Ceci est un extrait des travaux de recherche de la sociologue
Michèle Salmona*, observatrice du monde paysan et qui témoigne depuis longtemps de leur souffrance.
Paru sur le site Agrobioscience (copyleft):
"On le sait, les conditions de travail des paysans sont rudes. N’empêche, pour Michèle Salmona, la mise en place des politiques publiques d’incitation économique se solde, depuis 35 ans, par des coûts humains de plus en plus lourds. Pour cette infatigable observatrice des conditions de travail des paysans, la souffrance, l’angoisse, la dépression et les suicides broient ces hommes et ces femmes… dans un déni total.
DE 1967 À 1974 : LE DÉNI DEL’ÉMERGENCE DE LA DÉPRESSIONCHEZ LES AGRICULTEURSContrairement
à ce qui est dit dans un article paru dans Le Monde du 26 octobre 2002,
que depuis cinq ans un certain nombre de témoignages concordent sur
l’augmentation des suicides en
milieu agricole et sur l’importance
de la dépression dès 1970, il y a eu de 1967 à 1974 un déni de
l’émergence importante de la dépression chez les paysans en liaison
avec le démarrage et la mise en place des politiques publiques
d’incitation économique dans l’agriculture.
En effet, dès 1967,
mes travaux de recherche dans différentes régions françaises mettent en
relief la question des coûts mentaux du développement, en particulier
la dépression, l’érosion de l’identité personnelle et sociale et les
phénomènes de confusion mentale en milieu agricole. Dans certaines
petites exploitations familiales, l’effort pour réaliser la
modernisation amène chez certains collectifs familiaux une surcharge de
travail physique et mental.
Dès lors, le discours des paysans,
se trouvant dans ces situations de modernisation très rapide, est
structuré de manière très particulière : l’agriculteur parle de lui
comme s’il parlait d’un autre. Par ailleurs, il est en permanence
obligé de se référer à des espaces précis et à des moments précis du
cheminement de cette modernisation. « Il ne sait plus où s’arrêtent les
limites de sa personne dans cet effort de chaque instant pour gagner la
bataille du développement ». Ce discours manifeste une schize: l’acteur
répète sous différentes formes « Qui suis-je, où suis-je? ».
Dans
le même temps, on remarque chez ces paysans une très forte
désocialisation par rapport à la société locale ; ils sont murés dans
une solitude géographique et humaine. Evidemment les jeunes adultes,
qui vivent avec les parents dans une situation d’usure physique et
mentale permanente, développent des conflits graves qui sont une des
causes de silence du collectif à l’intérieur et à l’extérieur du
groupe. Cette fragilité physique et psychique m’a amené à consulter des
notables paysans locaux pour signaler que les aides économiques
apportées aux paysans en modernisation dans des zones difficiles ne
répondaient pas aux questions posées par la perte de l’énergie
collective, par les relations négatives entre les acteurs du groupe et
du manque de sociabilité minimale avec la société locale.
Michel
Cépède avait construit une série d’indicateurs des zones où le
développement productiviste serait difficile (pentes, climats, nombre
d’hectares, etc.), mais l’élément le plus important n’était pas signalé
: le collectif de travailleurs qui réalise cette modernisation. Je
suggérais qu’on pourrait mettre sur pied des visites régulières auprès
de ces familles emmurées et épuisées, pour favoriser une
resocialisation.
Le député notable paysan, étant lui-même
responsable d’un organisme de formation de conseillers agricoles, ne
percevait pas la difficulté des conseillers à assurer et à traiter
cette fragilité psychique de ces familles. Il aurait peut-être été
possible, à l’époque, de mettre sur pied des éléments de
sensibilisation de ces conseillers à la prise en compte des incidences
de l’effort de modernisation sur la psyché des paysans. Ces coûts
humains sont pourtant intégrés par des économistes comme William Kapp
et par les nouvelles écoles d’économistes pour qui le lien entre
l’économique, le social et le psychique va de soi. Par ailleurs Michel
Cépède avait compris l’importance « du facteur humain » dans le
développement, et l’intérêt de le prendre en compte dans les
indicateurs qu’il avait élaborés.
