De 1890 à 1910, Voltairine de Cleyre fut l’une des anarchistes les plus populaires et les plus célèbres aux Etats-Unis.
Ecrivaine et conférencière prolifique, elle s’intéressa à de nombreuses questions : religion, libre-pensée, mariage, sexualité féminine, formes de répression de la criminalité, rapports entre pensée anarchiste et traditions américaines, lutte des classes, mouvement pour le droit de vote des femmes et leur libération.
Après sa mort, les différentes contributions de Voltairine de Cleyre à la pensée politique américaine ont été largement ignorées ou marginalisées. Si les sympathisants anarchistes actuels savent qu’elle a été une figure marquante de la tradition libertaire, ses écrits et ses discours n’ont pas bénéficié d’une grande audience depuis le déclin du mouvement anarchiste américain qui a commencé durant la Première Guerre mondiale et s’est accéléré dans les années 20, suite aux « raids de Palmer » (1), au procès et à l’exécution de Sacco et Vanzetti, et à toute une série d’expulsions, d’emprisonnements et d’assassinats qui ont réduit au silence certaines des voix les plus puissantes de la tradition révolutionnaire (2) de ce pays.
Dans les années 60 et 70 (3), le renouveau des mouvements libertaires aux Etats-Unis provoqua un regain d’intérêt pour l’histoire de l’anarchisme. En 1978, un professeur d’histoire à l’université de Princeton, Paul Avrich, publia le premier de six livres consacrés à l’anarchisme américain. Il s’agissait d’une biographie intitulée An American Anarchist. The Life of Voltairine de Cleyre (Une anarchiste américaine. La Vie de Voltairine de Cleyre). Les essais de Voltairine de Cleyre, rassemblés et publiés par Emma Goldman et Alexandre Berkman en 1914, furent republiés et diffusés dans les milieux anarchistes, humanistes et féministes. Dans la préface de son livre, Avrich écrit : « Libre-penseuse, féministe et anarchiste, Voltairine de Cleyre est toujours aussi actuelle soixante-dix ans plus tard (…). Elle a toujours critiqué de façon éloquente le pouvoir politique incontrôlé, la soumission de l’individu, la déshumanisation des travailleurs et la dévalorisation de la culture ; sa vision d’une société libertaire, décentralisée, fondée sur la coopération volontaire et l’entraide, peut inspirer les nouvelles générations d’idéalistes et de réformateurs sociaux (4) . »
Lorsque l’on se penche sur les idées et la vie de Voltairine de Cleyre, on est forcément amené à s’intéresser au mouvement anarchiste au tournant du XXe siècle. On découvre alors que les théories politiques de Voltairine de Cleyre puisaient dans plusieurs traditions américaines. La pensée anarchiste a toujours connu de multiples tendances. Voltairine de Cleyre croyait en ce qu’elle-même et d’autres ont appelé «l’anarchisme sans adjectifs ». A l’époque, il existait déjà plusieurs écoles de pensée concurrentes qui divergeaient surtout à propos des questions économiques et des stratégies de changement social.
Les deux tendances majeures étaient les anarchistes individualistes (anarchistes philosophes ou anarchistes scientifiques) et les anarcho-communistes (socialistes libertaires ou anarchistes sociaux). Selon Voltairine de Cleyre, ces deux courants avaient apporté une contribution positive et riche d’enseignements ; les anarchistes devaient donc s’unir autour de leurs conceptions anti-autoritaires communes et laisser le champ libre à l’expérimentation en ce qui concerne les théories économiques et les méthodes d’agitation et d’organisation. Si certains furent convaincus par ces arguments, le mouvement resta cependant divisé sur ces questions. Dans ses propres écrits et au cours de son évolution théorique, Voltairine de Cleyre conçut sa propre synthèse, qui s’ajouta à son apport original dans d’autres domaines. Avant d’exposer ses conceptions politiques proprement dites, il nous faut d’abord expliquer brièvement ce que représentaient l’anarchisme individualiste et l’anarcho-communisme aux États-Unis.
