La fraise indienne : une histoire dans le rouge
Les fraises en hiver dans les supermarchés belges et français ne proviennent pas seulement d’Espagne !! Certains de ces gros fruits rouges que vous êtes sur le point d’écraser dans votre assiette pour ensuite les saupoudrer de sucre (elles ont un goût si aqueux !!), ont voyagé bien plus que les fraises Andalousiennes. Elles ont parcouru quelques 10 000 Kms et ce en avion.
Et de quel autre bout du monde viennent ces fraises exotiques ??
De l’Inde. Inde et fraise, ça rime, ne trouvez-vous pas ??
Bienvenu au paradis de la fraise sur le plateau
Panchgani-Mahabaleshwar, dans les montagnes Sahyadri de l’ouest de
l’Inde. Ici, le temps doux et ensoleillé qui évoque quelque peu la
France en été, est propice à la culture de ce fruit délicat de
l’Occident.
Dans cette région de collines pittoresques, loin de la chaleur et de la
poussière des plaines, les touristes de Bombay et ailleurs ont le
privilège unique de pouvoir déguster les fraises qu’ils cueillent
eux-mêmes dans les jardins en terrasse. C’est une expérience du ‘die
for’. Il faut savoir que le fruit rouge au goût plutôt insipide si on
le compare à la mangue ou la papaye, est très recherché. Pour déguster
ce fruit exclusif, les indiens sont près à débourser jusqu'à 250Roupies
le kilo, une somme exorbitante quand on considère qu’une papaye de 3kg
coûte juste 15Roupies.
A part la dégustation des fraises les plus fraîches du monde, les
petits jardin restaurants qui bordent la route de Mahabaleshwar à
Panchgani, invitent les touristes à se gaver de milk-shakes et crèmes
glacées à la … fraise. A mi-chemin entre les deux petites "stations
climatiques", les touristes s’arrêtent, non pour s’enivrer de la beauté
de la vallée Krishna avec ses ravins, ses forêts et ses hameaux
minuscules, mais pour visiter l’industrie locale de la fraise. Là, les
fraises sont transformées en confiture, gelée, squash ... La célèbre
confiture de fraises de Mahabaleshwar (elle contient plus de courges,
de sucre et de colorants que de fraises) est en effet, un présent très
apprécié par la famille et les amis, surtout que la tartine de
confiture constitue désormais un déjeuner de plus en plus ordinaire de
la classe moyenne indienne.
C’est en 1920 que la fraise australienne fut introduite à Mahabaleshwar
par les Anglais. Longtemps la fraise resta juste la passion de quelques
jardiniers en herbe. Ce n’est qu’en 1992, que la région connut un
engouement pour la culture des fraises quand le premier ministre du
Maharashtra importa 25,000 fraisiers d’une variété américaine appellée
Chandler. Aujourd’hui, de plus en plus d’agriculteurs abandonnent les
cultures vivrières traditionnelles (qui rapportent si peu) pour se
lancer dans la production de la fraise. De 150 acres dans les années
60, on passe directement à 2000 acres avec 14,000 agriculteurs. C’est
la révolution rouge à Mahabaleshwar.
Avec la production de fraises à la hausse (voyant le succès de
Mahabaleshwar, l’Himachal Pradesh, le Kashmir, et bien d’autres états
de l’Union Indienne se lancent dans la culture de la fraise), l’Inde se
tourne vers l’exportation. Et cela tombe bien car le gros de la récolte
des fraises en Inde se fait en hiver (de novembre à avril) quand
l’Europe est sous la neige et les fraises n’ont aucune chance de
pousser. Ainsi, l’année dernière, c’était un contingent de 300 tonnes
de fraises que l’Inde exportait vers la France et la Belgique. Tout
cela possible grâce à la firme belge Jobrex NV. Très peu comparé aux 83
000 tonnes importées d’Espagne !! Mais rassurez-vous, des fraises
exotiques en provenance de l’Inde, ce n’est qu’un début… En effet,
c’est 3000 tonnes de fruits par saison que l’Inde se donne l’objectif
d’exporter. Le frein, c’est le manque d’infrastructure (de
congélateurs…). Mais avec Ken Agritech India Ltd prêt à investir
1milliard de roupies pour mettre sur pied l’infrastructure nécessaire
pour exporter la fraise, l’Inde s’apprête donc à occuper sa place sur
le marché international.
