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« J’AI EU DE LA CHANCE de pouvoir m’occuper de mon fils
durant les six premiers mois avant qu’ils m’imposent ce
boulot », m’explique Cathie. Cathie est d’origine portoricaine,
elle habite le Lower East Side (LES), à New York. LES
est un de ces anciens quartiers dangereux des
années 80. À l’époque, les gens nommaient
ainsi ses quatre avenues principales :
Avenues A pour Assault, B pour Battery, C pour Crime et D
pour Death (qu’on peut traduire par Coups et Blessures,
Crime et Mort). De nos jours, c’est un quartier en pleine gentrification,
la population est de plus en plus aisée et les zones
autrefois occupées par des gangs font place à des boutiques
de fringues et autres bars branchés ou restaurants huppés.
Cathie a grandi ici, dans le même appartement de 35m2 où
elle habite encore avec sa mère, ses trois enfants et son
jeune frère de passage. Cathie a quatre frères plus âgés qui
sont tous passés par la case prison du temps de l’assainissement
du quartier par le maire Giuliani. Pour trafic de
drogue ou vol avec violence. Deux y sont toujours dix ans
après, tandis que les deux autres, à trente ans, alternent des
boulots de serveur dans de grandes chaînes de restauration
et des séjours en taule pour des engueulades de couple ou
des embrouilles avec les petites frappes qu’on croise encore
dans le quartier.
Cathie, elle, travaille depuis l’âge de vingt et un ans, après
avoir suivi pendant trois ans un programme pour enfants en
difficulté où on l’a formée au secrétariat. Elle a un nouveau
job d’agent de nettoyage (balayeuse) dans un jardin public.
La Public Assistance (la Sécu US) vient de le lui imposer,
malgré son expérience professionnelle comme réceptionniste
ou secrétaire. Après la naissance de son troisième enfant, elle
n’a pas été assez rapide : au bout de six mois de Public
Assistance, on lui a expliqué que, si elle n’acceptait pas ce
boulot alors qu’elle n’en avait pas trouvé par elle-même, elle
allait perdre tous ses droits.
Cathie a de la chance : normalement, c’est deux mois
maximum avant d’être placé dans un programme dit de Work Experience
Program (formation professionnelle). Elle a tout fait pour éviter ces
programmes en loupant tous les rendez-vous sous prétexte d’enfants
malades. « C’est de l’exploitation pure et simple, ils
ne t’enseignent rien et te placent de force dans un secteur d’activité
en manque de main-d’oeuvre. Sans paye pendant six mois ! Qui veut d’une
expérience professionnelle dans le nettoyage ? », se cabre-t-elle.
Cathie s’excuse. Ce n’est pas qu’elle soit
feignante : elle avait retrouvé du travail
trois semaines après la naissance de son
premier bambin. Mais la grand-mère, qui
gardait les gosses, commence à se faire
vieille et a des crises de diabète. La Public
Assistance propose bien de payer une
nourrice à plein temps pour huit cents
dollars par mois si la mère bosse, augmentant
ainsi le nombre des actifs de
deux personnes. Mais pour cette somme les nourrices ne se bousculent
pas et le sérieux n’est pas toujours au rendez-vous. La seule qu’elle ait
pu trouver, en plus d’habiter le Bronx (ce qui imposait à Cathie près de
quatre heures de transport quotidien), avait comme défaut de fumer un
peu trop de marijuana. Du coup, Cathie a choisi de vivre un temps sous
Public Assistance, seule aide à sa portée.
La Public Assistance, c’est un pactole de cent neuf dollars tous les
quinze jours et cent dollars par mois et par personne en coupons
alimentaires, plus une assurance médicale gratuite (Medicaid) pour
toute la famille. Les cent neuf dollars permettent à peine de payer les
couches et le minimum pour le bébé. Quant aux coupons alimentaires,
pour cette somme, la nourriture choisie est… riche. Le pire des
habitudes alimentaires américaines est condensé dans les promos
qu’achète Cathie : ailes de poulet avec frites surgelées, format
extra-giant de chips, céréales au marshmallow…
La Public Assistance est une espèce de RMI et/ou d’allocs familiales
façon US. Ce programme est issu des réformes du système social par
Clinton en 1996. La loi prévoit que, pour y avoir droit, l’allocataire
doit
travailler ou être en stage pendant quarante heures par semaine. En
2003, Bush a renouvelé ce programme au vu de son succès (il aurait
permis à 4,7 millions d’Américains de retrouver l’autosuffisance en
trois ans).
Pour son nouveau job de balayeuse, Cathie est
payée 8,49 dollars de l’heure, soit 1358 brut par
mois. Elle travaille quarante heures par semaine
et n’a pas de vacances. Le Centre national pour
les enfants victimes de la pauvreté [1] assure
qu’en 2007 à New York, pour couvrir les nécessités
vitales d’une famille de quatre personnes,
il fallait 4 595 dollars par mois… Et le seuil de
pauvreté défini par l’État fédéral est déjà largement
en dessous de ce chiffre avec un plancher
national à 1 720 dollars. Cathie est donc bien loin
du compte. Mais sa situation est meilleure qu’auparavant, me dit-elle,
quand elle vivait avec la seule Public Assistance. « Sans l’appartement
de ma mère, je n’aurais jamais pu survivre. » Je lui demande ce qu’elle
pense du rêve américain. Cathie répond qu’il n’y en a jamais eu pour
elle, qu’elle n’a jamais eu la moindre chance de s’en sortir. « Tu dois
pouvoir te payer de bonnes études, sinon tu n’as rien. »
Article publié dans CQFD n°58, juilet 2008.