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Pour certains le statut d'autoentrepreneur est le gage d'une réappropriation d'un travail qui ne nous échapperait plus, gage aussi de l'introduction de valeurs personnelles au sein de son activité que l'on maîtriserait dès lors, comme aussi d'une relocalisation des relations qui par là serait la démonstration de leur nature dorénavant moins abstraite : enfin un statut de liberté à opposer au salariat entonnent de nombreuses personnes. Ces gens là ignorent pourtant la nature de tout travail dans le monde dans lequel on vit, et c'est cela que je voudrais ici brièvement développer.
Je dirai que cette question de l’auto-entrepreneur, et plus largement la critique unilatérale du rapport juridique de subordination du salariat vis-à-vis du patronat, est encore la marque du vieux marxisme traditionnel qui fait une critique du point de vue du travail (c’est vraiment typique je vais essayer de l’expliquer dans cette histoire de l’auto-entrepreneur). Ce marxisme là (qui est en fait diffusé aujourd’hui dans une grande partie de la population comme étant le sens commun : bien des gens qui ignorent l’idéologie sont pourtant marxistes sans le savoir) disait que la contradiction centrale au sein du capitalisme se faisait entre le prolétariat et le capital, et dans cette seule théorie de l’exploitation il fallait simplement libérer le travail du capital, notamment par cette question de la sortie du salariat par la socialisation des moyens de production, ce qui donnera l’idée de l’autogestion : le conseil ouvrier, où les ouvriers gèrent eux-mêmes leur production. Le travail reste totalement là-dedans quelque chose de complètement non-interrogé, naturalisé, évident, transhistorique. Travailler c’est normal ! Le marxisme comme les sciences économiques ne voient pas que leurs prétendues évidences sont des réalités socialement constituées par des formes de socialisation particulières. Et il y a eu quantité d’expériences au XXe siècle de ce type de critique mutilée cherchant à libérer le travail du capital, peu on le sait dans l’URSS après 1921, c’est-à-dire après la répression de Cronstadt, l’écrasement des paysans de Makhno, et l’échec de la révolte de Béla Kun en Hongrie, en URSS la socialisation des moyens de production se fait au profit de l’Etat. L’Espagne de 36-37 par contre voit ce phénomène avec importance chez les anarchistes avec les collectivisations d’usine à Barcelone, et agricoles en Aragon. En Yougoslavie dans l’après-guerre, jusqu’à LIP (où les ouvriers de la montre ont subi tout seul les « lois du marché » comme des patrons).
Dans ce schéma là, le marxisme dit qu’il y a une simple domination
directe de quelques uns sur la majorité, c’est ça pour eux le
capitalisme, le vol du surtravail des ouvriers que les capitalistes se
mettent dans la poche, reprenons alors les moyens de leur exploitation
et retournons les contre nos exploiteurs en les gérant nous-mêmes.
C’est la dictature du prolétariat. Bien sûr cette exploitation par le
surtravail est vraie, mais elle est analysée et critiquée dans un
monde, un cadre, totalement non-interrogé par ce marxisme traditionnel,
si bien que la solution proposée est totalement partielle et ne change
rien à l’existence du capitalisme. De manière un peu lapidaire : Il ne
faut pas libérer le travail, mais se libérer du travail [1].
Ce schéma là ignore la logique de la valeur, son mécanisme automate,
c'est-à-dire le fétichisme réel qu’elle exécute au sein de la réalité
(réel parce qu’il n’est pas du tout un sorte de voile ou de
manipulation de la réalité). A la différence d’une domination directe
d’une classe sur une autre, on peut penser que les objets sociaux au
travers desquels nous rentrons en relation, nous dominent et notamment
informent (déterminent) les rapports sociaux que nous entretenons entre
nous, et qu’ils déterminent en retour. On travaille pour gagner sa vie,
non pour produire quelque chose d'utile, d'enrichissant pour l'homme,
mais pour avoir de l'argent. C’est du « taf », du « boulot alimentaire
». Et on le fait pour consommer ce qui n'a été fabriqué que pour être
acheté par des gens qui travaillent pour gagner de l'argent pour
consommer ce qui n'a été fabriqué que pour, etc., etc. Le travail est
une médiation sociale entre les humains. Dans la société moderne, nous
entrons en relation avec les autres en tant que possesseur de
marchandises, cela peut être du capital, de l’argent, de la terre, des
biens, services, mais aussi de la capacité de travail. Ces marchandises
ont un double aspect, d’un côté elles sont une utilité concrète, d’un
autre côté elles possèdent une valeur d’échange. Le travail aussi à ce
double aspect sous le capitalisme, à la fois concret (pénible, etc.) et
à la fois abstrait (ce qui correspond à son caractère de médiation
sociale car là on lui retire tout son aspect concret).