Dans son travail pionnier sur l’anarchisme américain, Eunice Minette Schuster s’est attachée à décrire l’évolution de la pensée anarchiste depuis la période coloniale jusqu’en 1932, date de la publication de son livre Native American Anarchism : A Study of Left-Wing Individualism (L’anarchisme américain autochtone : une étude de l’individualisme de gauche). Dans cet ouvrage qui étudie l’anarchisme « purement » américain, elle relate l’évolution spécifique de l’anarchisme individualiste de Thoreau (5) jusqu’aux actions et aux écrits des époux Heywood (6) et de Benjamin Tucker (7) .
Thoreau a influencé tous les courants de la pensée politique américaine. Il « était un anarchiste dans le sens où il croyait en la souveraineté de l’individu et en la coopération volontaire », écrit Schuster. Et elle poursuit : « Il considérait que l’individu primait, qu’il était libre de vivre et d’agir selon ses meilleures inclinations, à la fois rationnelles et émotionnelles. Seules les relations de “bon voisinage” devaient exiger de lui un effort. Pour lui, la liberté et la justice étaient les valeurs essentielles. » Elle cite ensuite Thoreau : « Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne rien. Lorsque les hommes seront prêts (pour une telle idée), tel sera le gouvernement qu’ils auront (8) ». Walden, l’un des livres de Thoreau, ses essais sur John Brown (9), l’esclavage, et son étude classique sur la désobéissance civile constituent une des pierres angulaires de la pensée politique américaine et ces textes ont influencé la gauche radicale pendant des décennies.
Quant aux époux Heywood, ils professaient un individualisme anarchiste centré sur le droit de l’individu à décider de ses relations sexuelles et maritales, à avoir accès au contrôle des naissances et à l’éducation sexuelle. Ils étaient également partisans de l’abolition de l’esclavage, négation même de la liberté individuelle. Les Heywood furent arrêtés de multiples fois et contraints de payer des amendes à cause des lois Comstock (10) qui interdisaient toute propagande (y compris par la poste) sur le contrôle des naissances, littérature considérée comme « obscène ». Les Heywood venaient tous deux de la Nouvelle-Angleterre et, durant toute leur vie, ils défendirent l’idée que la liberté individuelle (telle qu’elle s’exprime dans les notions d’autonomie et d’indépendance dans la Déclaration d’indépendance) devait être élargie et défendue contre la force coercitive de l’État et des lois qui soumettaient les femmes, les esclaves africains et les Indiens (11).
Benjamin Tucker est certainement l’anarchiste individualiste le plus connu, et celui dont les écrits ont été le plus lus à l’époque. Il publiait le journal Liberty. Selon lui, l’individualisme anarchiste plongeait ses racines dans le développement de la pensée politique américaine qui a toujours mis l’accent sur les droits des individus. Il expliquait qu’il n’était lui-même qu’un « intrépide démocrate jeffersonien (12) » .
Tucker et les anarchistes individualistes croyaient également que l’on pouvait étudier scientifiquement la société. Selon eux, la science permettrait, un jour, de savoir comment organiser celle-ci afin de développer au maximum la liberté et l’égalité. Le thème de la science et de la société intéressait des cercles très larges : le taylorisme et le fordisme (13) voulaient imposer un management scientifique pour augmenter au maximum la productivité des ouvriers et la marge de profit des patrons ; les socialistes et communistes européens souhaitaient gérer l’économie de façon scientifique afin que les bénéfices du travail reviennent à tous ; les partisans du darwinisme social (14) prétendaient que la science avait déterminé ceux qui étaient aptes (ou inaptes) à la vie sociale et établi les hiérarchies entre les classes et entre les races. L’espoir dans le potentiel de la science était aussi partagé par de nombreux anarcho-communistes — en particulier par son principal théoricien, Pierre Kropotkine, qui était également un savant.
