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Quelle société future ? Dernières nouvelles de l’Utopie
Lu sur Le monde diplomatique : "On pourrait partir d’une métaphore fameuse : au moment où Sancho Pança peine à mobiliser l’opinion américaine contre la guerre en Irak, Don Quichotte dresse, aux Etats-Unis, les plans de la société idéale, postcapitaliste… Il est courant d’opposer aux procureurs de l’ordre actuel qu’« ils ne proposent rien à la place », et qu’il n’y aurait de toute façon « pas d’alternative ». Certains ont donc relevé le défi. Ecoutez plutôt, nous disent-ils, voilà notre utopie ! Quant aux moyens nécessaires pour qu’elle advienne dans ce siècle, c’est une autre affaire.


En août 2005, une soixantaine de personnes – militants politiques, écrivains, journalistes, syndicalistes – reçurent par courrier électronique une invitation quasiment irrésistible. Michael Albert, proche de Noam Chomsky et animateur du réseau Znet (1), proposait aux destinataires de son message, souvent collaborateurs du réseau, de se retrouver chez lui dix mois plus tard, en juin 2006, pendant cinq jours. Objectif ? Discuter des formes que pourrait prendre la société future.

La proposition cumulait les atouts. Lancée près d’un an à l’avance, elle ne risquait pas de buter sur un emploi du temps déjà chargé. Le séminaire serait par ailleurs organisé aux portes de l’été dans un lieu agréable (Woods Hole, à Cape Cod, à une centaine de kilomètres de Boston sur la Côte est des Etats-Unisgeo:lat=41.753898 geo:lon=-70.317993 geo), avec plage et possibilité d’excursions... Enfin, plus sérieusement, la réunion permettrait à des auteurs de Znet, dont certains peu impliqués dans les activités du réseau, de faire connaissance. Et de réfléchir de concert, pendant près d’une semaine, en compagnie de Noam Chomsky, Barbara Ehrenreich, Arundhati Roy, Naomi Klein, etc., tous pressentis.

L’invitation comportait un avantage supplémentaire : la formulation même du projet. Michael Albert précisait en effet : « Imaginez que chaque session corresponde à un exposé sur la vision d’avenir, la stratégie, le programme – mais pas sur ce qui va mal dans la société actuelle, les oppressions, etc. –, que cet exposé soit structuré à partir d’un texte distribué à l’avance que commenterait une personne, elle aussi choisie à l’avance, l’ensemble débouchant sur une discussion collective. » Pour ceux des invités qui comptaient au nombre des vieux routiers des Forums sociaux et de leurs discours stéréotypés, répétés de Porto Alegre à Athènes, voilà qui les affranchirait un peu d’une litanie de sermons vengeurs contre l’« ultralibéralisme » et ses divers caudataires.

Sur ce point, la promesse fut tenue. Certes, ni Chomsky, ni Ehrenreich, ni Roy, ni Klein ne vinrent : les plus célèbres sont les plus annoncés et les plus décommandés. Et si, en matière de « programme » ou de « stratégie », on resta un peu sur sa faim, en revanche, question imagination et anticipation, difficile de se plaindre. Une météo presque uniformément mauvaise, des repas pris en groupe dans une cantine d’entreprise, un programme serré d’exposés et de débats – matin, après-midi et soir – encouragèrent chacun à fixer son attention sur une problématique d’une actualité pourtant peu brûlante, aux Etats-Unis en particulier : en supposant que le capitalisme n’existe plus (« supposez que... » est une des figures de rhétorique préférées de Michael Albert, qui y recourt quarante fois dans son dernier livre, Realizing Hope), à quoi pourrait ressembler la société idéale ?

C’est peu de dire que Michael Albert a une petite idée de la réponse. Il est inscrit dans la tradition libertaire au sens large (2). Mais il a, plus que Chomsky, élaboré un schéma alternatif de société à la fois en rupture avec le capitalisme (la régulation par les marchés est récusée d’emblée) et avec le socialisme (qui enfanterait immanquablement une avant-garde autoritaire et une classe de « coordonnateurs »).

