Je suis né le 18 septembre 1962 à Genève. Je suis acteur, metteur en scène et auteur. A Genève, je dirige une compagnie, le théâtre Spirale, je co-dirige le théâtre de la Parfumerie et m’occupe également du festival "De bouche à oreille". Dans le cadre de mes activités artistiques, je viens régulièrement au festival d’Avignon pour y découvrir des spectacles du " in " et du " off". Notre compagnie s’y est d’ailleurs produite à trois reprises. Cette année, je suis arrivé dans la région depuis le 10 juillet et j’ai assisté à de nombreux spectacles.
28 juillet 2008
Le lundi 21 juillet, je sors avec mon amie, ma fille et trois de ses
camarades, de la représentation d’une pièce très dure sur la guerre en
ex-Yougoslavie et nous prenons le frais à l’ombre du Palais des Papes,
en assistant avec plaisir à un spectacle donné par un couple
d’acrobates.
A la fin de leur numéro, je m’avance pour mettre une pièce dans leur
chapeau lorsque j’entends le son d’un Djembé (tambour africain)
derrière moi. Etant passionné par la culture africaine, j’ ai monté
plusieurs spectacles en Afrique et j’ai eu l’occasion d’y faire des
tournées. Je m’apprête à écouter les musiciens. Le percussionniste est
rejoint par un joueur de Kamele Ngoni (sorte de contrebasse surtout
utilisée par les chasseurs en Afrique de l’Ouest.)
A peine commencent-ils à jouer, qu’un groupe de C.R.S se dirige vers
eux pour les interrompre et contrôler leur identité. Contrarié, je me
décide à intervenir. Ayant déjà subi des violences policières dans le
même type de circonstances il y a une vingtaine d’année à Paris, je me
suis adressé à eux avec calme et politesse, le souvenir de ma
précédente mésaventure bien en tête. Mais je me suis dit que j’étais
plus âgé, que l’on se trouvait dans un haut lieu culturel et
touristique, dans une démocratie et que j’avais le droit de m’exprimer
face à ce qui me semblait une injustice.
J’aborde donc un des C.R.S et lui demande :
« Pourquoi contrôler vous ces artistes en particulier et pas tous ceux qui se trouvent sur la place? »
Réponse immédiate : « Ta gueule, mêle-toi de ce qui te regarde !"
« Justement ça me regarde. Je trouve votre attitude discriminatoire. »
Regard incrédule. « Tes papiers ! »
« Je ne les ai pas sur moi, mais on peut aller les chercher dans la voiture. »
« Mets-lui les menottes ! »
« Mais vous n’avez pas le droit de… »
Ces mots semblent avoir mis le feu aux poudres.
« Tu vas voir si on n’a pas le droit.»
Et brusquement la scène a dérapé.
Ils se sont jetés sur moi avec une sauvagerie inouïe. Mon amie, ma
fille, ses camarades et les curieux qui assistaient à la scène ont
reculé, choqués, alors qu’ils me projetaient au sol, me plaquaient la
tête contre les pavés, me tiraient de toutes leurs forces les bras en
arrière comme un poulet désarticulé et m’enfilaient des menottes. Les
bras dans le dos, ils m’ont relevé et m’ont jeté en avant en me
retenant par la chaîne. La menotte gauche m’a tordu le poignet et a
pénétré profondément mes chairs. J’ai hurlé :
« Vous n’avez pas le droit, arrêtez, vous me cassez le bras ! »
« Tu vas voir ce que tu vas voir espèce de tapette. Sur le dos ! Sur le
ventre ! Sur le dos je te dis, plus vite, arrête de gémir ! »
Et ils me frottent la tête contre les pavés me tordent et me frappent, me traînent, me re-plaquent à terre.
La foule horrifiée s’écarte sur notre passage. Mon amie essaie de me
venir en aide et se fait violemment repousser. Des gens s’indignent,
sifflent, mais personne n’ose interrompre cette interpellation d’une
violence inouïe. Je suis traîné au sol et malmené jusqu’à leur
fourgonnette qui se trouve à la place de l’horloge 500 m plus bas. Ils
me jettent dans le véhicule, je tente de m’asseoir et le plus grand de
mes agresseurs (je ne peux pas les appeler autrement), me donne un coup
pour me faire tomber entre les sièges, face contre terre. Il me plaque
un pied sur les côtes et l’autre sur la cheville, il appuie de tout son
poids contre une barre de fer.