Pour les anarchistes individualistes, la Frontière américaine était un facteur important dans le développement de la démocratie. Ils auraient sans doute approuvé en grande partie l’historien Frederick Jackson Turner qui développa la « thèse de la Frontière » à propos de la culture politique américaine. « L’individualisme de la Frontière a dès le départ promu l’idée de la démocratie » écrit Turner (15). Les anarchistes individualistes croyaient en la propriété privée. Ils pensaient que les hommes et les femmes avaient le droit de jouir du produit de leur travail et qu’ils devaient pouvoir conclure entre eux des contrats libres pour commercer et même s’embaucher les uns les autres. Ils prônaient une économie inspirée par le laissez-faire mais pensaient aussi que chaque être humain avait droit à la propriété et que celle-ci devrait être partagée à peu près équitablement. Ce point est la principale source de divergence avec les autres tendances anarchistes. Selon celles-ci, les anarchistes individualistes définissent la propriété à partir d’une vision idéalisée du passé américain, qui remonte à une époque où l’on distribuait des terres aux familles afin qu’elles les cultivent et où l’État était faible, ce qui explique l’importance du thème de la Frontière.
Au début de son évolution politique, Voltairine de Cleyre fut influencée par Tucker et les anarchistes individualistes. Attirée par leurs idées anti-autoritaires et l’importance qu’ils accordaient à la liberté personnelle, elle écrivit pour la revue Liberty et pour d’autres publications du même courant. Mais rapidement elle se mit à critiquer leur acceptation de la propriété privée et leur manque de conscience de classe. Elle vivait à Philadelphie, l’un des principaux centres industriels du pays et enseignait l’anglais aux ouvriers immigrés. Ses liens directs avec les travailleurs, ainsi que le fait qu’elle-même ait vécu dans la pauvreté toute sa vie la poussèrent à rejeter le capitalisme et la propriété privée comme étant des institutions qui asservissaient l’humanité. Si elle continua à écrire pour des publications anarchistes individualistes et à apprécier leurs contributions, elle milita surtout avec les anarcho-communistes.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le niveau de l’immigration aux Etats-Unis grimpa en flèche. Les usines des grandes villes nécessitant une main-d’œuvre bon marché, des centaines de milliers d’immigrés vinrent chercher du travail en Amérique. Nombre d’entre eux importèrent les idées socialistes et anarchistes européennes et le mouvement anarchiste américain s’étendit au fur et à mesure que ces immigrés rejoignaient ses rangs.
Les anarchistes individualistes n’ont jamais eu d’influence significative et n’ont pas réussi à susciter un mouvement social — beaucoup d’entre eux se méfiaient des mouvements de masse parce qu’ils croyaient que ceux-ci limitaient la liberté de l’individu. Si une grande partie des anarcho-communistes étaient nés aux Etats-Unis, beaucoup étaient aussi des immigrés. C’est à cette époque que le mouvement ouvrier progressa également à pas de géant dans le pays et les immigrés furent, là aussi, à l’origine de cette expansion.
Les idées révolutionnaires importées aux Etats-Unis par de nombreux immigrants effrayèrent la classe dominante — ce qui motiva en grande partie le retour de bâton contre les immigrés. Le Know Nothing Party (16), organisation nataliste et hostile à l’immigration, se développa au début du XIXe siècle. Ce groupe utilisait la violence et l’intimidation contre les immigrants. Son slogan favori était « L’Amérique aux Américains ! ». Dans un de ses textes il souligne le danger que les immigrants font courir aux institutions politiques américaines : « Jamais les espoirs, les inquiétudes, les doutes et les peurs qui agitent les partis politiques dans ce pays n’ont autant pesé sur leur avenir proche … jamais une menace aussi grande n’a pesé sur les démagogues et les politicards (17) » . Le Know Nothing Party se développa après l’arrivée des « quarante-huitards », ces réfugiés politiques qui avaient fui l’Europe après l’échec de la révolution de 1848 sur le continent. Schuster écrit qu’à Louisville, dans le Kentucky, des membres du Know Nothing Party attaquèrent des « quarante-huitards » allemands à coups de pierres et de matraques pour les empêcher de voter aux élections. D’autres Allemands furent