Lu sur
Jura libertaire : "En 2006, j’étais cité comme témoin par la défense de faucheurs d’OGM qui étaient poursuivis pour «refus de prélèvement d’ADN», lors d’un procès à Orléans. Le président me donne la parole en lançant : «Qui représentez-vous ?» Je réponds que je suis président de l’Observatoire des libertés publiques. «Oui, mais encore ?» «Je dois dire que j’ai une grande expérience du fichage. J’ai dû être fiché pour la première fois à l’âge de douze ans.» «Quand était-ce ?» «C’était en octobre 1940.» Le président n’a rien dit. «Mais, deux ans après, j’ai été décoré par ça…» Et puis j’ai sorti de ma poche l’étoile jaune que la police française m’avait attribuée.
Personne ne peut savoir comment un fichier, créé pour telle ou
telle raison, évoluera au gré des lois, si bien que son objet est très
vite détourné. Lorsqu’on a voté la création du fichier génétique, sous
le règne d’Élisabeth Guigou en 1998, c’était soi-disant pour traquer
les délinquants sexuels dangereux. Et on s’est aperçu plus tard que la
loi a évolué pour concerner des petits délits, notamment suite à la loi
Sarkozy de 2003. Tout cela me fait penser à Raymond Marcellin qui,
fraîchement nommé ministre de l’Intérieur le 31 mai 1968, fit dissoudre
une dizaine de mouvements d’extrême gauche en utilisant la loi de
janvier 1936 contre les «ligues armées». À propos de Nicolas Sarkozy,
son vrai visage apparaît depuis qu’il est président. Au début, dans sa
lutte contre l’«insécurité», il y avait la volonté de capter
l’électorat lepéniste. Et puis il a créé le ministère de l’«Identité
nationale». Finalement, on s’aperçoit que tout cela correspond tout
simplement à ses convictions.
Un autre aspect de la société de contrôle qui traverse les époques
est l’importance du langage, ou plutôt du «langage codé» — ce que
George Orwell surnommait la «novlangue». Il y a soixante-sept ans, dans
les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, les Juifs étrangers
étaient «hébergés» ! Et les déportés étaient appelés «évacués» : sur
les lettres qu’on a retrouvées dans les archives du camp de Drancy, il
y avait la mention «EV» qui voulait dire la même chose en français et
en allemand [EV pour Evakuierungs-Befehle, soit «ordre d’évacuation»].
La chasse actuelle aux sans-papiers emploie le même type de vocabulaire
codé : on parle de «reconduits» ou d’«éloignés» pour les expulsés, de
«retenus» au lieu d’«incarcérés». La loi actuelle sur la rétention
administrative indique que le «retenu» peut prétendre à une «prestation
hôtelière». Les voilà à nouveau «hébergés» dans le langage de
l’administration ! Le fait que les journalistes d’une grande chaîne de
télévision publique reprennent ce même langage codé pour justifier la
politique d’immigration du gouvernement est très choquant. Le prix
«Novlang» remis l’an dernier à France 2 est donc amplement justifié
(cf. chapitre 5), car il y a un risque de glisser vers «Télé Pouvoir»,
ou «Télé Préfets», comme on disait dans le temps.
La lecture de ce premier rapport annuel des Big Brother Awards
France vous laissera peut-être l’impression que la société dans
laquelle nous vivons est bien pire que celle imaginée dans le 1984 de
George Orwell. Ce ne sera pas une fausse impression. Ce livre, je l’ai
découvert assez tard, dans les années 1960 ; je l’ai lu et relu, et
plus tard j’achetai tous les exemplaires de poche que je trouvais pour
les offrir à des amis… Aujourd’hui, nous ne vivons pas exactement dans
ce qu’on peut appeler un «État policier» car on peut encore se révolter
et dire haut et fort ce qu’on a sur le cœur. C’est plus subtil. S’est
imposée plutôt une «société policière», dans le sens où cela implique
l’acceptation du citoyen d’être sujet au contrôle permanent de ses
faits, gestes et opinions. Je pense que 1984 est en soi complémentaire
avec ce que décrit Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Ensemble ces
deux visions décrivent une situation bien plus proche de notre société
actuelle.
La France est surtout devenue le pays du châtiment, de la punition,
de la sanction pour ceux qui s’éloignent d’un cadre strictement défini
par des lois scélérates qui ne cessent de s’additionner depuis une
vingtaine d’années. La France, terre de liberté, n’est plus un lieu
d’asile. Il n’est plus possible de s’y réfugier, et les sans-papiers
souffrent de la renaissance d’un nationalisme de mauvais aloi.
La France n’est plus un pays égalitaire pour des centaines de
milliers de SDF ou de mal logés. Ce qui participe de la grisaille au
quotidien, loin des quartiers où la richesse est de plus en plus
insolente. Dans le même temps, les files d’attente s’allongent devant
les comptoirs des Restaurants du cœur, du Secours populaire ou du
Secours catholique.
La France est devenue un pays où le travail ne se partage plus,
tandis que le chômeur sera bientôt considéré comme un quasi-délinquant,
un asocial qui refuse de travailler. Peu à peu, les institutions
patronales et les fonctionnaires d’autorité se complètent pour
transformer en République bananière un pays bénéficiant d’une
constitution démocratique.
On marginalise, on enferme, on expulse. Il n’y a plus d’âge pour
devenir justiciable, et le taux d’occupation des prisons explose. Dans
cette surenchère sécuritaire, c’est à qui s’appliquera avec le plus de
zèle à grignoter des libertés qui ne seront plus bientôt que formelles.
Certains, néanmoins, s’évertuent plus que d’autres dans ce sens, et
c’est à ce titre qu’ils peuvent se retrouver parmi les lauréats
distingués par le jury des Big Brothers Awards.
Il n’en reste pas moins que ces promoteurs d’un totalitarisme new
look n’agissent pas seuls car ils ont partie liée avec les prédateurs
insatiables d’un capitalisme redevenu sauvage faute de contrepoids
politique. Pour juguler les révoltes que celui-ci suscite déjà et qui
ne manqueront pas de se multiplier, il n’est plus, pour les uns comme
les autres, qu’un seul recours : instaurer un état d’exception
permanent et une surveillance généralisée.
Maurice Rajsfus
Historien, cofondateur de l’Observatoire des libertés publiques et
du bulletin
Que fait la police ?, président du jury des BBA en 2007.
Derniers ouvrages parus : Les Mercenaires de la République, Éditions du
Monde libertaire, 2008 ; Portrait physique et mental du policier
ordinaire, Après la lune, 2008 ; La France bleu marine, De Marcellin à
Sarkozy, L’Esprit frappeur, 2006.
Big Brothers Awards,
Les surveillants surveillés
Ce volume a été rédigé par cinq auteurs des BBA : Jean-Pierre
Garnier, sociologue, auteur, spécialisé dans l’analyse de la dimension
spatiale de la domination capitaliste, Anne-Lise Martenot,
réalisatrice, membre de «Souriez, vous êtes filmé(e)s !», Jean-Marc
Manach, journaliste, Jérôme Thorel, journaliste et membre de l’Advisory
Board de Privacy International, et Christine Treguier, journaliste et
auteur spécialisée dans les outils et fichiers de contrôle et la
propriété intellectuelle.