisateur aurait donc pu s'affirmer, mais il ne s'affirma même pas alors, et les monopoles se renforcèrent de plus en plus jusqu'à accaparer complètement l'État à la suite de la guerre civile. Pendant et après, le capitalisme mit la main sur les terres et sur les richesses, et fonda en soixante ans l'empire plutocratique le plus puissant que l'on connaisse.

Warren mourut en 1879, ayant conservé ses illusions, que Tucker (né en 1854) diffusa plus tard. Il défendait contre toute évidence l'entraide entre des personnes honnêtes contre le monopole qui, enrégimentant le peuple à son service, détruit l'indépendance personnelle, première base du mutualisme. La seconde base en est le sens social, le désir et la satisfaction d'oeuvrer socialement, et par conséquent avec honnêteté et désintéressement. Ces antisociaux, en présupposant l'existence d'un sens social, étaient en réalité très sociaux et ils auraient certainement évité bien des malentendus s'ils s'étaient avisés clairement que leur action était liée au refus de l'autorité. Aller au-delà, préconiser un système unique, comme ce fut fait avec acharnement de Warren à Tucker, constitue un véritable sectarisme correspondant mal à la largeur de vues de quelques-uns d'entre-eux.

Dans la pratique, le courant principal de ce mouvement, tout d'abord étendu, fut réduit à l'échange direct (mutualisme) ou se perdit dans la réforme monétaire. Les autres courants, celui de la liberté personnelle et de la liberté sexuelle, exhubérante au temps de Heywood et de Harman, ont obtenu un certain succès du fait de la liberté croissante des moeurs et, surtout, en raison du droit de cité que sut conquérir le néo-malthusianisme sous le nom de birth control.

Ces vieux militants sont morts, quelques-uns se sont suicidés sous le coup de persécutions. Les jeunes se contentent des facilités plus grandes dont ils jouissent et ne se posent pas certains problèmes de liberté et de dignité comme le firent leurs prédécesseurs. Alors que l'anarchisme individualiste devrait s'affirmer davantage, en notre temps d'étatisme effrené, il n'est plus actif, ou bien il ne se présente que sous une forme moindre et inconsistante.

Ces idées furent rapidement connues en Angleterre, grâce à la correspondance de Josiah Warren, qui chercha à ouvrir une brèche dans les théories d'Owen, mais avec très peu de succès. On peut citer Ambrose Coston Cuddon, l'animateur d'un petit groupe durant les années 1850-1870, et jusqu'à sa mort survenue à un âge avancé. Le livre de Stephen Pearl Andrews et la colonie « Modern Times » provoquèrent un nouvel intérêt à ces conceptions, et le groupe prit le nom de London Confédération of Rational Reformers (août 1853), publiant ses principes en octobre de la même année dans une brochure explicative qui a été probablement rédigée par Cuddon. Ces hommes étaient issus du courant socialiste d'Owen et de Bronterre O'Brien, tandis que William Pare, qui s'intéressa aux mêmes idées (1855) était lié à William Thompson. On peut citer encore le colonel Henry Clinton. En Angleterre, cet individualisme fut imprégné d'un esprit socialiste et, par le peu qu'on en connaît, il est possible de supposer que, dans le milieu anglais, les idées de Warren - si on excepte Cuddon - furent parfois réabsorbées par un socialisme d'action populaire directe qui se défiait de l'État.

Il est évidemment étrange que, jusqu'aux environs de 1885, cet anarchisme individualiste américain soit passé inaperçu du monde socialiste européen, mises à part les répercussions que nous avons mentionnées en Angleterre et qui, elles-mêmes ne furent pas connues du continent. Je fais exception pour Stephen Pearl Andrews et pour « Modern Times », dont les idées, de même que la fondation de la colonie, furent l'objet, en 1851, de l'attention d'un hebdomadaire de Londres, The Leader (qui était alors un organe démocratique très diffusé), sous la plume de Henri Hedger, un positiviste qui vécut dans la « Modern Times » d'où il correspondait avec Auguste Comte. Si la Souvereignity of the Individual fut tellement soutenue par Andrews (1851), ce n'est peut-être que par pur hasard que Pi i Margall, dans "La Reaccion y la Revoluciôn » (6) .écrit que « ... notre principe est la souveraineté absolue de l'individu : notre but final est la destruction absolue du pouvoir et son remplacement par le contrat ; notre moyen est la décentralisation et la transformation continue des pouvoirs existants » ?