Développé il y a une quinzaine d’années avec Robin Hahnel, ce projet d’« économie participative » (participatory economics ou Parecon en anglais, « participalisme » en français) allait servir de fil rouge aux cinq jours du séminaire. Les ouvrages de Michael Albert ont été traduits dans de nombreux pays, mais leur impact demeure trop modeste pour qu’une explication, même succincte, de son programme – de son « utopie » – soit tout à fait superflue (3).

Bien qu’« égalitaire », « solidaire » et « autogérée », l’économie participative ne réclame pas l’égalité absolue des salaires, moins encore l’idée, jugée irréaliste, du « à chacun selon ses besoins ». Elle a pour critères de rémunération « l’effort et le sacrifice » dans la « production de biens socialement utiles ». Qui travaille plus et plus dur dans des conditions plus difficiles reçoit donc davantage. En revanche, qui, par le seul effet de la chance ou de la naissance, bénéficie de machines et de technologies plus avancées, ou de dons artistiques, physiques ou intellectuels, n’est pas mieux rémunéré que les autres. Michael Albert est d’autant plus directement instruit de l’injustice des rentes de situation que la valeur de la grande maison qui sert de quartier général aux opérations « participalistes » a été multipliée par neuf en quatorze ans. Preuve, ironise-t-il, qu’en régime capitaliste « une masse inerte peut rapporter davantage que la vie de travail de ses deux propriétaires ».

L’économie participative abhorre l’organisation sociale qui assigne les tâches d’exécution, de nettoyage aux uns, et réserve les missions d’encadrement, de création aux autres. Elle combat le modèle industriel né de la spécialisation fordiste. Si, dans les pays capitalistes comme dans les pays « socialistes » (stakhanovisme), ce modèle a favorisé un essor de la productivité, c’est au prix d’une organisation du travail aliénante et « ennuyeuse » (du type de la chaîne de montage automobile). Mais c’est également, selon Albert, en consolidant le pouvoir d’une troisième « classe », les « coordonnateurs », dont le surgissement aurait contredit le schéma marxiste d’une société ayant pour dialectique principale l’opposition entre les détenteurs du capital et ceux qui vendent leur force de travail.

Soucieux d’éviter toute survivance – ou tout retour, une fois l’euphorie révolutionnaire retombée – de ces experts, cadres, technocrates, de leur dédain social et de leur autoritarisme légitimé par leur « compétence », les « participalistes » proposent que, dans chaque métier, l’ensemble des tâches soient redéfinies de façon à mêler missions d’exécution et de conception. Ce serait la seule façon acceptable de distribuer les avantages et les contraintes du travail social. Est-ce à dire que le patron de General Electric nettoierait parfois l’ascenseur ou réceptionnerait le courrier, pendant que sa femme de ménage vérifierait les comptes ? Non, car il n’y aurait plus, ni à General Electric ni ailleurs, de « patron » ou de « femme de ménage », mais des acteurs égaux d’« ensembles équilibrés de tâches » (balanced job complexes) conçus et calculés par voie de négociations ou de discussions.

Utopie prométhéenne à l’échelle d’un pays gigantesque et d’une économie aussi diversifiée que celle des Etats-Unis, le projet a déjà trouvé, dans le domaine privé, le partage des tâches ménagères pour (modeste) avant-goût. Et ce n’est ni anecdotique ni subalterne, car tout doit être lié : « Le progrès dans une sphère doit aller de concert avec une avancée dans une autre sphère. » Au demeurant, une forme de participalisme régit déjà certaines entreprises coopératives. Lesquelles, par leur seule existence, préfigurent l’utopie autogestionnaire en même temps qu’elles l’incarnent dans le présent. Elles « incorporent les graines d’un avenir inconnu dans nos comportements immédiats ».