violemment pris à partie par la foule et certains d’entre eux tués (18). Le mouvement des Know Nothings annonçait la violence dirigée contre les immigrants en général et les révolutionnaires en particulier. Avant et pendant sa présidence, Theodore Roosevelt fustigea les immigrés radicaux et affirma que les étrangers devaient être assimilés, si nécessaire par la force, et transformés en de véritables Américains ; ils devaient rejeter leur langue et leur culture et adopter la culture anglaise et anglo-saxonne des Etats-Unis. Dans son livre True Americanism (Le véritable américanisme) Roosevelt écrit : (l’immigré) « doit apprendre que la vie en Amérique est incompatible avec toute forme d’anarchie, quelle qu’elle soit » ; le contrôle de l’immigration est nécessaire pour écarter « les individus malsains de toutes les races — pas seulement les criminels, les idiots et les pauvres, mais les anarchistes comme Most ou O’Donovan Rossa (19) ». Ces deux hommes étaient nés en Europe et prônaient la révolution pour abattre le capitalisme et la propriété privée. Most était une figure dirigeante dans le mouvement anarcho-communiste et critiquait sévèrement Tucker et les individualistes. Comme Most, beaucoup d’anarcho-communistes étaient des immigrants : il existait des journaux en yiddish, en italien, en allemand, en espagnol et en finlandais —et bien sûr des publications en langue anglaise. Dans les réunions et manifestations anarchistes et ouvrières de l’époque, les orateurs s’adressaient à la foule en plusieurs langues. Le flux de l’immigration donna naissance à un mouvement anarchiste multiculturel. Ce mouvement n’entretenait pas de liens étroits avec les « traditions américaines » dont se revendiquaient les anarchistes individualistes. Ses idées avaient mûri au cours des conflits en Europe et dans les centres industriels des Etats-Unis. Doté d’une grande conscience de classe, ce mouvement prônait l’action directe : grèves, sabotages, boycotts, marches, meetings et parfois représailles contre les patrons et les politiciens (20).
Dans sa contribution unique à la pensée politique, Voltairine de Cleyre fusionna l’apport des deux tendances de l’anarchisme. Elle était parfaitement consciente des antagonismes de classe et voulait détruire le capitalisme et l’Etat, mais souhaitait aussi établir un entre le mouvement anarchiste en général et la tradition démocratique américaine. Dans son essai L’Anarchisme et les traditions politiques américaines (21), elle affirme que les libertés individuelles définies dans la Déclaration d’indépendance et le Bill of Rights (22) contribuent à poser les fondations de la liberté humaine. Selon elle, ce qui a miné la démocratie aux États-Unis, c’est la peur de la liberté qu’éprouvèrent la classe dirigeante et les grands propriétaires fonciers ; en effet, ceux-ci conçurent une Constitution qui retira aux gens le pouvoir de contrôler leur propre vie. Les dirigeants politiques ont créé l’Etat parce qu’ils croyaient que la liberté ne pouvait naître que de l’ordre. Les anarchistes, pensent, eux, que « La liberté est la mère et non la fille de l’ordre (23).» En soulignant cette relation entre la pensée anarchiste et la tradition politique américaine, Voltairine de Cleyre s’attaqua directement au préjugé très répandu selon lequel l’anarchisme était une philosophie d’origine étrangère, ignorant ou méprisant ce qu’est la démocratie et un gouvernement constitutionnel. Née aux Etats-Unis et ayant toujours écrit en anglais, Voltairine de Cleyre pouvait s’adresser à un public différent et sa position personnelle remettait en cause le stéréotype « anarchiste = étranger ». Dans ses écrits et ses discours, elle combinait le combat pour la liberté politique et les droits individuels des anarchistes individualistes avec les stratégies anti-capitalistes des anarcho-communistes, fondées sur la conscience et l’organisation du prolétariat. Elle essaya également d’introduire ses propres conceptions politiques féministes dans le mouvement anarchiste — qui n’avait pas encore élaboré de réponse à ladite « question des femmes ». Dans la biographie qu’il lui a consacrée, Paul Avrich affirme : « Toute la vie de Voltairine de Cleyre exprime sa révolte contre le système de la domination masculine qui, comme toutes les formes de tyrannie et d’exploitation, s’opposait à son esprit anarchiste. » Elle écrivit :« Toute femme doit se demander : Pourquoi suis-je l’esclave de l’Homme ? Pourquoi prétend-on que mon cerveau n’est pas l’égal du sien ? Pourquoi ne me paie-t-on pas autant que lui ? Pourquoi mon mari contrôle-t-il mon corps ? Pourquoi a-t-il le droit de s’approprier mon travail au foyer et de me donner en échange ce que bon lui semble ? Pourquoi peut-il me prendre mes enfants ? Les déshériter alors qu’ils ne sont pas encore nés ? Toute femme doit se poser ces questions (24) . »