« S’il vous plait, n’appuyez pas comme ça, vous me coupez la circulation.»
« C’est pour ma sécurité. »
Et toute leur compagnie de rire de ce bon mot. Jusqu’au commissariat de St Roch.
Le trajet est court mais il me semble interminable. Tout mon corps est
meurtri, j’ai l’impression d’avoir le poignet brisé, les épaules
démises, je mange la poussière. On m’extrait du fourgon toujours avec
autant de délicatesse.
Je vous passe les détails de l’interrogatoire que j’ai subi dans un
état lamentable. Je me souviens seulement du maquillage bleu sur les
paupières de la femme qui posait les questions.
« Vous êtes de quelle nationalité ? »
« Suisse. »
« Vous êtes un sacré fouteur de merde »
« Vous n’avez pas le droit de m’insulter »
« C’est pas une insulte, la merde » (Petit rire.)
C’est fou comme la mémoire fonctionne bien quand on subit de pareilles
agressions. Toutes les paroles, tout les détails de cette arrestation
et de ma garde à vue resteront gravés à vie dans mes souvenirs, comme
la douleur des coups subits dans ma chair. Je remarque que l’on me
vouvoie depuis que je ne suis plus entre les griffes des CRS. Mais la
violence physique a seulement fait place au mépris et à une forme
d’inhumanité plus sournoise. Je demande que l’on m’ôte les menottes qui
m’ont douloureusement entaillé les poignets et que l’on appelle un
docteur. On me dit de cesser de pleurnicher et que j’aurais mieux fait
de réfléchir avant de faire un scandale. Je tente de protester, on me
coupe immédiatement la parole. Je comprends qu’ici on ne peut pas
s’exprimer librement. Ils font volontairement traîner avant de
m’enlever les menottes. Font semblant de ne pas trouver les clés. Je ne
sens plus ma main droite.
Fouille intégrale. On me retire ce que j’ai, bref inventaire, le tout
est mis dans une petite boîte.
« Enlevez vos vêtements ! » J’ai tellement mal que je n’y arrive presque pas.
« Dépêchez-vous, on n’a pas que ça à faire. La boucle d’oreille ! »
J’essaye de l’ôter sans y parvenir.
« Je ne l’ai pas enlevée depuis des années. Elle n’a plus de fermoir. »
« Ma patience à des limites vous vous débrouillez pour l’enlever, c’est tout ! »
Je force en tirant sur le lobe de l’oreille, la boucle lâche.
« Baissez la culotte ! »
Je m’exécute. Après la fouille ils m’amènent dans une petite cellule de
garde à vue de 4m de long par 2m de large. Une petite couchette beige
vissée au mur. Les parois sont taguées, grattées par les inscriptions
griffonnées à la hâte par les détenus de passage. Au briquet ou gravé
avec les ongles dans le crépis. Momo de Monclar, Ibrahim, Rachid……
chacun laisse sa marque.
L’attente commence. Pas d’eau, pas de nourriture. Je réclame en vain de
la glace pour faire désenfler mon bras. Les murs et le sol sont
souillés de tâches de sang, d’urine et d’excréments. Un méchant néon
est allumé en permanence. Le temps s’étire. Rien ici qui permette de
distinguer le jour de la nuit. La douleur lancinante m’empêche de
dormir. J’ai l’impression d’avoir le cœur qui pulse dans ma main.
D’ailleurs, alors que j’écris ces lignes une semaine plus tard, je ne
parviens toujours pas à dormir normalement.