La maison d’édition South End Press, que Michael Albert a créée avec d’autres dans la foulée des années 1960 et de l’immense bouillonnement progressiste qu’elles impulsèrent à la société américaine, s’est inspirée de quelques-uns des principes énoncés plus haut. Le refus de la séparation entre fonctions d’exécution et fonctions de direction y est tel que South End Press (quatre employés) décida, au moins une fois, d’exclure de la coopérative un de ses membres qui, par crainte de prendre un jour une décision préjudiciable au collectif, refusait de devenir responsable de choix éditoriaux. Réclamant de pouvoir demeurer à un poste « subalterne », il se déclarait satisfait de contribuer ainsi à la mission commune. Impossible, lui fut-il répondu : la loi du participalisme est dure, mais c’est la loi...

On imagine plus facilement la situation inverse : celle, dans le cas d’espèce, de l’éditeur ou de l’auteur qui rechignerait à abandonner ses travaux de recherche et d’écriture afin de réserver quelques heures de sa journée au ménage, à la réfection de la chaussée ou à la descente dans un puits de charbon (la polyvalence requise doit en effet concerner plusieurs secteurs d’activité à la fois). Susan George suggéra d’abord cette objection par le biais d’une question « anthropologique » : a-t-il jamais existé dans l’histoire de l’humanité une société sans classes, surtout quand la définition des classes, au-delà de la propriété des moyens de production, incorpore aussi le savoir des « coordonnateurs » ? Peu convaincue par la réponse (peu convaincante), elle trancha : « Dès lors que vous êtes hautement qualifié dans ce que vous faites, vous devez pouvoir vous y consacrer à fond. » Un verdict tout à fait contraire à l’utopie défendue par Michael Albert et partagée par la plupart de ceux qu’il avait réunis.

A supposer même que le principe-clé de l’économie participative ne soit pas remis en cause, les questions ne font que commencer. Qui établit la rémunération de l’effort et du sacrifice ? Qui réorganise le travail autour d’ensembles équilibrés de tâches ? Qui arrête le niveau et le type de l’offre (la production) ? Et comment va-t-on prévoir ce que réclamera la demande (les consommateurs) ? Réponse : ce que ni le marché (inégalitaire et source de gâchis), ni des coordonnateurs centraux (présumés autoritaires) ne doivent plus décider, la « planification participative » y pourvoira. Soit, mais de quoi – et de qui – s’agit-il ici ? De « conseils gigognes » (nested councils) décentralisés, d’« acteurs sociaux enchevêtrés qui ont chacun leur mot à dire en fonction des conséquences que leur choix entraînera pour eux-mêmes ; qui ont tous accès à une information de qualité, sont formés, ont confiance en leurs compétences et sont motivés pour développer, communiquer et exprimer leurs préférences ».

Vaste programme en vérité, tant il postule de conditions préalables à la fois relatives au savoir partagé, à la conscience politique, à la motivation et à l’information démocratique. On ne sera pas surpris que cette vision d’ensemble ait suscité quelques doutes, parfois méprisants, et des demandes réitérées de précisions (4). L’un des objets du séminaire organisé par Michael Albert était vraisemblablement d’accroître le crédit du modèle en suggérant des exemples qui, de près ou (plus souvent) de loin, évoquaient le genre de structure autogérée décrite plus haut.

Alors cap sur l’Amérique du Sud. Et pour commencer sur l’Argentine où, il y a quelques années, ponctué par l’exclamation « ¡ Que se vayan todos ! » (« Qu’ils s’en aillent tous ! »), naquit un mouvement de récupération des cent quatre-vingts usines abandonnées par leurs propriétaires, mais aussi de coopératives, de troc, de systèmes d’échanges locaux (SEL), d’autogestion, d’assemblées de quartier (5). Méfiance envers toutes les institutions (dont, il est vrai, la faillite en Argentine avait été spectaculaire, syndicats compris), refus de la délégation et de la récupération : la mise en cause de la propriété privée des moyens de production qui était intervenue là-bas ne pouvait qu’enchanter des anarchistes. Elle semblait même, ironisa l’une des intervenantes du séminaire, Marie Trigona, « nous conduire à l’utopie, comme dans le film de René Clair de 1931, A nous la liberté, où l’usine finit par fonctionner toute seule pendant que les ouvriers pêchent, font la sieste ou un pique-nique, s’amusent ».