Voltairine de Cleyre écrivit des articles et donna des conférences sur des sujets comme « Le sexe esclave », « L’amour dans la liberté », « Le mariage est une mauvaise action », « La cause des femmes contre l’orthodoxie ». Elle défendait l’indépendance économique des femmes, le contrôle des naissances, l’éducation sexuelle et le droit des femmes à conserver leur autonomie dans leurs relations amoureuses — en particulier le droit d’avoir leur propre chambre afin de conserver leur indépendance, ce qu’elle-même réussit à faire toute sa vie, malgré sa pauvreté. Des femmes comme Voltairine de Cleyre et Emma Goldman ont défié le pouvoir patriarcal dans la société… et aussi dans le mouvement anarchiste. A travers leurs idées et leurs activités militantes elles ont permis à la pensée anarchiste d’intégrer les expériences des femmes. Selon Elaine Leeder, les femmes anarchistes « croyaient que les changements sociaux ne devaient pas seulement bouleverser les sphères économiques et politiques mais aussi les sphères individuelles et psychologiques de la vie. Elles pensaient que les changements dans les aspects personnels de la vie (famille, enfants, sexualité) relevaient de l’activité politique. Au début du XXe siècle, les femmes ont apporté une nouvelle dimension à la théorie anarchiste (25) ».
La politique féministe de Voltairine de Cleyre ne remit pas seulement en cause les hommes (anarchistes) mais aussi les femmes qui luttaient pour obtenir le droit de vote à cette époque. Voltairine de Cleyre et Emma Goldman condamnèrent les conceptions et les actions des suffragettes car, selon elles, le droit de vote n’aboutirait jamais à l’égalité politique pour les femmes. Regardez les ouvriers, disaient Voltairine et Emma, ils ont le droit de vote mais se sont-ils libérés pour autant de la misère, de la pauvreté, de l’exploitation par les patrons ? Tant que l’inégalité économique dominera la société, l’égalité des droits n’aura aucun sens. De plus, comme Emma Goldman l’écrivit dans son essai sur « Le droit de vote des femmes », les femmes doivent gagner l’égalité aux côtés des hommes. « Tout d’abord en se faisant respecter comme des personnes et en n’étant plus considérées comme des marchandises sexuelles. Ensuite en refusant que quiconque ait le moindre droit sur leur corps ; en refusant d’avoir des enfants si elles ne le désirent pas ; en refusant de servir Dieu, l’Etat, la société, leur mari, leur famille, etc . En rendant leur vie plus simple, plus profonde et plus riche (…). C’est seulement de cette manière, pas au moyen d’un bulletin de vote, que les femmes se libéreront, deviendront une force respectée, une force œuvrant pour l’amour véritable, pour la paix, pour l’harmonie ; une force offrant un feu divin et donnant la vie ; une force qui créera des hommes et des femmes libres (26). »
Voltairine de Cleyre et d’autres femmes anarchistes ont réussi à rapprocher féminisme et anarchisme. Ce progrès théorique a eu un impact considérable sur les deux mouvements, et continue à influencer leur développement.
La vie et l’œuvre de Voltairine de Cleyre sont riches d’enseignements. Elle a réalisé une synthèse fructueuse entre l’anarchisme individualiste et l’anarchisme communiste. Sa thèse selon laquelle l’anarchie puise ses racines dans la tradition démocratique américaine questionne à la fois notre conception de l’anarchisme et celle de la démocratie. Sa politique féministe a apporté de nouveaux outils pour concevoir l’égalitarisme et la libération des femmes. Si Voltairine de Cleyre vivait aujourd’hui, je suis persuadé qu’elle comprendrait comment la domination blanche et l’impérialisme ont façonné la division raciale de l’Amérique. En effet, comme bien d’autres anarchistes et féministes de son époque, Voltairine de Cleyre n’a en effet produit aucune analyse de la question raciale aux États-Unis, et cette lacune explique pourquoi ses théories soulèvent peu d’intérêt aujourd’hui (27).