J’écris tout cela en détails, non pas pour me lamenter sur mon sort. Je
suis malheureusement bien conscient que ce qui m’est arrivé est
tristement banal, que plusieurs fois par jour et par nuit, dans chaque
ville de France, des dizaines de personnes subissent des traitements
bien pires que ce que j’ai enduré. Je sais aussi que si j’étais noir ou
arabe, je me serais fait cogner avec encore moins de retenue. C’est
pour cela que j’écris et porte plainte. Car j’estime que dans la police
française et dans les CRS en particulier il existe de dangereux
individus qui, sous le couvert de l’uniforme, laissent libre cours à
leurs plus bas instincts. Evidemment, il y a aussi des arrestations
justifiées, et la police ne fait pas que des interventions abusives.
Mais je parle des dérapages qui me semblent beaucoup trop fréquents.
Que ces dangers publics sévissent en toute impunité au sein d’un
service public qui serait censé protéger les citoyens est inadmissible
dans un état de droit.
J’ai un casier judiciaire vierge et suis quelqu’un de profondément non
violent, par conviction, ce type de mésaventure me renforce encore dans
mes convictions, mais si je ne disposais pas des outils pour analyser
la situation je pourrais aisément basculer dans la violence et l’envie
de vengeance. Je suis persuadé que ce type d’action de la police
nationale visant à instaurer la peur ne fait qu’augmenter l’insécurité
en France et stimuler la suspicion et la haine d’une partie de la
population (des jeunes en particulier) face à la police. En polarisant
ainsi la population, on crée une tension perpétuelle extrêmement
perverse.
Comme je suis un homme de culture et de communication je réponds à
cette violence avec mes armes. L’écriture et la parole. Durant les 16h
qu’a duré ma détention, (avec les nouvelles lois, on aurait même pu me
garder 48h en garde à vue), je n’ai vu dans les cellules que des gens
d’origine africaine et des gitans. Nous étions tous traité avec un
mépris hallucinant. Un exemple, mon voisin de cellule avait besoin
d’aller aux toilettes. Il appelait sans relâche depuis près d’une demi
heure, personne ne venait. Il s’est mit à taper contre la porte pour se
faire entendre, personne. Il cognait de plus en plus fort, finalement
un gardien exaspéré surgit.
"Qu’est ce qu’il y a ? »
« J’ai besoin d’aller aux chiottes. »
« Y a une coupure d’eau. »
"Mais j’ai besoin. »
« Y a pas d’eau dans tout le commissariat, alors tu te la coinces, pigé. »
Mon voisin qui n’est pas seul dans sa cellule continue de se plaindre,
disant qu’il est malade, qu’il va faire ses besoins dans la cellule.
« Si tu fais ça on te fait essuyer avec ton t-shirt. »
Les coups redoublent. Une voix féminine lance d’un air moqueur. « Vas-y
avec la tête pendant que tu y es. Ca nous en fera un de moins. » Eclats
de rire dans le couloir comme si elle avait fait une bonne plaisanterie.
Après une nuit blanche, vers 9h du matin,on vient me chercher pour
prendre mon empreinte et faire ma photo. Face, profil, avec un petit
écriteau, comme dans les films. La dame qui s’occupe de cela est la
première personne qui me parle avec humanité et un peu de compassion
depuis le début de ce cauchemar. « Hé bien, ils vous ont pas raté.
C’est les CRS, bien sûr. Faut dire qu’on a aussi des sacrés cas sociaux
chez nous. Mais ils sont pas tous comme ça. » J’aimerais la croire.
Un officier vient me chercher pour que je dépose ma version des faits
et me faire connaître celle de ceux qui m’ont interpellé. J’apprends
que je suis poursuivi pour : outrage, incitation à l’émeute et violence
envers des dépositaires de l’autorité publique. C’est vraiment le
comble. Je les aurais soi-disant agressés verbalement et physiquement.