Pi i Margall a dû certainement connaître les deux fameux livres libertaires de 1851 : « Idée générale de la Révolution au XIXe siècle » de Proudhon et « Social Statics » d'Herbert Spencer. Pourquoi n'aurait-il pas eu connaissance du livre d'Andrews discuté dans The Leader, journal qui donnait tant de nouvelles du mouvement progressiste en Espagne ? De plus, en 1854, une traduction espagnole d'un gros livre relativement peu important d'Andrews parut à Cadix : (The Basic Outline of Universology...).

Je sais, dans les grandes lignes, ce qu'était Modern Times grâce à un article de Moncure D. Conway, paru dans une grande revue anglaise (7). Elie Reclus dut rencontrer quelques-uns de ces anarchistes américains durant son voyage aux États-Unis, et a collaboré en 1877 à The Radical Review, rédigée par Tucker. Celui-ci fit, en 1874, un voyage à Londres où il rencontra Cuddon (qui avait alors quatre-vingt trois ans) et parcourut la France et l'Italie. Il commença une traduction de l'oeuvre volumineuse de Proudhon qui en fut la première édition américaine. On sait aussi que Elie Reclus, en 1878, connut Tucker et The Radical Review, et que Tucker connut en 1889 à Paris Elisée Reclus grâce à son frère Elie. Mais les frères Reclus se sentirent si éloignés, par leur généreux communisme, de la minutie de l'échange égal de ces Américains qu'ils ne crurent pas nécessaire d'en parler dans leur milieu européen.

Il est probable que l'un de ces deux individualistes fut présent à la fameuse douzième session de l'Internationale à New York, entièrement composée d'Américains d'appartenances diverses, et qui causa un tel déplaisir à Marx en ne s'étant pas placée sous la tutelle d'un de ses hommes de confiance, qu'il ne resta d'autre recours à Marx que de le faire expulser. Un des membres de cette assemblée assista au Congrès de La Haye (1872) sans être cependant reconnu comme délégué. On reprocha à la session d'avoir parmi ses adhérents des spirites et des partisans de l'amour libre, et ces accusations suffirent à la majorité marxiste du Congrès pour expulser ce délégué.

A l'occasion des événements qui suivirent la violente grève de Pittsburg en 1877, quelques jeunes individualistes de Boston prirent une position ferme et Morse écrivit alors une brochure véhémente (Les rois des chemins de fer désirent accéder à un empire...). Dans ces milieux de jeunes naquit la revue « The Anarchist » (Boston) en janvier 1881, et dont le premier numéro fut très diffusé mais dont le second fut interdit par la police lors de sa préparation.

Ces jeunes de Boston souhaitaient que les idées américaines prennent place aux côtés de celles de Most, socialiste révolutionnaire, et de celles de l'anarchisme français. Cette tentative fut brisée, bien que Liberty (fondée par Tucker en août 1881), en dépit de sa rigide théorie, montrât au début un élan de solidarité avec les révolutionnaires internationaux, avec les nihilistes russes, etc.

C'est en vérité tout ce que j'ai pu comprendre des différences entre ces anarchistes américains et ceux d'Europe pendant plus de cinquante ans, jusqu'en 1881. Ni Proudhon, ni Bakounine, ni Elisée Reclus, Déjacque, ni Coeurderoy n'en ont parlé bien que trois des cinq hommes cités aient vécu quelque temps aux ÉtatsUnis, et bien que Cuddon se soit rendu à Londres le 10 janvier 1862 comme président d'une délégation ouvrière anglaise qui accueillit Bakounine à son retour de Sibérie.