Poésie cinématographique mise à part, ces structures autogérées ont d’ores et déjà constitué « un réseau international de solidarité réunissant les trois cents entreprises récupérées d’Argentine, du Venezuela, du Brésil et d’Uruguay ». En novembre 2005, une conférence s’est même tenue à Caracas entre ces unités de production et d’autres en Europe (au total, deux cent trente-cinq entreprises furent représentées). Exemple d’entraide entre elles : un quotidien autogéré argentin publie gratuitement les annonces d’agences de voyage vénézuéliennes ; en échange, les ouvriers de ce quotidien viennent passer leurs vacances au bord de la mer des Caraïbes. Un tel type de troc est d’autant plus vital que, faute d’infrastructures et de technologies adaptées, la plupart des coopératives ouvrières, de taille modeste (la plus importante, en Argentine, est une usine de céramiques de quatre cent soixante-dix salariés), ne supporteraient pas le choc du marché capitaliste. Certains de leurs fournisseurs ou de leurs clients habituels hésitent d’ailleurs à travailler avec des entreprises au statut légal incertain.

Et ce n’est là qu’un des problèmes. Les autres ont pour noms la famille, l’Etat, la « vision prospective ». Famille : selon Marie Trigona, « depuis que les employés ont pris le contrôle de l’hôtel Bauen, la coopérative a recruté quatre-vingt-cinq personnes. Presque tous étaient des fils, filles, mères, pères, frères et sœurs des employés en place ». Autant dire qu’une forme de népotisme pèse encore lourdement sur la nouvelle utopie.

L’Etat, ensuite. Les autorités politiques argentines n’ont guère encouragé la récupération des usines abandonnées. Elles n’ont pas non plus lancé les forces de l’ordre à l’assaut de la plupart des coopératives. Au total, le mouvement survit dans un entre-deux juridique – avec, parfois, une aide financière de l’Etat – mais il ne s’étend pas. Michael Albert, qui s’était rendu en Argentine, avoua d’ailleurs sa déception sur ce point : les salariés des entreprises récupérées ne s’employaient pas, selon lui, à propager leur conquête à d’autres usines ou ateliers. Bien qu’ils se montrent fiers de leur nouvelle organisation du travail, ils « ne voyaient pas que ce qu’ils faisaient était beaucoup plus important... que ce qu’ils faisaient ».

Absence de conscience révolutionnaire, de vision prospective ? Susan George avança une autre interprétation. Peut-être un peu lasse des batailles d’appareil qui déchiraient son association Attac, elle rappela l’objection qu’Oscar Wilde (1854-1900) avait opposée au socialisme de son époque : « Ça impose trop de réunions. » Or, ajouta-t-elle dans un murmure approbateur, « les gens sont vite fatigués, ils n’ont pas envie de consacrer tout leur temps libre à des assemblées interminables et à un travail d’évangélisation ». Indirectement, la remarque visait le participalisme et ses poupées gigognes de conseils de quartier ou d’entreprise, de vingt-cinq à cinquante adultes chacun, qui délibèrent beaucoup afin que l’ensemble des participants puissent trancher en connaissance de cause les questions qui les concernent. Et délèguent un des leurs, révocable à tout moment, à une assemblée mandatée pour arbitrer une question dont la compétence dépasse celle du groupe de base (en période de grippe aviaire, par exemple, une petite communauté ne peut pas décider seule de laisser voler ses oies malades). Et ainsi de suite... jusqu’au sixième niveau environ : un Parlement pour l’ensemble de la population mondiale. Le projet peut paraître compliqué, la juridiction des divers conseils pas assez délimitée. Mais ce n’est qu’un schéma, et son application n’est pas prévue pour demain matin...