Voltairine de Cleyre a su parfaitement dévoiler les contradictions entre les idéaux de l’égalité et de la démocratie, d’un côté, et les pratiques réelles de la société américaine, de l’autre. En défendant la nécessité d’un changement social radical et une politique égalitaire fondée sur la coopération ainsi que les principes anarchistes et féministes, Voltairine de Cleyre nous oblige à examiner d’un œil critique la réalité sociale et nous pousse à réfléchir à ce que pourrait être une autre société.
Par Chris Crass
Anarchiste, Chris Crass milite au sein du groupe Food Not Bombs (De la nourriture, pas des bombes) à San Francisco. Les notes ci-dessous sont de l’auteur sauf celles suivies de la mention (N.d.T).
1. Palmer, Alexander Mitchell (1872-1936). Juriste, député démocrate et ministre de la Justice qui mena une vigoureuse campagne contre la gauche radicale et déclencha la Grande Peur des Rouges (Red Scare) de 1919-1920. Il s’appuya sur la loi contre l’espionnage de 1917 et la loi contre la sédition de 1918 pour lancer une campagne extrêmement violente contre les organisations de gauche et tous les éléments contestataires ou révolutionnaires. Il fit expulser ou exiler Emma Goldman et plusieurs centaines d’anarchistes. Le 2 janvier 1920, il organisa des descentes de police (qui devinrent célèbres sous le nom de Palmer Raids) dans 33 villes simultanément ; des milliers de personnes furent emprisonnées sans la moindre inculpation pendant des mois, sous prétexte de l’imminence d’un « complot bolchevik ». Toute ressemblance avec les méthodes du gouvernement Bush après les attentats du 11 septembre 2001 et la diabolisation de l’islam (qui remplace aujourd’hui le communisme) est purement fortuite… (N.d.T.).
2. Dans ce texte j’ai traduit le mot anglais radical tantôt par révolutionnaire tantôt par gauche radicale (N.d.T.).
3. James J. Farrell, The Spirit of the Sixties : The Making of Postwar Radicalism, Routledge Press, 1997. L’auteur souligne l’émergence de ce qu’il appelle une « politique centrée sur personne » combinant des idées provenant du catholicisme social, de l’anarchisme communautaire, du pacifisme radical et de la psychologie humaniste. Il montre l’importance de la pensée et des stratégies anarchistes dans l’organisation et les actions des mouvements des années 50 et 60. Son étude porte principalement sur l’Action catholique ouvrière, les beatniks, les mouvements pour les droits civiques et étudiants, l’impact de la guerre du Vietnam, et l’influence de tous ces éléments sur la pensée et la vie politique américaines.
4. Cité page XIX in Paul Avrich, An American Anarchist : The Life of Voltairine de Cleyre, Princeton University Press, 1978. Les recherches et les écrits d’Avrich ont grandement contribué à stimuler l’intérêt pour l’histoire et la pensée anarchistes. Ses livres sur la tragédie de Haymarket ou le procès de Sacco et Vanzetti , et ses études sur des militants libertaires moins connus offrent des pistes de réflexion à ceux qui voudront s’interroger davantage sur le passé de l’anarchisme et les leçons que les mouvements actuels pour la justice sociale peuvent en tirer.