Malheureusement la production intensive de la fraise ne se suffit pas
d’un peu d’eau fraîche et de soleil. Ces fruits très délicats sont
particulièrement susceptibles aux maladies et doivent être traités avec
de nombreux fongicides. Ici, les pesticides utilisés sont des produits
interdis en Europe. C’est pourquoi Mr Naik, directeur de Ken Agritech
s’empresse de mentionner : «Nous encourageons les agriculteurs à
utiliser des pesticides approuvés… » (The Hindu). Bien sur, tout le
monde le sait, les normes ne sont pas les mêmes dans les pays du Sud
que dans les pays du Nord !! Si les fraises imprégnées de produits
chimiques mortels ne posent aucun problème en Inde - ici, les touristes
s’en gorgent et ce, sans jamais se soucier de les laver auparavant !! -
elles risquent bien de se voir rejetées sur les marchés européens.
Non seulement les pesticides utilisés sont dangereux mais ils sont
pulvérisés sans plus de précaution qu’un déodorant après la douche.
Comme tous les cultivateurs de fraises de la région, Mandare porte sur
le dos son réservoir d’insecticide. Dans une main, il tient le tube
qui, comme les crochets d’un cobra, déverse goutte à goutte le poison.
Quelques gouttes tombent sur pantalon et son pied nu mais il ne s’en
soucie guère.
Comme tous les autres cultivateurs, Mandare pulvérise ses fraisiers
tous les deux ou trois jours et ce pendant 5 à 6 mois. Un petit calcul
facile à faire révèle un minimum de 60 traitements de pesticides avant
la récolte.
Dans un autre champ, Mangal calme sa petite fille en larme en lui
offrant des fraises qu’elle vient de cueillir. La dernière fois que son
petit morceau de terre a été arrosé de pesticides n’est pas plus tard
que… hier ! Personne n’a jamais informé Mangal que les pesticides sont
des produits dangereux qui laissent des résidus sur les fruits. En
Marathi, la langue locale, le mot utilisé pour pesticide est ‘dawa’=
médicament. Pour beaucoup de paysans indiens, les pesticides sont
considérés comme des médicaments pour les plantes. Comme les humains
tombent malades et se soignent avec des médicaments, les plantes aussi
souffrent de diverses maladies et doivent être soignées avec des
médicaments ou dawa. Et après tout, les médicaments, c’est pour
soigner, non pour tuer !!
La culture de la fraise est non seulement une catastrophe écologique
mais elle est aussi aberration économique. Dans un pays comme l’Inde ou
la moitié de la population souffre de carences alimentaires, la
production intensive de cultures spécialisées comme la fraise ne fait
qu’intensifier le problème de malnutrition. En effet, des ressources
(terre, eau…) de plus en plus importantes sont détruites pour produire
des commodités de luxe qui ne répondent pas aux besoins locaux, créant
ainsi un terrain favorable à la famine.
Alors, dans un pays doté d’une grande variété de fruits tropicaux
(mangues, papayes, jacquiers, goyaves, bananes…), comment expliquer un
tel engouement pour la fraise ?? Sa couleur rouge !? Sa forme de
cœur !? Son origine occidentale !? Sa fadeur !?
Bien sûr que non ! La culture de la fraise entre dans les programmes de
la Banque Mondiale qui au nom de la libéralisation du commerce
sollicite les pays du Tiers-monde à réorienter leur agriculture vers
des produits d’exportation qui rapportent des devises étrangères.
Et à part quelques dollars, que rapporte la fraise ?
- des terres ravagées par la pollution
- une épidémie de cancer d’ici quelques années
- la mort de la biodiversité locale - dans la région de Mahabaleshwar,
la fraise se cultive au détriment de la pomme de terre et des millets.
- des paysans endettés – des coûts de production qui ne font
qu’augmenter (import des fraisiers, pesticides, engrais, irrigation…)
alors que sur le marché, les prix sont tirés vers le bas vu une
concurrence de plus en plus importante.
Et tout cela pour produire des fraises de luxe à bas prix pour des
consommateurs occidentaux qui risquent bien de choisir de rejeter ces
fraises issues d’un commerce non éthique et non durable !!
Selon Vandana Shiva, éminente écologiste indienne, les monocultures
intensives d’exportation seraient en large mesure responsables de la
crise alimentaire en Afrique. L’Inde pourrait bien se retrouver dans
une situation de famine similaire a celle de l’Ethiopie ou le Soudan si
son agriculture de subsistance encore largement paysanne est convertie
en agriculture intensive d’exportation, troquant ainsi l’autosuffisance
alimentaire pour une dépendance alimentaire de plus en plus grave.
Alors que penser de cette dernière nouvelle ? Dans le Kalahandi
(Orissa), un des districts les plus pauvres de l’Inde, tristement
célèbres pour ses sécheresses et ses victimes de la faim, les
populations tribales, encouragées par Vedanta Group company, se mettent
à la culture de la fraise. Et bien sur, les premiers profits sont plus
que prometteurs… Apres tout, les cultures intensives, ça rapporte !
Mais pour combien de temps ? Et à quel prix ?
Article régigé par Muriel Kakani.