Dans le cas de l’Argentine, l’incapacité apparente des coopératives à irradier leur pratiques autogérées à l’ensemble de la société s’expliquait aussi par la conscience des risques de répression que couraient les ouvriers si leur expérience s’étendait. Vouloir davantage, c’était peut-être tout perdre, y compris son petit paradis. En somme, s’il valait mieux les avoir avec soi que contre, les autorités nationales demeuraient un acteur central de l’expérience autogestionnaire, même quand l’Etat ne faisait rien. Et puis, pour ce qui concerne les patrons, le modèle argentin était sui generis : les salariés n’avaient pas vraiment affronté leurs employeurs, puisque ces derniers étaient partis. Difficile d’imaginer que Ford, Total ou Mittal abandonneront aussi facilement la partie. Car combien de guerres ont-elles été remportées sans tirer un seul coup de feu ?

Dès lors qu’on dénombre davantage de coopératives aux Etats-Unis qu’en Argentine, les participants au séminaire étaient instruits de l’impact réduit que cette structure peut exercer sur le mode de production dominant. Lequel sait parfaitement s’en arranger, comme d’ailleurs il s’accommode des médias alternatifs, des transgressions culturelles, d’une femme dirigeant le département d’Etat, de présentateurs noirs à la télévision. « C’est intéressant mais complètement anecdotique », souffla une voix dans la salle au cours d’un nouvel exposé qui détaillait une autre expérience antiautoritaire.

Un intervenant argentin, Ezequiel Adamovsky, avait pris part au soulèvement populaire de Buenos Aires en décembre 2001. Il en avait tiré la leçon que « les mouvements qui rejettent tout contact avec la politique nationale sont incapables d’établir des liens avec la majorité de la société. Car ce que nous proposons alors n’est pas perçu comme préférable, réalisable. Les règles et les institutions qui organisent l’oppression sont aussi celles qui organisent la vie sociale ». Par conséquent, s’il importait selon lui de savoir répondre à la question « que proposez-vous ? », de ne pas rabâcher que la pauvreté et le racisme existent et que ce n’est pas bien, de pouvoir indiquer que la victoire est possible contre le système, il convenait également de cesser d’imaginer qu’un ordre spontané surgirait du chaos. Et de préciser alors comment et par qui les propositions qu’on avance seront reprises. Assurément, les partis politiques chercheront à coloniser les mouvements sociaux pour leur imposer leurs valeurs hiérarchiques et autoritaires. Cela ne devait pas faire oublier qu’en face existait trop souvent la... « tyrannie de l’absence de structures ».

Le message, qui aurait pu passer pour iconoclaste dans une telle assemblée, ne suscita guère de remous. Sans doute parce qu’après une dizaine d’années, la rhétorique des solutions partielles, des communautés en réseau, du « changer le monde sans prendre le pouvoir », commence à lasser (6). Trop de palabres, de « narcissisme antiautoritaire » (formule d’un intervenant anarchiste), de médiatisation sans fin ; trop peu d’effets sur un capitalisme toujours talentueux dans l’art de récupérer ce qui ne le menace pas de front (7).

On perçoit déjà cette lassitude – ou cette lucidité – chez certains écologistes européens. Ainsi, l’un des animateurs du mouvement français pour la décroissance, Vincent Cheynet, vient de chapitrer quelques-uns de ses amis : « Bien que dérangeant, le message de la simplicité volontaire (...) peut vite se changer en un accompagnement, voire une légitimation de l’ultralibéralisme. Ses apôtres y trouveront la preuve que ce système laisse à chacun la liberté de vivre comme il l’entend. Songeons, par exemple, à l’importance de la communauté amish aux Etats-Unis : environ deux cent cinquante mille personnes vivent sans automobile, sans téléviseur ni téléphone portable. Cette communauté protestante ne semble pourtant pas avoir contrarié l’expansion du modèle de consommation de ce pays. (...) Le masque de l’“esprit libertaire” est alors employé, en contradiction avec son contenu historique, pour défendre un individualisme forcené et une incapacité profonde à penser le collectif. L’ultralibéralisme a engendré de véritables enfants soldats, non seulement dans les multinationales, mais aussi jusqu’au cœur de sa contestation (8). »