Le 6 août 1881 parut Liberty, rédigé par Tucker : un journal très combatif qui contestait le droit de s'appeler anarchistes aux collectivistes et aux communistes libertaires, ainsi qu'à Kropotkine lui-même, auquel on s'opposa en soutenant qu'on ne considérait pas comme anarchistes les individualistes du fait que ces derniers reconnaissaient indirectement la propriété privée, etc. A mon avis, ils se connaissaient très peu mutuellement, puisqu'en Europe on ne savait rien du passé anarchiste américain des premières cinquante années, de même qu'en Amérique on connaissait mal le passé européen de la même période. Il existait une grande distance entre ces deux mouvements jusqu'alors tellement privés de contact que l'un n'était même pas informé de l'existence de l'autre.

Liberty circulait un peu à Londres où, en mars 1885, un typographe anglais, Henry Seymour fonda The Anarchist. En Australie, à Melbourne, Honesty parut en avril 1887. Quelques années plus tard, en Angleterre, le petit mouvement perdit ses énergies dans quelques entreprises financières, telles que l'émission libre de papier monnaie et d'autres panacées qui absorbèrent l'effort de nombreux socialistes, qui par la suite ne retrouvèrent plus la voie idéologique -juste. En Allemagne ensuite des tentatives du même genre furent faites sans succès (les. nouveaux physiocrates, Silvio Gesell, « Freigeld »). II s'agissait d'entreprises qui ne peuvent être menées à bien sans la possession du pouvoir ; et si on possédait le pouvoir ces entreprises ne seraient pas nécessaires car on ferait quelque chose de très différent.

Complètement indépendante de ces mouvements de bonne foi, la bourgeoisie antisocialiste (également antiétatique puisque ennemie de toute intervention sociale de l'État pour la protection des victimes de l'exploitation -- heures de travail, hygiène, etc.) et l'avidité de l'exploitation illimitée avaient créé en Angleterre un certain ferment en faveur d'un pseudo-individualisme, d'un « bourgeoisisme » illimité, au moyen d'une pseudo littérature mercenaire. Je fais allusion à la « Liberty and Property Defense League » (Ligue de Défense pour la Liberté de la propriété) des années 1880-1890, etc. d'où surgirent, à travers des ramifications doctrinaires et fanatiques, un certain « individualisme » resté absolument stérile, et un certain « non-interventionnisme » qui laisserait un homme mourir de faim par peur d'offenser sa dignité.

A travers d'autres nuances, on arrive vers 1890 au volontarisme absolu : la doctrine d'Auberon Herbert, une conception humaine et vigoureusement anti-étatiste. Mais tout cela ne fut que pur dilettantisme puisque les moyens inefficaces qui ont été proposés n'empêchèrent pas un accroissement énorme de l'autoritarisme dans les quarante ans qui suivirent.

L'anarchisme tel qu'il fut élaboré efficacement par Tucker dans son livre Instead of a book (Au lieu d'un livre) (8) se retrouve dans le journal allemand Libertas et fut partagé ensuite pour longtemps par le jeune poète allemand John Henry Mackay, fasciné vers 1888-1889 par les idées de Max Stirner, Proudhon et B.R. Tucker. Les livres Die Anarchisten (Les Anarchistes) (1891), Der Freihetssucher (Les Libertaires) (1920) et un troisième volume prouvent que Mackay s'est inspiré des conceptions des trois grands anarchistes. Son effort fut secondé par la propagande faite par quelques journaux et brochures en Allemagne. Il mourut en 1933.

D'autre part, l'individualisme anarchiste américain fut présenté en France et en Belgique par quelques périodiques et par des auteurs qui, sans aucun doute, ne l'acceptaient ou ne l'accueillaient pas intégralement. Il eut aussi quelques répercussions en Scandinavie. Il est appelé mutualisme dans la propagande américaine actuelle et il a trouvé quelques adeptes italiens. En conclusion, il me semble que ceci contribue à expliquer la situation mondiale actuelle, beaucoup plus compliquée que du temps où Warren fonda son Tunes Store (9). S'il faut revoir les débuts du communisme, il faut en faire de même pour les débuts de l'individualisme.

Je n'ai à parler ici de ce qui fut appelé u individualisme » dans les mouvements socialistes libertaires français, italiens... car ils n'ont aucun rapport avec le courant américain.