Comment ces fonctionnaires assermentés peuvent ils mentir aussi
éhontement ? Je raconte ma version des faits à l’officier. Je sens que,
sans vouloir l’admettre devant moi, il se rend compte qu’ils ont commis
une gaffe. Ma déposition est transmise au procureur et vers midi je
suis finalement libéré. J’erre dans la ville comme un boxeur sonné. Je
marche péniblement. Un mistral à décorner les bœufs souffle sur la
ville. Je trouve un avocat qui me dit d’aller tout de suite à l’hôpital
faire un constat médical. Je marche longuement pour parvenir aux
urgences ou je patiente plus de 4 heures pour recevoir des soins
hâtifs. Dans la salle d’attente, je lis un journal qui m’apprend que le
gouvernement veut supprimer 200 hôpitaux dans le pays, on parle de
couper 6000 emplois dans l’éducation. Sur la façade du commissariat de
St Roch, j’ai pu lire qu’il allait être rénové pour 19 millions
d’Euros. Les budgets de la sécurité sont à la hausse, on diminue la santé, le social et l’éducation. Pas de commentaires.
Je n’écris pas ces lignes pour me faire mousser, mais pour clamer mon
indignation face à un système qui tolère ce type de violence. Sans
doute suis-je naïf de m’indigner. La plupart des Français auxquels j’ai
raconté cette histoire ne semblaient pas du tout surpris, et avaient
connaissance de nombreuses anecdotes du genre. Cela me semble d’autant
plus choquant. Ma naïveté, je la revendique, comme je revendique le
droit de m’indigner face à l’injustice. Même si cela peut paraître de
petites injustices. C’est la somme de nos petits silences et de nos
petites lâchetés qui peut conduire à une démission collective et en
dernier recours aux pires systèmes totalitaires. Nous n’en sommes bien
évidement heureusement pas encore là.
Depuis ma sortie, nous sommes retournés sur la place de Papes et nous
avons réussi à trouver une douzaine de témoins qui ont accepté d’écrire
leurs versions des faits qui corroborent toutes ce que j’ai dit. Ils
certifient tous que je n’ai proféré aucune insulte ni commis aucune
violence. Les témoignages soulignent l’incroyable brutalité de
l’intervention des CRS et la totale disproportion de leur réaction face
à mon intervention. J’ai essayé de retrouver des images des faits, mais
malheureusement les caméras qui surveillent la place sont gérées par la
police et, comme par hasard, elles sont en panne depuis début juillet.
Il y avait des centaines de personnes sur la place qui auraient pu
témoigner, mais le temps de sortir de garde à vue, de me faire soigner
et de récupérer suffisamment d’énergie pour pouvoir tenter de les
retrouver, je n’ai pu en rassembler qu’une douzaine. J’espère toujours
que peut-être quelqu’un a photographié ou même filmé la scène et que je
parviendrai à récupérer ces images qui prouveraient de manière
définitive ce qui c’est passé.
Après 5 jours, soudain, un Monsieur africain m’a abordé.,C’est l’un des
musiciens qui avaient été interpellés. Il était tout content de me
retrouver car il me cherchait depuis plusieurs jours. Il se sentait mal
de n’avoir rien pu faire et de ne pas avoir pu me remercier d’être
intervenu en leur faveur. Il était profondément touché et surpris par
mon intervention et m’a dit qu’il habitait Grenoble, qu’il avait 3
enfants et qu’il était français. Qu’il viendrait témoigner pour moi.
Qu’il s’appelait Moussa Sanou.
« Sanou , c’est un nom de l’ethnie Bobo. Vous êtes de Bobo-Dioulasso ? »
« Oui. »
Nous avons souri et je l’ai salué dans sa langue en Dioula.
Il se trouve que je vais justement créer un spectacle prochainement à
Bobo-Dioulasso au Burkina-faso. La pièce qui est une adaptation de
nouvelles de l’auteur Mozambicain Mia Couto s’appellera « Chaque homme
est une race » et un des artistes avec lequel je vais collaborer se
nomme justement Sanou.
Coïncidence ? Je ne crois pas.
Je suis content d’avoir défendu un ami, même si je ne le connaissais pas encore.
La pièce commence par ce dialogue prémonitoire.
Quand on lui demanda de quelle race il était, il répondit : « Ma race, c’est moi. »
Invité à s’expliquer il ajouta
« Ma race, c’est celui que je suis. Toute personne est à elle seule une
humanité. Chaque homme est une race, Monsieur le policier. »
Patrick Mohr
28 juillet 2008Lu sur
Indymédia Grenoble