Des auteurs évoluant dans la mouvance libertaire formulent le même type d’impatience. Bien qu’adressées aux « altermondialistes » et à leurs Forums sociaux, les admonestations de Jean-Pierre Garnier pourraient en effet tout aussi bien s’appliquer à quelques anarchistes : « Plus d’organisation hiérarchique et centralisée, mais un “mouvement de mouvements” structuré en réseau ; plus de cadre national préalable pour se constituer en force politique, mais un activisme d’emblée transnational ; plus de classe ouvrière compacte et disciplinée, mais des “citoyens” à fort capital culturel soucieux de préserver leur autonomie et leur individualité ; plus de “grand soir” ni de “lendemains qui chantent”, mais des “alternatives concrètes” et des “utopies réalistes” (...). Cette “figure moderne” n’est autre que celle d’un néoréformisme œuvrant à la promotion d’une mondialisation à la fois “démocratique”, “équitable”, “solidaire” et “écologique” (9). »

La plupart des conférenciers de Woods Hole n’étaient ni réformistes ni – surtout pas ! – adeptes de l’oxymore d’une mondialisation « démocratique ». Pourtant, certaines des observations de Jean-Pierre Garnier les concernaient, au moins de temps en temps. Car il leur arrivait aussi de poser le problème comme s’il était déjà résolu, comme si quelques préfigurations d’une utopie « libertaire » (une coopérative à Boston, un mouvement indigène dans le Chiapas, un squat à Amsterdam), et l’établissement de « liens » divers (Internet, Forums mondiaux) entre ces îlots participatifs, pouvaient tenir lieu de stratégie politique. Comme si les expériences locales qu’on élevait sur le pavois n’étaient pas tributaires de décisions nationales ou internationales (niveau de vie du pays, fiscalité, accords de libre-échange, monnaie, guerres...) interdisant de confectionner à part sa petite utopie, « sans prendre le pouvoir ». Comme si un internationalisme légitime devait faire oublier que certains Etats-nations avaient constitué des terrains de luttes, de solidarité, et permis de garantir les conquêtes ouvrières que la « mondialisation » a entrepris de casser en menus morceaux. Comme si, dans la coalition imaginée des exploités, des victimes, la soustraction ne l’emportait pas souvent sur l’addition, en particulier à mesure que les régressions religieuses et les enfermements identitaires ont pris l’ascendant sur les solidarités économiques.

Impliqués dans une infinité de combats très actuels et très concrets – syndicalisme britannique, pacifisme américain, altermondialisme européen, logiciels libres, solidarité avec le Venezuela, droit des femmes en Afghanistan, etc. –, les séminaristes réunis par Michael Albert en mesuraient les difficultés concrètes. Ils n’étaient ni naïfs ni imbus d’eux-mêmes. Ils n’ignoraient pas non plus que, même « après le capitalisme », dans une hypothétique société sans classes, nombre de questions resteraient sans réponse évidente : le droit des enfants, la légalisation de la drogue, la pornographie, la prostitution, la liberté religieuse quand elle contredit l’égalité des genres, l’allocation de ressources médicales aussi coûteuses que les transplantations cardiaques, le traitement des animaux, le clonage, l’euthanasie (10)...