Ce que l'on appelle « spiritualisme libertaire américain » est la pensée et l'opinion d'un petit nombre d'intellectuels honnêtes qui, aux Etats-Unis, en 1830-1860, et. plus particulièrement de 1840 à 1850, se consacrèrent à vivre et travailler en hommes libres. Sur un fond religieux déiste, il reflétait l'esprit humanitaire du XVllle siècle, l'esprit socialiste qui jaillissait des écrits de Fourier et d'Owen, un esprit critique qui fit voir le mal fait par l'autorité à travers l'histoire et dont il§ avaient en face d'eux la démonstration éclatante : le honteux esclavage des noirs, institution légale.

On sait comment les esclavagistes répondirent : cyniquement, en montrant les horreurs du travail esclave des blancs dans les usines. Un mal ne diminue certes pas du fait d'être comparé à un autre ; il faut les combattre tous deux, et les abolitionnistes soutenaient très logiquement qu'une société rendue brutale par l'esclavage des noirs, ne possédait pas la force morale nécessaire pour apporter un remède à l'esclavage des blancs. Pour la bourgeoisie, les hommes les plus dangereux étaient ceux qui cherchaient à supprimer immédiatement l'esclavage. - Beaucoup plus que ceux qui parlaient de socialisme dans un avenir lointain, - et ceux d'entre eux qui, dans de petites communautés, mettaient en pratique leurs convictions sociales. Parmi ceux qui défendaient cette position, il y avait des abolitionnistes du type de William Lloyd Garrison, et des socialistes comme Brook Farm. Il y eut des hommes et des femmes : Emerson, W.-E. Channing, Margaret Fuller, Frances Wright, Nathaniel Hawthorne et autres. On peut dire que ce qu'il y a de civilisé en Amérique du Nord se rattache, de près ou de loin, à ces milieux évolués de l'ancien Massachussetts, si différent de l'Etat qui porte aujourd'hui ce nom et qui a laissé tuer les deux anarchistes italiens qui nous connaissons bien (10).

La plus belle figure de ce milieu est, du point de vue libertaire, Henry David Thoreau (1817-1860) l'auteur de « Walden : my Life in the Woods » (Walden : ma vie dans les bois) (1854) et du fameux essai : « On the duty of civil disobedience » (Du devoir de la désobéissance civile) (1849).

A mon avis, Walt Withman est très différent. Il a d'assez beaux élans libertaires, mais son culte enthousiaste de la force le rapproche, selon moi, des autoritaires.

Il y eut quelques autres Américains de grande valeur, conquis par la bonne cause et par l'idée de primauté de la liberté humaine ; Ernest Crosby fut l'un des meilleurs (11).


Max Nettlau   Histoire de l'anarchie Les dossiers de l'histoire p. 45-55


(1) Philadelphie 1796 ; « Equality, or an History of Lithconia » (1801-1802) et Pittsburgh, 1833.

(2) « Équitable commerce » 1846 ; « Practical Details in équitable commerce n 1852.

  1. L'oeuvre est de 1851, composée de deux parties : VI-70 pages et XII-214 pages.

  2. De B.-R. Tucker - Boston, puis New York, 1881-1907.

  3. « Progress and Poverty ».

  4. Madrid, 1854.

  5. « Fortnightly Review », juillet 1865, cité également en Russie dans Sovremenik, la revue de Tchernytchevsky.

  6. New York, 1893, VII-512 pages. Contient des écrits plus importants parus sur « Liberty ».

  7. Boston, 1888 - 8 numéros.

  8. Il s'agit, bien entendu, de Nicola Sacco et Bartelomeo Vanzetti, assassinés sur la chaise électrique le 23 août 1927 dans la prison de Charlestown -- Massachussetts (Ndt).

  9. Ce chapitre résume les pages 103-132 du livre cité « Vorfrühling ». Je renvoie aussi à mon article « Anarchism in England fifty years ago » paru dans « Freedom » Londres de novembre-décembre 1905, qui traite surtout de Ambrose Coston Cuddon complètement oublié. Cet article fut reproduit par Tucker dans « Liberty », 1906.

Ecrit par libertad, à 21:41 dans la rubrique "Pour comprendre".



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