5. Henry David Thoreau (1817-1862). Ecrivain qui, au nom de l’individualisme, s’opposait à toute contrainte abusive de la communauté. Il passa une nuit en prison pour avoir refusé de payer ses impôts car il s’opposait à la guerre contre le Mexique Considéré comme un des précurseurs de la non-violence par Gandhi et Luther King, il défendit le raid de John Brown et ses partisans contre l’arsenal de Harpers Ferry en vue de distribuer des armes aux esclaves noirs. Penseur inclassable, ses textes peuvent être utilisés aussi bien par les écologistes, les milices patriotiques d’extrême droite ou les anarchistes qui oublient qu’il écrivit un jour : « Néanmoins, pour m’exprimer de façon concrète, en citoyen et non à la façon de ceux qui se proclament hostiles à toute forme de gouvernement, je ne réclame pas sur-le-champ sa disparition mais son amélioration immédiate. » (N.d.T)
6. Angela et Ezra Heywood prônaient l’amour libre et firent tout pour « provoquer » les puritains et la justice. Suite à l’adoption du Comstock Act en 1873, Ezra Heywood fut condamné à deux reprises à deux ans de travaux forcés. La première fois il fut gracié par le Président des Etats-Unis, la seconde il effectua la presque totalité de sa peine (à 61 ans !) et mourut peu après.
7. Benjamin Ricketson Tucker (1854-1939). Traducteur de Bakounine et Proudhon, ses écrits économiques et philosophiques exercèrent une certaine influence sur le mouvement anarchiste américain avant la Première Guerre mondiale (N.d.T.).
8. Eunice Minette Schuster, Native American Anarchism : A Study of Left-Wing Individualism, publié en 1932, réédité en 1983, Loompanics Unlimited, p. 47 et 51.
9. John Brown (1800-1859) Abolitionniste américain qui en 1859 tenta de s’emparer avec vingt et une autres personnes d’un arsenal à Harpers Ferry, en Virginie-Occidentale ; il voulait y prendre des armes en vue de libérer les esclaves du Sud. Fait prisonnier, il fut pendu et son procès eut un grand retentissement (N.d.T.).
10. Anthony Comstock (1844-1915) mena pendant quarante ans une campagne contre l’ « obscénité » et fut à l’origine de lois draconiennes visant notamment l’acheminement, par courrier, de matériel pornographique — lois dont s’inspire encore le Communications Decency Act voté sous Clinton en 1996 ! (N.d.T.)
11. Schuster, P. 88-92, ibid. Il existe aussi un livre intitulé Free Love and Anarchism qui porte sur les Heywood et décrit leur conflit avec Comstock, leur lutte pour le contrôle des naissances et la libération de la femme.
12. Schuster, P. 88, ibid. (Jefferson, Thomas (1743-1826). Troisième président des États Unis, il rédigea la Déclaration d’Indépendance en 1776. N.d.T.)
13. Les concepts du taylorisme et du fordisme ont considérablement évolué mais proviennent au départ des idées mises en pratique par deux Américains : F.W. Taylor et H. Ford. F.W. Taylor, ingénieur américain, voulait améliorer la productivité des machines et prétendait soulager le travail de l’ouvrier. En fait, il mit au point un système perfectionné de chronométrage des gestes et des mouvements qui ne fit que renforcer leur pénibilité. De plus, le taylorisme augmenta la parcellisation des tâches et l’absence de contrôle des travailleurs sur ce qu’ils produisent, accroissant la déshumanisation des usines. Quant à Henry Ford (1863-1947), il lutta toute sa vie contre les syndicats et fut un chaud partisan de la productivité. En revanche, il défendit la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise, la vente à crédit et même de hauts salaires pour ses employés ! (N.d.T.)
14. Le darwinisme social a toujours été puissant aux Etats-Unis puisqu’il donne une caution pseudo-scientifique à la discrimination raciale, un des principaux fondements de la société américaine (N.d.T.).
15. Frederick Jackson Turner, essai réédité dans From Many, One : Readings in American Political and Social Thought, sous la direction de Richard. C. Sinopoli, Georgetown Press, 1997.
16. Le Know Nothing Party était un parti anti-immigrés et anti-catholiques né en 1849 et fondé par des protestants. D’abord clandestin, il se donna des structures publiques sous le nom d’American Party et compta jusqu’à 43 députés sympathisants dans le Congrès élu en 1855. Mais son influence diminua rapidement. (N.d.T.)