Justement, expliqua l’écrivain québécois Normand Baillargeon, « l’anarchie, c’est la possibilité d’organiser une société très complexe avec un minimum d’autorité ». Son camarade serbe Andrej Grubacic en était donc certain : « L’ère des révolutions n’est pas révolue. Et le mouvement révolutionnaire du XXIe siècle ne sera pas socialiste mais anarchiste. » Grubacic se déclare inspiré par l’économie participative, « vision économique anarchiste par excellence », mais aussi par les « municipalités autonomes du Chiapas » et par « la recherche du consensus des quakers américains ». Toutefois, d’après lui, les « plus grands recruteurs d’anarchistes dans des pays comme les Etats-Unis ont été des auteurs féministes de science-fiction comme Starhawk ou Ursula K. Le Guin ».

Il y a, au fond, presque autant d’anarchies que d’anarchistes. Certains d’entre eux se réclament de socialistes prémarxistes comme Charles Fourier ou Robert Owen, qui n’oubliaient jamais que les marmites de l’avenir chauffent aussi sur le feu du rêve. En 1949, un penseur de droite incita d’ailleurs sa petite cohorte d’évangélistes du marché à avoir « le courage d’être utopiques » que ces socialistes-là : « Ce dont nous manquons, écrivit alors Friedrich von Hayek (1899-1992), théoricien du libéralisme, c’est d’une utopie libérale qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui. » Changez un adjectif, et la phrase n’a pas pris une ride.

Par Serge Halimi

(1) www.zmag.org Il s’agit à la fois d’une publication, Z Magazine (dix mille exemplaires), d’un centre de formation à l’audiovisuel, Z Media Institute, et d’un bulletin électronique quotidien, dans lequel un spécialiste analyse un thème lié à l’actualité (cent cinquante mille abonnés et souscripteurs reçoivent Znet moyennant trente à cent-vingt dollars par an, selon leurs revenus).

(2) L’un des participants, le Serbe Andrej Grubacic, résuma ainsi les « principes de base » de l’anarchisme : « Décentralisation, associations volontaires, aide mutuelle, modèle du réseau, et, par-dessus tout, refus de l’idée que la fin justifie les moyens et que l’objectif d’un révolutionnaire est de s’emparer du pouvoir d’Etat afin d’imposer ensuite sa vision un fusil à la main. »

(3) Le seul livre de Michael Albert traduit en France est Après le capitalisme. Eléments d’économie participaliste, Agone, Marseille, 2003. On se reportera aussi à son ouvrage Realizing Hope : Life Beyond Capitalism, Z Books, Londres, 2006, dont la plupart des citations qui suivent sont tirées. Pour un exposé plus détaillé de la théorie, voir Michael Albert et Robin Hahnel, The Political Economy of Participatory Economics, Princeton University Press, Princeton (New Jersey), 1991.

(4) Un débat très vif et très complet a opposé David Schweickart et Michael Albert, accessible en ligne sur www.zmag.org/debateschw.html

(5) Lire Cécile Raimbeau, « En Argentine, occuper, résister, produire », Le Monde diplomatique, septembre 2005.

(6) L’un des intervenants, Greg Wilpert, a suggéré le sentiment que lui inspirent les théories de John Holloway, auteur en 2002 de Change the World Without Taking Power : The Meaning of Revolution Today (Pluto Press), en titrant son livre qui vient de paraître chez Verso (Londres) Changing Venezuela by Taking Power : The History and Policies of the Chavez Government (« Changer le Venezuela en prenant le pouvoir. L’histoire et les politiques du gouvernement Chavez »).

(7) Lire « Eternelle récupération de la contestation », Le Monde diplomatique, avril 2001.

(8) Vincent Cheynet, « Pour en finir avec l’altermonde », La Décroissance, no 32, Lyon, juin 2006.

(9) Jean-Pierre Garnier, « L’altermondialisme : un internationalisme d’emprunt », Utopie critique, no 37, Paris, 2e trimestre 2006.

(10) Cette liste reprend, pour l’essentiel, celle de Stephen Shalom résumée dans Michael Albert, Realizing Hope, op. cit., p. 23-24.

Lire aussi le dossier Michael Albert et l'économie participaliste
Ecrit par libertad, à 21:42 dans la rubrique "Pour comprendre".



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