Cependant la production de marchandises n’a pas pour but l’accumulation
de valeur d’usage pour elle-même (comme le croient les écologistes)
[2], elle est prioritairement production de valeur (distincte de la
richesse matérielle). Du point de vu de cette priorité, la production
de valeur d’usage (un bien) n’est qu’un mal nécessaire, un simple
support transitoire tout à fait secondaire dans la production de
valeur. Les valeurs d’usage ne seront en fait fabriquées que si elles
permettent une dépense valorisante de travail objectivé (abstrait) qui
seul leur donne une valeur d’échange permettant d’augmenter la valeur
que l’on avait initialement. Ce travail abstrait joue donc un rôle
fondamental dans l’existence de ce système. Mais ce travail abstrait
qui donne la valeur n’est pas le travail concret individuel, c’est un
travail invisible, que l’on ne voit pas, le travail abstrait est
déterminé au travers de la forme temporelle par le niveau de
productivité moyen au niveau de la globalité auquel renvoi ce travail
abstrait dépensé dans le cadre d’un travail concret. Ce travail
abstrait vient s'incorporer sur le support du travail concret pour le
dominer en extériorité à
l'individu (il circule dans son dos et se présente en face de
l'individu en tant que son double étranger dont l'individu n'est plus
que l'ombre), c'est quelque chose qui dépasse totalement sa tâche
concrète ou le cadre physique de son entreprise. Et comme seul lui
compte dans le processus de valorisation, donc ce travail abstrait
exerce une forme de domination sur le travail concret, et même se
l’incorpore totalement (le temps abstrait qui est la mesure de ce
travail abstrait exerce lui aussi une forme de domination). C’est le
travail abstrait qui consomme l’homme qui n’est considéré que comme son
support, son porteur, son appendice, sa chose dont le travail abstrait
est le véritable sujet. Le travail nous consomme, nous n’en sommes
qu’un maillon jeté (et jetable !) dans l’impuissance de cette condition
inhumaine où seul compte le « sujet automate » de la reproduction
augmentée de la valeur. C’est elle le sujet, nous, nous en sommes les
objets, les choses, les marchandises. Formidable inversion, et une
inversion réelle qui n’a rien d’imaginaire, on le sait chacun dans sa
chair lorsque nous le subissons. Qui ne travaille pas, ne mange pas. Et
dans ce temps des suicides sur les lieux de travail, on se demande
encore ce qu’a compris Christophe Desjours à la « souffrance au travail
» quand bien qu’henryen comme il s’affirme, il ne parle pas de la
domination du travail abstrait sur nos vies et nos souffrances cf.
texte de Deun dans Sortir de
l'économie
n°3 (juste il faudrait dire aussi que même le travail concret est une
invention du travail abstrait, en effet dans les sociétés
précapitalistes, jamais on a distingué dans l’ensemble des autres
activités, cette activité spécifique là). Mais cette forme de
domination du travail abstrait est totalement impersonnelle et
indirecte, car elle renvoie à la totalité auquel il se réfère. Les
économistes dans leur compréhension très superficielle, ont appelé ces
formes de domination indirecte et impersonnelle, les « lois de
l’économie », les « lois du marché », les « forces aveugles du marché
», la « main invisible », etc., en naturalisant complètement celles-ci
et l’économie comme quelque chose d’évident et de suprahistorique.
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