1974-2002: LE DÉNI DE LA DÉPRESSION ET DU SUICIDE.En
1974, dans une micro-région où je travaillais, alors qu’un programme de
transformation radicale d’activité de la région prenait fin, une série
de suicides avait lieu et n’était connue ni de l’administration locale,
ni des notables locaux (médecins). Puis, en 1975, en un autre lieu, les
aspects positifs de la démographie et de l’économie paysanne locale
rendaient difficile les explications d’une série de 13 suicides. Dans
ce cas, également, l’administration et les notables locaux n’étaient
pas au courant. Seule l’Eglise m’informa de cette crise sociale et prit
dans les deux cas des initiatives pour étudier localement, avec l’aide
de l’évêché, les causes de cette série de suicides. Ce n’est que six
mois plus tard que la réaction des décideurs-formateurs et responsables
locaux se manifesta, par une demande d’aide à la réflexion, que l’on
m’adressa ainsi qu’à trois collègues. Après cette
consultation/réflexion aucune suite ne fut donnée dans les instances
administratives ou professionnelles.
Durant l’année 1977, une
recherche sur le travail agricole financée par l’Assemblée permanente
des chambres d’agriculture, m’amena à développer les théories de Palo
Alto sur les situations paradoxales et sur l’incidence de ces
situations sur la psyché des acteurs. En effet, chez les paysans en
développement, un écart considérable se manifeste entre les objectifs
définis par les organisations agricoles dans le cadre des Plans de
modernisation et la réalisation de ces derniers. Comme dans toute
situation paradoxale, les agriculteurs se trouvent dans une situation
où aucune réponse n’est bonne: s’ils veulent survivre et se moderniser,
ils sont obligés d’accepter les aides et les conditions associées à ces
aides; s’ils ne se servent pas des aides, ils sont condamnés à
disparaître.
Par ailleurs, la réalisation du Plan avec les aides
ne permet pas de réaliser les objectifs annoncés par les organisations.
On appelle cette situation paradoxale une situation de double
contrainte. Elle est porteuse d’une déstructuration de la personne et
d’une perte de l’énergie psychique mobilisable dans une situation qui
nécessite de faire un effort important pour se moderniser. A la suite
de cette analyse des caractéristiques de la situation des agriculteurs
en développement porteuses d’une grande souffrance psychique, des
groupes d’agricultrices me demandèrent de réfléchir avec elles sur les
incidences pathologiques des situations paradoxales, sur l’équilibre
des membres du groupe familial agricole.
Je décidais alors
d’organiser, avec l’Institut agronomique méditerranéen de Montpellier,
dont les stagiaires étaient tous des décideurs ou de futurs décideurs
dans leur pays d’origine, une rencontre sur le thème « Santé et
développement » dans cette région où des aménagements spectaculaires
avaient été réalisés. A mon étonnement, aucun notable, aucun acteur
administratif ne se déplaça...."
Lire la suite *Michèle
SALMONA. Enseignante en psychologie du travail et cofondatrice du
CAESAR (Centre d’anthropologie économique et sociale : applications et
recherches à Paris X) en 1970, Michèle Salmona a mis en place un groupe
interdisciplinaire Travail et santé dans l’agriculture et a monté un
enseignement sur les Méthodologies d’évaluation des politiques
publiques à partir de recherches multiples menées dans l’agriculture et
dans l’artisanat et un enseignement de psychosociologie du
développement. Elle est notamment l’auteur de «Les paysans français :
travail, métiers, transmission des savoirs» et « Souffrances et
résistances des paysans français », tous deux publiés en 1994 Aux
Editions L’Harmattan et d’un article « Les champs de la souffrance»
publié dans la Revue Travail et Santé de janvier 2002
à 20:45