17. Know Nothing Party, The Silent Scourge in From Many, One, sous la direction de Sinopoli, voir note 16.
18. E.M. Schuster, Native American Anarchism, p. 124, note 121.
19. Theodore Roosevelt, True Americanism dans From Many, One, ibid, p. 197, 198. Théodore Roosevelt devint le 26e président des Etats-Unis après l’assassinat de McKinley par un anarchiste, en 1901. Pendant la présidence Roosevelt, la loi anti-anarchiste sur l’immigration fut adoptée : elle interdisait l’entrée en Amérique à tout individu qui prônait le renversement du gouvernement. La Cour suprême déclara que cette loi était constitutionnelle. (Jeremiah O’Donovan Rossa, 1831-1915, célèbre nationaliste irlandais, membre de l’Irish Republican Brotherhood, la Fraternité républicaine irlandaise que l’on appelle aussi les Fenians. Cette organisation en grande partie secrète fut créée simultanément en Irlande, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Elle est l’ancêtre, du moins dans ses tendances les plus radicales, du Sinn Fein, puis de l’IRA au vingtième siècle. Donovan Rossa fut emprisonné par les Britanniques de 1858 à 1861, maintenu en isolement dans une cellule obscure, torturé et menotté jour et nuit pendant trois ans. A la suite d’une campagne internationale, il fut exilé avec d’autres nationalistes irlandais et choisit d’aller vivre aux Etats-Unis, où il récolta des fonds, créa des journaux dans la communauté irlandaise et finança une campagne d’attentats terroristes en Angleterre dans les années 1880. N.d.T.)
20. Les actes de violence commis par les anarchistes ont été grossièrement exagérés et utilisés pour créer, dans l’opinion, la peur de l’anarchiste fou, lanceur de bombes. Néanmoins il est vrai que des actes de violence ont été commis par des anarchistes aux États-Unis, comme par exemple la tentative d’assassinat du patron sidérurgiste Henry Frick par Alexandre Berkman après que Frick eut ordonné aux gros bras de l’Agence Pinkerton d’attaquer les piquets de grève. Berkman condamna plus tard de tels actes, et en général le mouvement anarchiste partage son avis. La tactique le plus souvent utilisée est celle de l’action directe non violente, y compris aujourd’hui.
21. Ce texte paraîtra dans le N° 3 de Ni patrie ni frontières. (N.d.T.)
22. Le Bill of Rights désigne les dix premiers amendements de la Constitution américaine. Ce texte est censé garantir, entre autres, la liberté d’expression, de religion et de réunion (N.d.T.).
23. Voltairine de Cleyre, « L’anarchisme et les traditions américaines ».
24. Paul Avrich, ibid., p. 158.
25. Elaine Leeder, « Let Our Mothers Show the Way », p. 143 dans l’anthologie Reinventing Anarchy Again, sous la direction de Howard J. Ehrlich, 1996, AK Press, p. 143. Cet essai illustre bien l’importance que revêt encore aujourd’hui Voltairine de Cleyre pour le mouvement anarchiste. Au début du XX e siècle, ses idées sont étonnamment semblables à celles du mouvement féministe des années 1960 et 1970 : le personnel est politique et le politique est personnel.
26. Emma Goldman, « Woman Suffrage », in From Many, One, ibid.
27. Le mouvement féministe contemporain a beaucoup écrit sur ce sujet. Durant toute l’histoire de ce mouvement, les féministes de couleur ont lutté pour être écoutées. Cf. notamment le livre de Paula Giddings When and Where I Enter : The Impact of Black Women on Sex and Race in America ou celui de Cherrie Moraga et Gloria Anzualda : This Bridge Called My Back : Writings by Radical Women of Color, qui constitua une avancée de la pensée féministe en 1981.
Les écrits de bell hooks permettent de comprendre comment les notions de race, de classe et de genre s’entremêlent et comment toutes les formes de domination doivent être combattues simultanément. Le mouvement anarchiste continue à manquer d’analyses solides sur l’impérialisme, le colonialisme, l’esclavage et l’hégémonie des Blancs. Cependant les anarchistes de couleur sont en train de développer une telle critique et ils ont contribué à obliger ce mouvement majoritairement blanc à s’intéresser au racisme, aux privilèges réservés aux Blancs et aux mécanismes de la suprématie blanche.
(Texte extrait de Ni patrie ni frontières N°2, contact : Yves Coleman (sans autre mention) 10, rue Jean-Dolent, 75014 Paris)